Portrait de ville

Charleville-Mézières, réinventer une ville à partir de ses ressources

Décrites comme des havres de paix et de qualité de vie ou au contraire à travers ce qu’elles ne sont plus et ne sont pas (des villes qui comptent, des hubs d’innovation, des lieux d’opportunités et d’ouverture au monde etc.), les villes moyennes font l’objet de représentations contradictoires. « La » ville moyenne existe-elle ?

La réponse à cette question ne peut faire l’économie du terrain. La Fabrique de la Cité part donc à la rencontre des acteurs locaux de ces villes dites « moyennes » pour, derrière les représentations toutes faites, en saisir la diversité, la complexité ainsi que les dynamiques en cours.

Place Ducale, Charleville-Mézières (Illustration : François Goglins (CC BY-SA 4.0)

L‘Ardenne est un vieux massif montagneux dans lequel se dessine une mosaïque de paysages et de situations géographiques variées. En son cœur serpente le plus vieux fleuve du monde[1] : la Meuse. Le défilé profond et sinueux de méandres s’ouvre sur la commune de Charleville-Mézières, pays d’Arthur Rimbaud et ancien bastion industriel.

Mais il ne s’agit pas ici d’ancrer Charleville-Mézières dans le passé : son histoire est bien plus complexe et ses défis résolument contemporains. Regarder la cité carolomacérienne peut s’apparenter à un exercice de conjugaison où le passé, omniprésent, côtoie et éclaire présent et futur, où l’histoire se caractérise par la perpétuelle réinvention de la ville au gré de mutations successives, locales, régionales et internationales. Une histoire à l’image de l’Ardenne et de la Meuse : riche, variée, non-linéaire.

 

Composer avec le passé : « Charleville-Mézières a été »

La vallée de la Meuse dessine au cœur des Ardennes un « arc industriel »[2] caractérisé par la présence forte, voire quasi exclusive, d’une industrie métallurgique dont l’activité remonte aux débuts de la révolution industrielle. L’histoire de Charleville-Mézières se lit donc avant tout comme celle d’un ancien bastion industriel et comme une histoire passée. Arthur Martin, la Fonderie des Ardennes ou encore la clouterie Lejay ont été les témoins de ce passé industriel. L’histoire de Charleville-Mézières évoque aussi la récente crise liée à la désindustrialisation du bassin ardennais.

Avant 1970, les Ardennes sont caractérisées par le poids important de l’activité industrielle et le fort degré de spécialisation des industries autour de quelques activités, notamment le textile et la métallurgie. Le tissu économique de l’industrie métallurgique ardennaise se caractérise plus particulièrement par une forte implantation d’entreprises familiales et de groupes de grandes tailles. Brice Laménie, chercheur associé au CNRS, note que les années 1960 et 1970 consacrent le déclin progressif de la filière métallurgique ardennaise : « positionnée en amont de filière, [elle] est composée d’entreprises qui agissent bien souvent en qualité de sous-traitants pour des grands groupes ou usines relais de multinationales et entretiennent une compétition entre elles ». Ce phénomène a conduit au lent dépérissement de ces industries sous l’effet conjugué de l’ouverture à la concurrence internationale et au rachat progressif d’usines bientôt conduites à la fermeture faute de s’être avérées rentables face à de nouveaux entrants aux coûts de main-d’œuvre inférieurs. Si cette forte spécialisation industrielle du tissu productif ardennais a pu limiter la croissance du secteur tertiaire au niveau départemental[3], la situation carolomacérienne est légèrement différente. En effet, le secteur tertiaire y est plus développé en moyenne qu’au niveau régional (74%) du fait de la présence alentour de zones commerciales.

Comme une majorité de communes du département des Ardennes[4], Charleville-Mézières fait l’expérience d’un déclin démographique depuis les années 1970. Ce phénomène apparaît plus prégnant à l’échelle des villes (variation de -0,18% de la population entre 1975 et 2011) que dans les aires urbaines (-0,03%). Cela tient en partie à un phénomène de périurbanisation lié à l’attractivité des prix du foncier dans les zones périphériques, composées en grande partie de villages de 1 000 à 2 000 habitants, qui a participé au dépeuplement partiel de la ville-centre à leur profit.

