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Vœux 2019 – Face aux crises du présent, agir pour demain

Les crises contemporaines qui touchent la France, dont la crise des gilets jaunes est représentative, sans pour autant les épuiser, questionnent frontalement les capacités d’action de tous les acteurs impliqués, révélant une tension entre tentation de révolution et convulsions, entre espaces de problèmes et espaces de solution, entre, enfin, aujourd’hui et demain. Comment répondre aux inquiétudes du présent et aux attentes pour le futur dans le même temps ? Quelles réponses apporter aux fractures existantes et sur quelles lignes de force s’appuyer ?

Pour éclairer les débats actuels en analysant les transformations sociales et spatiales profondes et long terme qui traversent la France, La Fabrique de la Cité accueillait le 21 janvier dernier, à l’occasion de sa cérémonie des vœux et de la publication de son Yearbook 2018, Michèle Larüe-Charlus, chef de la mission Bordeaux Métropole 2050, Jacques Lévy, professeur de géographie et d’urbanisme à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, Cyril Roger-Lacan, co-fondateur et président de Tilia et Pierre Veltz, Grand Prix de l’Urbanisme 2017.

À la suite du débat, La Fabrique de la Cité recevait Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, Ariella Masboungi, Grand Prix de l’Urbanisme 2016, et Antoine Picon, professeur à Harvard à l’occasion de la publication de La Ville rêvée des philosophes par La Fabrique de la Cité en partenariat avec Philosophie Magazine, pour un échange abordant, sous un prisme philosophique, les mutations dans le temps et l’espace, la capacité des citoyens à faire la ville et les utopies. Comment la cité idéale est-elle réinventée aujourd’hui ?

Face aux crises du présent, agir pour demain : villes et territoires, lignes de fracture et lignes de force

Représentations spatiales vs. analyse spatiale ?

La crise des gilets jaunes s’appuie sur un sentiment puissant de relégation d’une partie de la population. Ces représentations spatiales font apparaître deux France : l’une, gagnante de la mondialisation – les métropoles – et l’autre, perdante – la France périphérique, regroupant dans un tout indifférencié périurbain, campagnes périurbaines et rural.

Il ne s’agit de remettre en question la réalité de ces représentations. Toutefois, il est possible de les confronter à une autre lecture: celle des dynamiques spatiales à l’œuvre dans une France marquée par le fait métropolitain. Pierre Veltz préfère ainsi les termes de territoires denses et peu denses à ceux de métropolitains et de périphériques ou relégués. Il met ainsi en lumière les interrelations entre espaces bien plus que leurs oppositions : 40% des actifs vivant dans le périurbain travaillent dans une autre commune de l’aire urbaine, tandis que la disparition manifeste des territoires ruraux structurés par la terre et un mode de vie agricole n’est plus à démontrer. Ce serait donc dans la discordance entre les espaces productifs, les espaces de l’habiter et les espaces du discours politique que réside aujourd’hui la véritable tension.

Souscrivant à cette même lecture des interrelations spatiales puissantes sur notre territoire, Jacques insiste quant à lui sur les logiques individuelles soutenant les grandes tendances d’occupation de l’espace. Cette géographie de territoires denses et peu denses cache des réalités très différentes dès lors qu’on les observe à échelle plus fine : les uns comme les autres sont traversés de lignes de fracture et de fortes inégalités socio-spatiales. Il n’existe pas un territoire dense ou métropolitain, ni un territoire peu dense et périphérique, mais l’un comme l’autre est composé d’une mosaïque d’espaces aux dynamiques socio-spatiales très disparates.

Si on cherche toutefois à différencier territoires denses et peu denses, il faut certainement aller chercher dans le choix, plus social et culturel qu’économique, comme le souligne Jacques Lévy, entre deux modes d’habiter marqués par une différence de gradient d’urbanité. Quand les espaces denses se caractérisent par une forte urbanité, définie à la fois par la densité et la diversité des interactions spatiales permises, notamment grâce à la présence d’un réseau dense d’espaces publics et d’une forte mixité sociale et fonctionnelle, les espaces peu denses sont caractérisés par une urbanité plus faible. La mobilité automobile permet en effet une logique de clubisation fondée sur la recherche d’une certaine d’homogénéité sociale.

Justice spatiale : la tension entre équité et égalité

La crise actuelle remet sur le devant de la scène la notion de justice spatiale, alors même que, comme le montre Jacques Lévy, la France se caractérise par une redistribution forte permettant un taux de pauvreté similaire en ville et en périphérie. Celle-ci est toutefois souvent réduite à l’expression de revendications pour un droit à la mobilité, lui-même réduit à l’expression d’un mode de vie majoritaire. D’autres questions telles que celle du logement, de l’urbanisme et de la gouvernance sont ainsi les grandes absentes du débat, alors même que les enjeux de mobilité ne peuvent pas en être décorrélés, comme l’ont montré les travaux que la Fabrique de la Cité a menés en 2018 (La gratuité des transports en commun va-t-elle faire décroître l’usage de la voiture ?).

