Contestation des grands projets d’aménagement et d’infrastructure : le point de vue de Lucile Schmid et Giuseppe Bettoni
Le 17 décembre 2018, La Fabrique de la Cité recevait Lucile Schmid, vice-présidente du think tank La Fabrique écologique, et Giuseppe Bettoni, professeur à l’université de Rome « Tor Vergata », pour un débat intitulé « Grands projets et démocratie » à Leonard:Paris. Avec cet événement, La Fabrique de la Cité inaugure en 2019 un nouveau projet d’étude visant à interroger le lien entre grands projets d’infrastructure et démocratie. Ce nouveau projet d’étude est né du constat d’un paradoxe : il existe aujourd’hui un sentiment d’urgence face à la lutte contre le changement climatique, aux effets négatifs de la concentration urbaine ou encore au creusement des inégalités territoriales né de la métropolisation, des défis dont les réponses postulent l’émergence de nouvelles infrastructures. Dans le même temps, les crispations et blocages vont croissant autour de ces grands projets. D’où proviennent ces points de blocage et quelles tensions sous-jacentes reflètent-ils ?
Comment expliquer les mouvements de contestation que suscitent certains grands projets ? Ne révèlent-ils pas avant tout de la part des citoyens un besoin d’être écouté ?
Lucile Schmid : Je ne réduirais pas ces mouvements de contestation à un désir d’exister ; je pense qu’ils relèvent d’un désir des citoyens d’être partie prenante de la décision. Nos difficultés viennent du fait que la démocratie participative ne fonctionne pas. Dans tous les grands projets contestés, il y a eu des périodes de concertation et de participation mais les citoyens ont eu le sentiment que ce qu’ils avaient dit n’avait pas été pris en compte dans la décision finale.
Cécile Maisonneuve (présidente, La Fabrique de la Cité) : Ce besoin d’expression reflète une tension entre le local et le global, qui s’inversent aujourd’hui : chez soi, on est connecté à Google, Facebook, Amazon, connecté au monde. Paradoxalement, lorsqu’on sort de chez nous, notre environnement est local. Nous avons donc totalement inversé notre vision de ce qu’était le local ; ce n’est plus chez nous, c’est dehors et donc on lui accorde un poids extrême, d’où cette volonté d’être écoutés, voire de vouloir absolument donner son avis sur ce qui se passe en dehors de chez nous.
Chloë Voisin-Bormuth (directrice des études et de la recherche, La Fabrique de la Cité) : Ces mouvements de contestation proviennent aussi d’une tension dans l’articulation des échelles spatiales, entre le direct, ce qui est juste à côté de nous, et l’échelle métropolitaine. L’articulation entre les deux est difficile. C’est la question qui se pose pour la friche Saint-Sauveur à Lille : y a-t-il besoin de logements ? Oui, mais les opposants au projet font valoir qu’il y a beaucoup de logements disponibles dans la métropole. La municipalité répond que les gens souhaitent habiter à Lille et non pas à Roubaix ou Tourcoing, où se trouvent les logements vacants. On voit donc cette articulation des deux échelles qui ne se fait pas.
Lucile Schmid : Avec la contestation citoyenne qui augmente en démocratie représentative (comme le montre aussi l’abstention), on mesure l’état de méfiance actuel, y compris par rapport à ces projets. Aujourd’hui, lorsque l’on voit comment les choses sont vues par les tenants de l’action publique et la population, on a l’impression de deux mondes totalement disjoints ; cela explique peut-être, du côté des citoyens, le sentiment d’une grande abstraction de l’action publique. En France, nous sommes menacés par un niveau de conceptualisation qui aujourd’hui ne résonne pas dans la population. J’espère que l’on pourra tirer du grand débat national des éléments un peu plus concrets sur ce que recouvrent l’intérêt général et l’utilité publique, vus par les citoyens. Je tiens à l’intérêt général et je crois que la population y tient aussi fortement.
Par ailleurs, si l’enjeu écologique, par exemple, crée de telles résonances dans l’ensemble de la société, c’est que justement les citoyens ont parfois l’impression que ceux qui savaient ont souvent pris des décisions d’abord en lien avec des intérêts économiques qui ne représentaient pas l’intérêt général. Sur la question du glyphosate par exemple, qui faisait l’objet d’une pétition rassemblant plus d’un million de citoyens européens, le fait que les ministres se réunissent ensuite et décident de ne pas tenir compte de l’avis citoyen a posé problème. L’un des facteurs qui expliquent cette interpellation démocratique aujourd’hui sur un certain nombre d’enjeux divers c’est le sentiment que ceux qui savent, ceux qui gouvernent, n’utilisent pas toujours leurs compétences à bon escient.