Brice Laménie souligne que ce phénomène de dépeuplement illustre aussi « de façon plus explicite les effets de la métropolisation sur les populations du département ». En effet, l’attraction métropolitaine d’autres pôles urbains semble opérer. Cela est particulièrement vrai en direction de la Champagne-Ardenne (31%) avec une ville comme Reims et des régions limitrophes, avant que certaines ne fusionnent, que sont l’Île-de-France et Paris (9,1%), la Lorraine et Nancy et Metz (8,5%) et le Nord-Pas-de-Calais avec Lille et Lens (7,2%)[5]. Cette attraction des plus jeunes classes d’âges par les métropoles voisines s’opère en particulier en raison du déficit d’emploi à l’échelle locale et des opportunités nouvelles et plus nombreuses qu’abritent ces espaces métropolitains. Pour Boris Ravignon, Maire de Charleville-Mézières et président de Ardenne Métropole, « le scandale ce n’est pas que les emplois se créent massivement dans les métropoles mais qu’il n’y ait pas de forme de redistribution, de solidarité, entre ses métropoles qui avancent vite, qui croissent, qui se développent, qui créent de la richesse et les territoires comme le nôtre qui se trouvent face à de véritables murs d’investissements à franchir pour se reconstruire sur la ville, résorber les friches et se trouver un nouvel avenir » .

La déprise démographique n’est pas équivalente selon les différentes classes d’âge ; aussi Brice Laménie indique-t-il qu’elle concerne davantage les classes d’âge jeunes (entre 0 et 14 ans) et intermédiaires (15 à 29 ans et 30 à 44 ans)[6]. Dans l’aire urbaine de Charleville-Mézières, on note ainsi que la proportion, dans la population totale, d’individus âgés de 0 à 44 ans a diminué tandis que celle des 45-75 ans et plus tendait à se renforcer. En d’autres termes, la population de Charleville-Mézières vieillit. Ce mouvement peut être généralisé aux autres aires urbaines de l’ancienne région Champagne-Ardenne.

La conjonction de ces facteurs a pu renforcer certaines représentations peu élogieuses du territoire carolomacérien. Pour Jacques Lambert, président de la revue Terres Ardennaises, les Ardennes ont « une mauvaise image qui colle à la peau ». Pourtant ce déficit d’image n’est pas inhérent aux Ardennes mais constitue plutôt une particularité française. Stéphanie Drothier, chargée de mission au service développement de l’Agence de développement touristique des Ardennes et coordinatrice du projet INTERREG « Ardenne Ecotourism » le confirme : « on a une vision complètement différente des Belges pour les Ardennes belges et des Français pour les Ardennes françaises ». Pour les premiers, les Ardennes sont synonymes de « destination de vacances, de nature » ; pour les seconds, la région était associée aux usines qui ferment.

 

Se compter pour compter : « Charleville-Mézières est »

Pour se réinventer, Charleville-Mézières connaît la recette : la ville est née deux fois[7]. En 1606, tout d’abord, lorsque le prince Charles de Gonzague crée une cité idéale à proximité de Mézières, ville commerçante et prospère. Ensuite, près de trois siècles plus tard, en 1965-1966, avec la fusion des six communes prises dans les boucles de la Meuse (Charleville, Mézières, Étion, Mohon, Le Theux et Montcy-Saint-Pierre), ou encore de la fusion des intercommunalités de Charleville-Mézières et Sedan en 2014.

L’histoire de Charleville-Mézières se raconte grâce à son rapport aux nombres. La déprise démographique que connaît la ville depuis les années 1970 offre une autre lecture de ce que Claude Grimmer évoquait en disant « se compter, s’évaluer, s’apprécier pour peser »[8]. Comment proposer une nouvelle lecture du présent carolomacérien ? En d’autres termes, comment Charleville-Mézières se compte-t-elle ?

« Se compter »

Bien que la fusion des villes serties dans les boucles de la Meuse ait été évoquée dès le début du XIXe siècle, il faut attendre les années 1960 pour voir l’idée se concrétiser. À cette époque, l’Inventaire départemental des Ardennes prévoyait une croissance de la population de 300 000 à 330 000 habitants dans le département des Ardennes, dont près de 80 000 dans la seule agglomération de Charleville[9]. Le projet de fusion lancé en 1965 par le maire carolopolitain, André Lebon, avec le soutien du préfet des Ardennes, Robert Hayem, a pour objectif de créer un ensemble plus important et cohérent. La fusion s’inscrit dans un contexte politique qui était alors celui « d’un État volontaire engagé dans l’aménagement du territoire. Depuis la publication du livre de Jean Gravier, Paris et le désert français, en 1947, il y [avait] une volonté de rééquilibrer l’armature urbaine de la France » selon l’historien René Colinet.

