Les fractures de la mobilité dans les territoires français : aux sources des crises actuelles
Hors d’Île-de-France, les transports en commun représentent un mode de déplacement très minoritaire, avec une part modale de 15% dans les zones urbaines, pour devenir résiduels dans le périurbain (5%) et dans le rural (3%). De manière générale d’ailleurs, l’étude d’Ipsos montre très clairement que les déplacements dans les espaces périurbains ont plus à voir avec ceux des zones rurales que ceux des zones urbaines.
En cause, une offre de services de mobilité collective le plus souvent inexistante ou, si elle existe, inadaptée aux besoins ou déficiente. Les représentations jouent également un rôle important, qui font parfois préférer les déplacements individuels, même en présence d’une offre de transports en commun. C’est également un enseignement majeur de l’enquête : l’intermodalité, qui est au cœur des propositions des experts et du discours public, est une réalité marginale, qui plus est mal vécue par ceux qui la pratiquent. Le temps de déplacement est quasiment doublé en intermodal, sa perception en étant encore plus dégradée.
Le poids économique de la mobilité : la double peine
Brice Teinturier perçoit là « un système cumulatif dans les handicaps » : les catégories socio-professionnelles les plus fragiles, qui ont fui les centres urbains en quête d’un foncier abordable, sont prises au piège de la voiture. Dans ce contexte, les mesures en faveur d’une réduction de la vitesse sur les voies secondaires et la hausse des taxes sur le carburant sont vécues comme une contrainte supplémentaire sur une mobilité déjà subie. C’est de cette situation que seraient nés le sentiment d’injustice et le nouveau rapport conflictuel à l’autorité publique.
De fait, en termes économiques, l’utilisation de la voiture représente une part importante du budget des ménages à faibles revenus. C’est en effet les ouvriers qui dépensent le plus pour leur mobilité, avec 115€/mois pour se déplacer ; 56% d’entre eux estiment ainsi que la mobilité pèse fort sur leur budget.
Si les incitations en faveur des transports en commun (prise en charge par l’employeur, subvention…) sont nombreuses, elles profitent principalement aux catégories socio-professionnelles favorisées, plus urbaines et mieux desservies. Pour les ménages les plus fragiles, vivant majoritairement dans les territoires périurbains et ruraux, l’offre restreinte de mobilité se traduit aussi par des difficultés d’accès à l’emploi et aux services du quotidien (éducation, santé, loisirs…).
Brice Teinturier - Les Français et les fractures de la mobilité dans les territoires
La nécessité d’un regard croisé sur mobilité et logement pour comprendre les fractures de la mobilité
Les constats établis par l’enquête d’octobre 2018 interrogent le modèle d’urbanisation des décennies passées. Que révèlent les fractures de la mobilité dans les territoires français ? Pour répondre à cette question, La Fabrique de la Cité a interrogé Jacques Lévy, professeur de géographie et d’urbanisme à l’Université de Reims et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Jacques Lévy observe la progression simultanée de deux modes d’habiter déterminants des mobilités du quotidien : la périurbanisation, d’une part, et le retour des populations vers les centres urbains, d’autre part. Il explique : « le choix d’habiter procède d’une rationalité. Le périurbain augmente certaines marges de liberté, notamment celle de la propriété. Alors, le logement revêt une fonction assurantielle importante dans un environnement où les parcours ne sont plus garantis ». Force est de constater qu’un arbitrage en faveur d’un logement plus grand se fait souvent au détriment de l’accès à la mobilité, déplaçant ainsi le problème du logement abordable vers celui la mobilité : à l’extérieur d’une grande ville, la mobilité coûte deux fois plus cher et le logement cinq fois moins. En définitive, la mobilité n’est qu’une façon d’arbitrer entre choix d’habiter et mode d’activité.
Cet arbitrage procède aussi de valeurs personnelles. Jacques Lévy souligne ainsi que l’un des facteurs d’attractivité du périurbain aux yeux de ses habitants est qu’il ne compte pas d’espaces publics. Pour une partie des habitants du périurbain, l’existence d’espaces publics n’est pas souhaitable. Ce seront ces mêmes personnes qui ne voudront pas utiliser, lorsqu’ils existent, les transports en commun, associés à un imaginaire négatif.
La crise récente a remis en cause la rationalité de ces choix, en faisant disparaître des centaines de milliers d’emplois dans le périurbain. Elle a bouleversé l’organisation du programme d’activités des personnes qui avaient choisi le périurbain. Leur temps et leur budget de déplacement s’en sont trouvés accrus. Si la question des transports est devenue une préoccupation de premier plan, c’est parce qu’une partie des habitants du périurbain ont le sentiment d’être perdants dans le choix d’habiter qu’ils avaient fait avant la crise.
Jacques Lévy - Les Français et les fractures de la mobilité dans les territoires
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.