Point de vue d'expert

Accélérer la transition énergétique : comment territorialiser ?

Après la forêt, l’eau, et les politiques foncières d’habitat, la quatrième séance du séminaire « l’Art de gouverner les transitions » organisée le 26 mai 2023 prenait pour objet d’étude la transition énergétique, et plus spécifiquement les conditions de sa territorialisation.

Pourquoi cette focale ? Si l’horizon stratégique de la neutralité carbone est aujourd’hui partagé par la plupart des décideurs publics nationaux et locaux, mettre d’accord les parties prenantes d’un territoire (et plus encore entre plusieurs territoires) sur les efforts nécessaires pour y arriver reste peu aisé. Les difficultés rencontrées ne sont pas spécifiquement françaises même si elles semblent avoir entraîné ici un certain retard par rapport à ses voisins européens. Il y a un an, la France observait ainsi qu’elle était le seul pays de l’Union Européenne à ne pas avoir tenu les objectifs d’énergie renouvelable fixés par la directive européenne de 2009 1 .

 

L’accélération de la transition énergétique résulte donc en partie de notre capacité à faciliter son saisissement partagé dans les territoires. Plusieurs signaux donnent à penser que cette dynamique est amorcée. D’une part, un rattrapage du rythme de production d’énergie décarbonée semble en cours : en 2022, la France a ainsi réussi à raccorder à son réseau électrique 5 gigawatts d’électricité renouvelable supplémentaires, soit le double de l’effort réalisé en 2019 2 . D’autre part, l’attention collective à ce sujet augmente, à l’image de la diffusion du rapport « Futurs énergétiques 2050 » de RTE, qui présente quelques grandes alternatives de choix énergétiques possibles (avec leurs implications sociétales) pour atteindre la neutralité carbone à l’échelle nationale. Enfin, une loi sur « l’accélération des énergies renouvelables » a été votée le 10 mars 2023, visant à faciliter l’implantation et la coordination des projets d’énergies renouvelables dans les communes.

 

Sans nier ces dynamiques encourageantes, celles-ci  demeurent à ce jour insuffisantes. Gouverner la transition énergétique ne peut se résumer qu’à des choix collectifs de filières, de processus et de normes. A leur manière, les trois invités de cette séance énonçaient chacun une dimension supplémentaire dont cette territorialisation devait tenir compte : les transformations culturelles dont sont porteurs les projets d’énergie renouvelable, pour le géographe Francis Beaucire, qui a présidé deux commissions du débat public sur l’éolien en mer ; les dynamiques locales spécifiques d’appropriation des objectifs de la transition énergétique, pour la présidente de Négawatt Hélène Gassin ; les liens entre les nouveaux projets locaux et le réseau électrique national pour Xavier Piechaczyk, président du directoire de RTE.

 

Cette note fait la synthèse des pistes proposées dans leurs interventions pour la mettre en oeuvre, et des échanges qu’elles ont suscités au cours de la séance.

1 – Territorialiser avec une autre écoute des citoyens

Plus encore que pour d’autres pans des transitions, une partie de la réussite des politiques énergétiques est fonction des modes de vie de tout un chacun (déplacements, lieu d’habitation, habitudes de chauffage…). Pour Xavier Piechaczyk, qui a lancé avec RTE une enquête IPSOS sur les comportements énergétiques des Français 3 , comprendre les usages, opinions et aspirations des populations est un préalable, un « fait » à partir duquel penser les politiques. Si certains de ces comportements vont à rebours des représentations et modèles qu’elles promeuvent (on pense par exemple à l’écart entre l’aspiration de plus de deux-tiers des Français à vivre en maison individuelle et l’idéal de la ville dense et des courtes distances 4 ), elles ne peuvent complètement les ignorer au risque d’accroître la défiance d’une partie de la population envers la transition écologique.