Pour André Lebon, cette fusion avait pour objectif de former « la grande ville dont le département [avait] besoin pour son expansion »[10]. De fait, la fusion fit de Charleville-Mézières « le porte-drapeau du département »[11], note René Colinet.

Si une majorité des communes se déclare en faveur du rassemblement, les tergiversations de certaines municipalités font craindre la perte de plusieurs milliers d’habitants, sans lesquels la nouvelle entité fusionnée ne pourra dépasser le seuil fatidique des 50 000 habitants[12], qui garantit l’octroi d’aides financières supplémentaires de l’État. Pour Boris Ravignon,« sur le plan économique, l’État a raison de soutenir et d’accompagner le phénomène de métropolisation […] ce qui est profondément choquant, c’est que la politique d’aménagement du territoire semble ne se résumer qu’à cela […] l’État vient au chevet des villes moyennes en difficulté pour les accompagner dans leurs projets de stratégie de territoire. C’est intéressant mais il n’y a ensuite plus personne pour nous aider à mettre en œuvre ces stratégies. Or nous sommes parfois face à un mur d’investissements insurmontable ». Aujourd’hui comme hier, aujourd’hui, l’aide financière de l’État demeure parfois le seul moyen de franchir « mur d’investissements » et de surmonter les difficultés rencontrées par de nombreuses villes moyennes.

Aujourd’hui, Charleville-Mézières se projette à un nouvel échelon : l’intercommunalité. Dès les années 1980, Roger Mas, maire de Charleville-Mézières (1980-1998), appela à voir « au-delà de ses limites communales » pour « s’engager dans l’intercommunalité », rapporte encore René Colinet. Le dessein d’une telle projection est simple : selon l’ancien Maire, « tout ce qui renforce Charleville-Mézières renforce les Ardennes »[13]. Ce fut chose faite à l’aube du XXIe siècle au travers de la réunion de groupes d’études dont l’objectif était de penser la fusion des intercommunalités fédérées autour des deux principales municipalités des Ardennes : Charleville-Mézières et sa voisine, Sedan. Si les deux villes sont historiquement rivales, elles ne sont distantes que d’une vingtaine de kilomètres, et forment un bassin de vie cohérent. De fait, Charleville-Mézières et Sedan connaissent les mêmes phénomènes, à savoir une déprise démographique à laquelle s’ajoutent une fuite progressive des classes moyennes et un vieillissement de la population. Pour Didier Herbillon, Maire de Sedan et Vice-président d’Ardennes Métropole, l’objectif de cette fusion est « d’avancer et de faire en sorte d’être plus forts à 120 000 qu’à 18 000 d’un côté et 45 000 de l’autre ». Cette alliance face à une difficulté commune permet de surmonter des rivalités historiques.

« S’apprécier »

Si le verbe « s’apprécier » est synonyme de « s’évaluer », il désigne aussi, bien sûr, l’action « d’estimer quelqu’un et de lui reconnaître du mérite ou des qualités » (Larousse). Cette seconde lecture permet de saisir l’un des autres enjeux de Charleville-Mézières : le rôle de son image et de ses représentations.

Capitaliser sur ses atouts culturels

Pour Julien Sauvage, fondateur et directeur du Festival « Le Cabaret Vert »[14] et directeur de l’association FLaP[15], « les conflits et la désindustrialisation ont pu faire naître un côté fatidique qui est aujourd’hui attaché à l’histoire de Charleville-Mézières et le sentiment qu ‘on n’y arrivera jamais’ ». Pourtant, loin d’être une fatalité, ce constat a conduit de nombreux acteurs du territoire à se saisir de la question de l’image du territoire ardennais et de Charleville‑Mézières en particulier. Julien Sauvage explique ainsi que l’association FLaP s’est donné pour but de « redonner de la fierté aux Ardennais, d’améliorer l’image des Ardennes et favoriser l’activité économique » au travers de l’organisation de manifestations culturelles. En plus du Cabaret Vert, festival de musiques contemporaines rassemblant chaque année en moyenne 100 000 personnes pendant 4 jours, Charleville-Mézières accueille tous les deux ans le festival mondial des théâtres de marionnettes, qui rassemble en moyenne 150 000 spectateurs venus apprécier, pendant 10 jours, les performances de marionnettistes du monde entier. La ville abrite par ailleurs le siège de l’Union internationale de la marionnette depuis 1981 ainsi que des établissements de formation et de promotion de l’art des marionnettes (Institut international de la marionnette et l’École nationale supérieure des arts de la marionnette).