Ainsi la justice spatiale, souvent pensée en termes d’égalité peine à être conçue sous le prisme de l’équité, laissant difficilement émerger le principe de cohésion territoriale. Cyril Roger-Lacan rappelle que cet enjeu est au cœur de la transition écologique dont l’issue peut permettre de recréer tissu social et modèles économiques dans des territoires qui en sont parfois dépourvus. Oscillant entre le désir d’entamer une transition écologique et une tendance à une centralisation forte souvent mal pilotée, la France peine à y percevoir une source d’opportunités. Au contraire, l’Allemagne, la Suède, le Danemark ou l’Autriche ont choisi de mettre les collectivités locales au cœur de la transition, permettant de dépasser le modèle de redistribution entre territoires pour y entrevoir une véritable création de richesses.

 

Espaces et temps de l’action : « ménager pour aménager[1]?

L’action pose aussi la question du temps : faut-il agir pour aujourd’hui ou pour demain ? Comment répondre aux inquiétudes du présent et aux attentes pour le futur dans le même temps ? Si la transition écologique ne peut s’établir qu’avec un objectif de long-terme, Cyril Roger-Lacan estime ainsi qu’il va de pair avec des objectifs d’étapes, de court-terme, permettant à chaque fois une évaluation de l’accompli et une réévaluation de l’orientation suivie.

Mais comment articuler le temps de l’action de long terme au temps politique ? Cette question exige d’interroger les processus actuels de prises de décision qui peuvent souvent s’engluer dans des logiques institutionnelles et contraindre fortement les processus fonctionnels de la démocratie où citoyens, experts et politiques pourraient débattre et construire ensemble les territoires de demain. À Bordeaux, l’initiative #BM2050 menée par Michèle Larüe-Charlus vise à collecter les vœux des citoyens et à les mobiliser pour co-construire des solutions à l’horizon 2050. Les enjeux actuels sont envisagés à travers le prisme de l’avenir, permettant de réconcilier dans le temps politique aujourd’hui et demain. Ceci va dans le sens de la « démocratie interactive » que Jacques Lévy appelle de ses vœux pour venir compléter la démocratie représentative et donner à la société les moyens d’intervenir en continu.

[1] Lévy, J., Fauchille, J., Póvoas, A. and Beaude, B. (2018). Théorie de la justice spatiale.

Cités idéales d’hier, utopies d’aujourd’hui

Cité idéales d’hier, utopies d’aujourd’hui

La tension entre pensée (qui planifie, ordonne, et cherche à donner du sens) et matérialité (à façonner en dépit de sa résistance) est au fondement de toute ville, comme le rappelle Michel Eltchaninoff. C’est pourquoi les philosophes s’y sont toujours intéressés, cherchant à penser une cité idéale, et que de nombreux architectes et urbanistes ont eux aussi, à l’instar de Le Corbusier, tenté d’incarner dans la pierre cet idéal de rationalisation.  Qu’en est-il aujourd’hui ?

De nouvelles utopies semblent émerger, dont un des avatars est la smart city. Celle-ci cristallise tant fascination qu’opposition. Certains la louent pour la gestion plus sophistiquée de l’environnement qu’elle permet, tandis que d’autres la récusent par peur d’une surveillance organisée. Selon Antoine Picon, cette notion de smart city est toutefois principalement un attrape-tout, sans définition précise. Si c’est le propre de nos sociétés que de chercher à rendre les villes plus maîtrisables et plus gouvernables, aujourd’hui, l’émergence récente de ressources numériques est aujourd’hui perçue comme un nouveau moyen d’y parvenir – avec un succès qui reste relatif :  Antoine Picon souligne ainsi l’importance des usages des hommes qui façonnent, inventent et réinventent les villes. Ces dernières seraient donc capables de s’extraire de leur programmation initiale par le temps, la vie et l’humain.

Ne serait-on toutefois pas en train de connaître le renouveau d’un certain hygiénisme social ? Ariella Masboungi le voit sous-tendre la smart city et plus globalement un certain urbanisme contemporain. Elle prend ainsi l’exemple des normes juridiques, dont l’ambition première est certes de protéger les habitants des villes du chaos, mais qui peuvent en arriver à entraver leur capacité à s’approprier les espaces si le contrôle se trouve exercé de façon trop étroite. Le risque est celui de la sclérose. Ce risque se retrouve dans une certaine façon contemporaine de construire les villes, sous forme de monoblocs, qui bien loin d’embrasser l’héritage construit et de s’inscrire dans sa continuité, créent à la fois une rupture et une forme stéréotypée qui ne peut que difficilement muter à échelle fine.

Il semblerait donc que la figure de la cité idéale se retrouve dans une nouvelle ambition de contrôle et de rationalisation, celle-ci pouvant prendre plusieurs formes, parfois bien éloignées de l’innovation qu’elles disent vouloir promouvoir. Comme toute utopie, la figure de la cité-idéale se fait rattraper par la complexité du réel – mais il lui reste, comme le souligne Michel Eltchaninoff, la puissance de l’évocation et la force du rêve qui permettent, dès aujourd’hui, de construire la ville de demain.

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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