 

Comment y parvenir ? La réponse n’est évidemment pas unique. Certains intervenants et participants ont souligné la nécessité de partir de ces aspirations et appréhensions pour proposer davantage de (contre-)récits et d’images des trajectoires possibles vers la neutralité carbone, afin de rendre cette transition désirable. Le succès des scénarios « Futurs énergétiques 2050 » témoigne sans doute de ce besoin de représentations, mais demande à être enrichi par d’autres approches. Hélène Gassin notait à ce titre que si les projets nuisant à l’environnement faisaient dorénavant l’objet de vives contestations, les projets de production d’énergies renouvelables restaient encore difficiles à défendre. Dès lors, l’usage de ces nouvelles représentations pourrait s’avérer utile, en particulier pour la partie de la population la moins jeune, davantage marquée par le récit des Trente Glorieuses, et habituée de plus longue date à vivre dans leur territoire sans contact avec une infrastructure énergétique visible.

 

Toutefois, Francis Beaucire soulignait également les insuffisances d’une telle réponse. Toute une part de la population, entr’aperçue lors de sessions de la CNDP dont il était le garant, semble rétive à la réception d’une parole institutionnelle, ou identifiée comme celle d’une élite. Ces personnes semblent en l’état dépourvues de « l’envie d’avoir envie », quel que soit le récit proposé. L’une des conditions d’une territorialisation de la transition énergétique paraît donc être de réussir à écouter et impliquer ces publics ayant pris leurs distances avec la vie publique locale. La tâche est loin d’être aisée mais semble d’autant plus nécessaire qu’une partie d’entre eux (les plus précaires) est la plus directement touchée par les hausses des prix de l’énergie – facteur premier, selon Xavier Piechaczyk, de l’amélioration de la sobriété énergétique observée l’hiver dernier. Cela commence sans doute par une série de gestes et d’attentions, à l’image des séances de débat public sur l’éolien en mer dont les horaires de réunion ont été ajustés avec les pêcheurs de manière à ce qu’ils tiennent compte des marées.

2 – Territorialiser par une plus forte politisation du débat énergétique local

Améliorer l’écoute des citoyens dans la fabrique des politiques énergétiques apparaît fondamental à deux titres. D’une part, contrairement à d’autres pans de la transition, le niveau de réversibilité d’une infrastructure énergétique est faible : son installation prend en moyenne une décennie, et sa rentabilité plusieurs autres. L’acceptabilité des habitants d’un territoire doit donc être maximisée au moment de son installation. D’autre part, pour se conformer aux nouvelles exigences européennes en la matière (objectif « Fit for 55 » visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre du continent de 55% au moins en 2030 par rapport à 1990), la production d’électricité renouvelable va augmenter (pour atteindre en 2035 250 à 300 térawattheures d’électricité renouvelable par an, contre 120 térawattheures aujourd’hui) 5 . Cela signifie que de nouvelles infrastructures vont continuer de surgir sous nos yeux, dans les différentes parties du pays.

 

Francis Beaucire rappelle qu’il s’agit là moins d’une nouveauté que d’une redécouverte des liens qu’entretiennent nos sociétés aux infrastructures énergétiques. Au cours des siècles précédant la révolution industrielle, la France a été parsemée de sites de production énergétique visibles et accessibles : moulins à eau et à vent, petits barrages, etc. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle, et de besoins en énergie exponentiels, que ce rapport entre énergie et territoires se transforme. Les sociétés d’Europe occidentale ont alors recours progressivement à des sites de production fermés et éloignés : mines, hydrocarbures importés, centrales nucléaires.

 

Cela n’en est pas moins un changement culturel contemporain majeur, auquel la concertation et l’écoute ne peuvent répondre à elles seules. Les territoires sont ainsi mis au défi de l’appropriation d’objectifs européens, nationaux et régionaux. Pour que celle-ci ne se résume pas à la simple application d’objectifs règlementaires en cascade, les débats énergétiques locaux demandent à être davantage politisés, de façon à ne pas se limiter à des prises de paroles successives entre partisans et opposants à l’installation d’une nouvelle infrastructure sur le territoire. Deux dimensions pourraient donner un nouveau souffle à ces débats :

 

  • Les ajustements entre efficacité et acceptabilité. Plus les infrastructures sont concentrées sur un site donné, plus la production énergétique et les économies d’échelle sont élevées (en raison des raccordements au réseau électrique principal moins nombreux) … et moins la pollution sonore et visuelle ne devient acceptable pour ceux qui habitent ou travaillent à proximité du site. A l’inverse, l’acceptabilité ne sera pas nécessairement meilleure si un territoire positionne de façon diffuse les différentes infrastructures dont il doit s’équiper, donnant le sentiment que les nuisances sont partout. Il y a ainsi dans chaque territoire une granulométrie spécifique à trouver.