 

Monsieur,

« Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! — Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n’ai plus d’illusions. Parce qu’elle est à côté de Mézières — une ville qu’on ne trouve pas parce qu’elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious […] »

— Arthur Rimbaud à Georges Izambard – 25 août 1870

 

S’apprécier implique nécessairement la résorption de ce déficit d’image, qui nécessite de reconnaître les qualités du territoire. Pour Julien Sauvage, cela passe peut-être, avant tout, par la mise en avant du patrimoine naturel : « on ne va pas en vacances dans un territoire dont on a une image négative. Le travail d’enrichissement de l’image du territoire s’appuiera notamment sur la mise en avant des paysages : fleuve, forêt, massif ardennais, etc.) ».

Figure 1 - Spectacle sur la place Ducale lors du Festival mondial des théâtre de marionnettes en 2009 – Philippe Mangen (CC BY-SA 3.0)

Une stratégie touristique ardennaise

Jules César, qui fut l’un des premiers auteurs à mentionner le « pays d’Ardenne » dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, y décrit alors l’Arduenna Silva comme une immense forêt, « la plus grande de toute la Gaule »[16]. Forêts, montagnes et méandres de la Meuse constituent une ressource omniprésente et mobilisable par les acteurs du territoire.

Le développement du tourisme est un premier levier permettant de mobiliser ces ressources naturelles au service de l’attractivité carolomacérienne et ardennaise. Stéphanie Drothier note que « les gens viennent ici pour la nature, pour faire des balades, se ressourcer, etc. », profitant ainsi du cadre préservé qu’offre l’Ardenne. Dès 2009, une démarche rassemblant différents acteurs du tourisme belge, français et luxembourgeois est lancée pour les inciter à travailler ensemble. Ce projet voit la création de la marque « Ardenne » en 2013 et l’adoption d’un plan d’action visant à faire adhérer les acteurs du tourisme à cette nouvelle marque. En 2014, l’Ardenne fait l’objet d’un Groupement européen d’intérêt économique (GEIE) qui se poursuit en 2016 avec le lancement de deux stratégies (AGRETA et Ardenne Attractivity) dans le cadre des programmes INTERREG V, avec pour objectif de développer le tourisme durable transfrontalier et l’attractivité ardennaise. Partant du constat que 87% des voyageurs internationaux déclarent « voyager en limitant leur impact sur l’environnement », ces programmes déploient des parcours itinérants transfrontaliers et capitalisant sur les modes doux, en particulier le vélo. Cette pratique fait la part belle à une infrastructure de choix : la Meuse à Vélo. Cette voie, labellisée « Eurovélo19 »[17], est un itinéraire européen entièrement cyclable serpentant le long du fleuve et reliant ainsi la France aux Pays-Bas.

Pour Boris Ravignon, Charleville-Mézières peut être le terrain où « peut s’inventer la ville durable » impliquant aussi la nécessaire préservation de ces ressources et en premier lieu de la Meuse.

 

Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.

Meuse, adieu : j’ai déjà commencé ma partance

En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

 

Voici que je m’en vais en des pays nouveaux :

Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;

Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux,

Je m’en vais commencer là-bas des tâches neuves.

 

Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce

Tu couleras toujours, passante accoutumée

Dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse,

Meuse inépuisable et que j’avais aimée.

[…]

— Charles Péguy, extrait d’« Adieu à la Meuse », tiré de Jeanne d’Arc (1897)

 

La Meuse : une ressource et un lien fragile

En effet, pour Boris Ravignon, qui préside l’EPAMA (Établissement public d’aménagement de la Meuse et de ses affluents), il est nécessaire « d’entamer une démarche de réconciliation avec la Meuse. Créé dans le but de lutter contre les inondations de la Meuse ou de ses affluents, nous conduisons également des actions visant à la protection, la préservation et la restauration écologique des cours d’eau ».

Considérée comme le plus vieux fleuve du monde, la Meuse est décrite par Paul Vidal de La Blache, géographe français, comme « une médiatrice »[18], un fleuve échappant à l’attraction parisienne « pour se détourner vers le Rhin ». En d’autres termes, la Meuse est une ressource résolument transnationale. Pourtant, si Charles Péguy décrivit en son temps avec acuité le lien international que constitue le fleuve (« En des pays nouveaux, où tu ne coules pas »), il y évoque aussi le caractère « inépuisable » de cette ressource. Si Charles Péguy ne le voyait pas en son temps, cette ressource apparaît aujourd’hui menacée.

En effet, ce trait d’union entre la France et le Benelux, l’une des zones les plus peuplées d’Europe, est soumis aux conséquences du changement climatique, parmi lesquelles une variation considérable du débit du fleuve. Un tel phénomène peut conduire à une augmentation du débit du cours d’eau (inondations) ou à sa diminution (tarissement du fleuve). En France comme dans les cinq pays traversés par la Meuse, de telles variations peuvent constituer une menace pour les infrastructures, industries et les autres activités situées à proximité du fleuve. Le projet AMICE, initié en 2008 et soutenu par des fonds européens (FEDER), proposait « une stratégie conjointe d’adaptation aux impacts du changement climatique, à l’échelle du bassin de la Meuse »[19]. Jusqu’à sa clôture en 2013, le projet a permis de disposer de meilleures connaissances sur les évolutions potentielles du fleuve et d’élaborer une stratégie d’adaptation transnationale, d’investir dans des aménagements permettant la rétention naturelle de l’eau et enfin de disposer de données permettant le contrôle quantitatif de l’eau et de logiciels de gestion de crise. De plus, en juillet 2019, le plan de prévention des risques d’inondation (PPRi) « Meuse Aval », initialement rédigé en 1999, a été révisé afin de remettre à jour « une modélisation hydraulique ancienne qui ne représente plus les conditions d’écoulements actuels » et de renouveler « l’information cartographique d’une crue d’occurrence centennale sur le territoire couvert par le PPRi actuel afin de constituer une référence fiable et cohérente avec la stratégie locale du risque d’inondation approuvée sur le bassin de la Meuse »[20].

L’ensemble urbain constitué autour de Charleville-Mézières est amené à jouer un rôle central dans l’amélioration de l’état chimique et écologique de cette ressource en direction de l’aval. Pour cela, Charleville-Mézières peut compter sur le réseau d’assainissement collectif communautaire dont la compétence relève d’Ardenne Métropole. Ce réseau permet notamment la collecte des eaux résiduaires urbaines, leur transport jusqu’aux stations d’épuration, leur traitement jusqu’à leur rejet en milieu naturel après qu’ait été constatée la conformité de la qualité des eaux à la réglementation en vigueur.

Charleville-Mézières abrite ainsi une station d’épuration installée en bord de Meuse, avec une capacité de traitement de 117 000 équivalents-habitant. Yannic Ambolet, responsable du secteur des Ardennes pour SOGEA EST, entreprise prestataire de service en eau potable et en assainissement qui a construit et exploite la d’épuration de Charleville-Mézières depuis près de 25 ans, souligne qu’en plus du traitement, les collectivités doivent « travailler sur tout ce qui est relatif aux déversements dans le milieu naturel, c’est-à-dire sur le réseau. Ce dernier est équipé de déversoirs d’orage pour le délester en cas de précipitations afin de préserver le bon fonctionnement de la station d’épuration ». D’importants travaux ont ainsi été réalisés afin d’équiper l’ensemble des déversoirs d’orage d’instruments de mesure. Enfin, à l’image de la Meuse, ces équipements ont un intérêt transnational. Yannic Ambolet souligne que « la Meuse, ce n’est pas que le local : il y a différentes rivières, on traverse plusieurs villes, plusieurs pays ». Par ailleurs, l’évolution de la règlementation, notamment au niveau européen, rend nécessaires des investissements supplémentaires afin de mettre en conformité les équipements. Les enjeux liés au service en eau potable et en assainissement de Charleville-Mézières et de la Meuse sont en plein développement. Ainsi, la station d’épuration de Charleville-Mézières a embauché près de 7 personnes en CDI en 5 ans illustrant également le rôle économique de la station.