 

  • Les solidarités nationales et interterritoriales. Si celles inhérentes au fonctionnement du réseau électrique national demandent sans doute à être davantage connues de la population, d’autres doivent sans doute être inventées. Hélène Gassin soulignait en effet la difficulté pour les habitants de certains territoires ruraux en déclin de voir succéder à la disparition de certains services publics l’installation d’un parc éolien. On pourrait alors imaginer de nouvelles formes de contractualisation : entre une ville et ses campagnes environnantes aux potentiels énergétiques élevés, ou entre l’État et un territoire acceptant une grosse infrastructure, au nom de la contribution de ce dernier à la solidarité nationale.

3 – Territorialiser par de nouveaux outils

 

Il reste toutefois à trouver le cadre pour que ces débats et controverses entre parties prenantes d’un territoire et entre territoires aient lieu. Xavier Piechaczyk observe que ces scènes de confrontation entre intérêts et échelons territoriaux différents ne sont pas pensées aujourd’hui. Les conseils municipaux ou communautaires semblent à cet égard trop fermés, les comités régionaux de l’énergie promus par la loi  d’accélération des énergies renouvelables trop lointains, et les débats organisés par la CNDP davantage informatifs que décisionnaires. Sans nécessairement en inventer de nouvelles, les scènes de dialogue ouvertes et d’échelle mésoterritoriale (SCoT, Pôle métropolitain…) demandent sans doute à être investies dans cette optique.

 

En outre, si la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables est pour les intervenants et les participants un pas dans la bonne direction, ils en ont également souligné les limites actuelles, notamment au regard de la responsabilité qu’elle donne aux communes en leur demandant de définir des « zones d’accélération » propices à l’installation d’énergies renouvelables. Certains ont regretté que l’incitation à la territorialisation du législateur ne soit pas aussi poussée que celle ayant eu cours avec la loi Solidarité et renouvellement urbain (fixant des taux minimaux de logements sociaux), d’autres que les choix qu’elle demande aux communes de réaliser s’accompagnent d’une très faible capacité à les mener à bien, en raison d’une lecture de leur territoire parfois incomplète et de la faible ingénierie dont elles disposent le plus souvent.

 

Sans y remédier entièrement, l’outil actuellement développé par l’IGN en open data pourra y contribuer. L’objectif est à terme de décrire l’ensemble des installations d’énergies renouvelables sur le territoire, d’établir un cadastre solaire recensant le potentiel énergétique photovoltaïque, et d’aider les élus pour définir et déclarer les « zones d’accélération » prévues par la loi. De quoi enrichir et objectiver les concertations et débats politiques à venir, dont l’un des premiers écueils est, souligne Hélène Gassin, de ne pas savoir apprécier le poids réel des installations diffuses dans le potentiel énergétique national.

 

1. « Energies renouvelables : la France, seul pays de l’Union européenne à avoir manqué ses objectifs », Le Monde, 31 janvier 2022

2.« La France accélère enfin la cadence dans les énergies renouvelables », Les Echos, 12 avril 2023

3.IPSOS, RTE : « Modes de production, sobriété et efficacité énergétique : état des lieux sur les comportements et attitudes des Français », 7 juin 2023

4.Voir Stébé Jean-Marc, La préférence française pour le pavillon, Constructif, 2020

5.« Energie : les besoins de la France « imposent une électrification accélérée », alerte le patron de RTE », Le Monde, 7 juin 2023

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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