Ainsi, Charleville-Mézières n’apparaît pas comme une spectatrice passive du cours de la Meuse « ignorante et douce » que décrivait Charles Péguy. La ville et l’intercommunalité sont aujourd’hui plus que jamais, face aux menaces liées au changement climatique, les garantes de la préservation du fleuve en tant que trait d’union et ressource naturelle dont dépendent de nombreux territoire.

 

Les friches industrielles comme nouvelle ressource

La désindustrialisation des Ardennes est allée de pair avec l’apparition de friches industrielles dans l’ensemble de « l’arc industriel » de la vallée de la Meuse[21]. À Charleville-Mézières comme dans d’autres villes, ce retrait industriel a laissé un « riche héritage, très visible », selon Marcel Bazin, professeur émérite de géographie et aménagement à l’Université de Reims[22].

La densité peut être agréable à vivre, le tout c’est que l’architecture, l’urbanisme soient à la hauteur. Il faut réussir  à créer des espaces verts, des lieux de vie, spécifiquement dans les villes moyenne, comme Charleville-Mézières, où il y a énormément de friches à reconvertir. Nous avons et transformons actuellement  un certain nombre d’espaces peu qualitatifs, en espace vert en proximité de chaque quartier.

— — Boris Ravignon, Maire de Charleville Mézières et Président d’Ardenne Métropole

Pourtant, malgré cette abondance de friches industrielles, René Colinet constate « la difficulté de la métallurgie ardennaise à faire patrimoine »[23]. Marcel Bazin note quant à lui le fait que « l’attitude, volontiers teintée de nostalgie, favorable à la conservation de ce patrimoine industriel n’a pas été unanime »[24]. À Charleville-Mézières, à la différence d’autres villes et anciens bassins industriels, la désindustrialisation et les conflits liés aux fermetures d’usines ont pu conduire la population, notamment ouvrière, à « souhaiter la destruction totale des bâtiments, dans une vision revancharde vis-à-vis des patrons qui ont laissé mourir leur entreprise, voire qui ont précipité ce déclin », explique Marcel Bazin. Pourtant, cette identité industrielle ardennaise reste présente et mise en avant. Marcel Bazin note ainsi que cette identité « n’est pas mobilisée pour elle-même, mais au service du développement »[25].

En ce sens, les friches urbaines peuvent être considérées comme une nouvelle ressource patrimoniale dont la mobilisation ne serait plus uniquement culturelle mais bien foncière et économique. Pour Boris Ravignon, le territoire carolomacérien peut se décrire comme « un territoire largement désindustrialisé mais avec beaucoup d’opportunités à savoir des friches, un patrimoine très riche ». En effet, selon Marcel Bazin, ce patrimoine, jusqu’alors territoire d’études pour les historiens, est, dans ce cas,  » un nouveau terrain d’action pour les aménageurs et les urbanistes » [26], en somme, une nouvelle ressource sur laquelle Charleville-Mézières peut s’appuyer. En témoignent les projets mobilisant cette nouvelle ressource foncière. Charleville-Mézières et les municipalités voisines donnent à voir les différentes modalités de mise en valeur de ce patrimoine industriel grâce à l’installation de musée ou en tant que réserve foncière.

Figure 2 – Carte postale représentant l’usine de la Macérienne à Mézières (1913)

Le site de la Macérienne, ancienne usine de fabrication de pièces de vélo et de de voitures située à proximité du cœur historique de Mézières, constitue un exemple d’une telle démarche. À la fin des années 1980, la ville de Charleville-Mézières, à la recherche d’une réserve foncière[27], fit l’acquisition de ce site. Après des opérations de nettoyage, elle y installa ses services de l’urbanisme en 1999. En 2006, la Macérienne fit l’objet d’un concours d’idées ayant pour objectif d’explorer de nouvelles pistes de reconversion et alimenter la réflexion pour un futur projet »[28]. Fut alors retenue l’idée de faire du site un lieu d’échanges, notamment culturels. Ce fut chose faite dès 2013, avec l’installation de l’association FLaP, l’organisation du festival Le Cabaret Vert en ses murs et les réflexions de réaffectation économique et culturelle pour faire de cette friche emblématique de Charleville-Mézières un moteur de l’économie locale.

 

Ancrer le territoire dans le présent

Charleville-Mézières capitalise sur une stratégie de développement de son offre académique et de formation afin de fidéliser les étudiants ardennais sur le territoire et en attirer de nouveaux. En renforçant cette dimension académique, Charleville-Mézières, entend s’affirmer comme « une ville universitaire à taille humaine dans laquelle on va avoir plaisir à étudier et à vivre »  selon Boris Ravignon.

Le 23 août 2018, le Premier ministre a ainsi confié au préfet des Ardennes la mission d’élaborer un pacte stratégique pour les Ardennes visant à « répondre aux enjeux majeurs du département, renforcer son attractivité et libérer les ressorts de son développement »[29]. Ce programme accompagnera l’agrandissement du campus universitaire avec la création d’un deuxième site pour un montant de 20 millions d’euros[30]. Pour Boris Ravignon « une des lignes directrices est de créer un véritable campus dans la ville pour conserver les jeunes après le bac mais aussi en attirer d’autres sur des formations très spécifique. Une ambition traduite par une politique de formation ambitieuse et la création d’un Campus universitaire sur Charleville-Mézières pour près de 20 millions d’euros. »

Le Campus Sup Ardennes répond donc à l’objectif d’accueillir les futurs étudiants carolomacériens mais aussi de voir revenir ceux partis faute de campus. Ouvert en 2019, il accueillait ainsi 746 étudiants et près de 903 pour la rentrée 2020/2021, soit une hausse de 21%.

 

Des Ardennes à l’Ardenne : repenser la ville à partir de ses liens

Porte-drapeau du département des Ardennes, Charleville-Mézières veut aussi s’affirmer dans un territoire plus vaste : l’Ardenne. Du pluriel au singulier, cette évolution consacre l’ancrage de Charleville-Mézières dans un ensemble transnational. À cette évolution correspond aussi une ambition portée au niveau international, notamment en direction de la Belgique et du Luxembourg, proches voisins de Charleville-Mézières.

Cette volonté de renforcer les liens entre les pays du massif ardennais n’est pas nouvelle. Dès 1996, le Conseil européen lance une réflexion pour relier Charleroi à Charleville-Mézières par l’autoroute. Côté français, l’A304 ouvre au public près de 22 ans après le vœu formulé par le Conseil européen. Cette nouvelle infrastructure gratuite pour l’usager, intégrée au réseau de routes européennes sous l’appellation E420, prolonge l’autoroute A34 depuis le sud de Charleville-Mézières jusqu’à la déviation existante de Rocroi. Côté belge, le projet prévoit le contournement de Couvin afin de relier les deux villes de Frasnes-les-Couvin et Brûly, à la frontière avec la France. Jusqu’à son ouverture en septembre 2019, cette liaison est le chaînon manquant entre Charleville-Mézières et Charleroi[31], que ce projet permet de relier en moins d’une heure. Cette nouvelle infrastructure a également pour objectif de « désengorger le Sillon Lorrain » à l’est (sur l’axe Nancy – Luxembourg – A31) mais aussi les liaisons à l’ouest (sur l’axe Paris – Lille – A1). De plus, il permet de placer le territoire carolomacérien « sur un corridor logistique d’importance entre Rotterdam, le bassin parisien et le sud de l’Europe », selon le SRADDET de la région Grand Est publié en novembre 2019[32]. Ces liens transnationaux construits permettent à Charleville-Mézières de s’affirmer dans le massif ardennais. Pour Boris Ravignon, « Charleville-Mézières demeure aujourd’hui la ville la plus importante du massif ardennais avec une forte composante transfrontalière, malgré le déclin démographique. L’ambition est de devenir le pôle métropolitain du massif ardennais ».

Au gré des transformations locales et internationales, Charleville-Mézières semble se réinventer. Cette troisième naissance repose sur une transformation de ses représentations et la mise en valeur de son patrimoine, des ressources naturelles et des liens qui la connectent au reste de l’Europe.

On peut, comme Jacques Lambert nous y invite, porter un regard nouveau sur la ville. On y découvre « une ville moyenne où il fait bon vivre […] où l’on peut profiter de toutes les possibilités des uns et des autres ». La proximité d’une nature abondante, de nombreuses activités en extérieur (vélo, randonnée, etc.) tout comme la présence de commerces et d’activités culturelles (théâtre, cinéma, concerts, spectacles de marionnettes) favorisent la qualité de vie des carolomacériens et font de Charleville-Mézières une ville agréable et vivante.  Pourtant, selon Jacques Lambert, « il faut se battre pied à pied pour ne pas perdre ces richesses », montrant aussi la fragilité de cet état. Pour Boris Ravignon, « rien n’est gagné. ». En effet, bien qu’ « aujourd’hui, le département et la ville continuent à perdre des habitants, le travail ne fait que commencer . Et bien qu’il existe un discours de l’État sur l’accompagnement des villes moyennes, il n’est pas encore passé aux actes ».

Évaluer la ville, comme Charleville-Mézières l’a fait tout au long de son histoire, permet de porter un autre regard qui n’est plus uniquement chiffré. La ville n’est plus « moyenne », elle est riche de ses ressources, liens et patrimoine, que des stratégies entendent aujourd’hui renforcer et pérenniser. Cette dynamique nouvelle laisse entrevoir une nouvelle réinvention de la ville.

Cet ancrage dans le présent est aussi pour Charleville-Mézières l’occasion de porter son regard vers l’horizon et les grands enjeux contemporains qui lui font face et auxquels, comme d’autres villes, elle devra apporter une réponse.


[1] P.H. Nienhuis, Environmental History of the Rhine-Meuse Delta: an ecological story on evolving relations coping with climate change and sea-level rise, Springer Science & Business Media, 6 mai 2008

[2] Marcel Bazin, Patrimoine industriel et identité territoriale dans les Ardennes, Territoire en mouvement, Revue de géographie et aménagement, 2014.

[3] Brice Laménie, Les territoires industriels face aux effets cumulés du déclin démographique et économique : quelles perspectives avec la métropolisation ? L’exemple des Ardennes, Espaces populations société, 2016.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Carolo Mag,  Histoire de la ville, site internet.

[8] Claude Grimmer, Éric Montat, D’une source exceptionnelle à une recherche historique à fort potentiel : l’enquête « Charleville », Gazette des archives, n°248, 2017.

[9] René Colinet, À propos du quarantième anniversaire de la fusion, Revue Historique Ardennaise, Tome XXXVIII, 2006.

[10] René Colinet, Op. Cit.

[11] Ibid.

[12] Camille Stromboni, « La ville se modernise avec difficulté », L’Express, 12 juin 2008.

[13] René Colinet, Op. Cit.

[14] Le Cabaret Vert est un festival de musiques actuelles qui rassemble chaque année plus de 100 000 festivaliers pendant quatre jours à Charleville-Mézières.

[15] FLaP est une association reconnue d’intérêt général qui œuvre pour un développement durable et la promotion de la culture dans la région Grand Est et principalement dans le territoire des Ardennes.

[16] Patrimoine d’Ardennes, Site Internet.

[17] Geneviève Clastres, Ardennes Ecotourism, en vert et contre tout !, La Feuille de Chou, #4, 2020.

[18] Paul Vidal de la Blache, Tableau de la géographie de la France, 1903.

[19] L’Europe s’engage en France, S’adapter aux effets du changement climatique sur la Meuse, 2008.

[20] Préfecture des Ardennes, Arrêté n°2019-422 portant prescription de la révision du plan de prévention des risques naturels prévisibles d’inondation (PPRi) dans la vallée de la Meuse, de Les Ayvelles à Givet, 23 juillet 2019.

[21] Marcel Bazin, Op. Cit.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] René Colinet, Des rayons de vélos aux musiques actuelles : le renouveau espéré de la Macérienne (Ardennes), Archéologie industrielle en France, n°64, juin 2014.

[28] Le Moniteur, Charleville-Mézières, concours d’idées sur le site de la Macérienne, LeMoniteur.fr, 7 avril 2006.

[29] Préfecture des Ardennes, Pacte Ardennes : l’État et les partenaires s’engagent pour le territoire ardennais, Dossier de presse, septembre 2019.

[30] Rachida Bettioui, Charleville-Mézières : comment le campus Sup Ardennes veut devenir « le nouvel eldorado des étudiants », France 3, 13 novembre 2020.

[31] Le Moniteur Automobile, Inauguration de la A304 pour relier Charleroi à Charleville-Mézières, 2019.

[32] Région Grand Est, Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires, novembre 2019.


Recherches

Romain Morin, assistant de recherche, La Fabrique de la Cité

Édition

Marie Baléo, responsable des études et des publications, La Fabrique de la Cité

Cécile Maisonneuve, présidente, La Fabrique de la Cité

Chloë Voisin-Bormuth, directrice des études et de la recherche, La Fabrique de la Cité

Communication

Yamina Saydi, chargée de communication, La Fabrique de la Cité

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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