Comment désamorcer ces tensions ?
Giuseppe Bettoni : Je pense que l’espace à investir pour désamorcer le conflit est celui de l’imaginaire. Prenez la Finlande, pays où ces conflits sont apaisés le plus rapidement. Pourquoi y a-t-il moins de conflits là-bas ? Il n’y a pas de majorité et d’opposition en Finlande. Il y a une culture impressionnante de coparticipation dans la résolution des conflits, que nous n’avons pas. Ce sont les élus qui parlent aux citoyens. Il y a un travail sur la participation, sur la construction de l’imaginaire qui est très important. Pour autant, désamorcer la contestation par l’imaginaire ne veut pas dire « faire rêver pour calmer » mais plutôt faire en sorte que le citoyen se sente partie active d’un projet. Comment donner au citoyen la sensation d’avoir été entendu et pas simplement d’être une étape dans un processus ?
Cécile Maisonneuve : D’une part, on voit que de nombreux projets contestés s’inscrivent dans des territoires qui n’existaient pas auparavant en tant que territoires, des friches industrielles qu’on ne voyait même plus (la friche Saint-Sauveur, etc.). Ces lieux n’existaient pas en tant que lieux d’urbanité ; tout à coup quelqu’un dit « là, on va faire un projet » et tous les imaginaires se mettent en marche, y compris pour s’opposer. Les habitants se disent « finalement, il y avait quelque chose là, j’en avais mon usage mais sans le réfléchir et soudain on va m’imposer un autre usage ». Ce révélateur est souvent sous-estimé et peut-être qu’on pourrait travailler davantage sur les imaginaires qui président à ces lieux.
D’autre part, les projets de type « Réinventons » sont des tentatives de trouver une nouvelle manière de faire. La puissance publique se défausse en disant « acteurs privés, voilà votre terrain de jeu : objectif innovation ». Mais l’innovation n’est pas soluble dans l’acceptabilité. Ce qui est en train de se passer sur certains projets de la Métropole du Grand Paris vient du fait que si le projet est bien innovant du point de vue des professionnels, une fois encore on n’a pas intégré les riverains. Et cela pose problème. Il y a beaucoup de peur par rapport à l’avenir. Mais aujourd’hui est-ce qu’on n’est pas plus crédible lorsque l’on introduit du doute dans son projet que lorsque l’on dit « je sais ce qu’il faut faire » ? J’ai été impressionnée en lisant l’exposé des motifs accompagnant le projet de loi PACTE, où on lit que l’entreprise doit aller au-delà du strict respect des lois et des règlements, réfléchir à sa raison d’être pour aller vers un « doute existentiel fécond ». Il est incroyable de lire cela dans l’exposé des motifs d’un projet de loi qui prétend régir l’objet social d’une entreprise. Est-ce qu’il n’y a pas là une voie qui consisterait à partager nos doutes, puisque nous en avons tous, que l’on soit décideurs publics ou grandes entreprises ? Peut-être que dans cette loi PACTE il y aura également d’autres manières de penser les projets.
Chloë Voisin-Bormuth : Il n’est effectivement plus possible aujourd’hui de faire l’économie des imaginaires. Un exemple intéressant est celui du maire de Bayonne, Jean-René Etchegaray, qui, ayant décidé d’innover dans le cadre de l’élaboration du nouveau PLUi, a organisé avec l’agence d’urbanisme des réunions de quartiers. Pour éviter que celles-ci ne tournent qu’autour des sujets de récrimination habituels (propreté, incivilités etc.), ces réunions ont été consacrées au seul travail sur les imaginaires pour élaborer des « portraits de quartier ». Tous ont été heureusement surpris de voir plus de 200 personnes participer, au profil plus diversifié que les mobilisés habituels des réunions publiques. Cette nouvelle façon d’aborder l’urbanisme sans en faire un objet technique et réservé aux techniciens fonctionne très bien et le maire a pu constater l’efficacité de ce processus dans la conduite d’un projet d’aménagement.
Lucile Schmid : Plus que la co-création, le vrai enjeu est celui de la coréalisation. Il est facile de rêver une idée mais la mettre en œuvre peut relever du parcours du combattant, cela prend du temps, c’est ingrat. Les procédures apparaissent comme autant d’excuses et d’obstacles insurmontables pour ceux qui ne sont pas dans le système. Comment transformer un système où se font face des idéalistes qui ne réaliseront pas leur projet et d’autres, qualifiés de cyniques, parce qu’ils réalisent leur projet alors qu’eux aussi peuvent être idéalistes ? Comment mettre en place un imaginaire commun suivi d’une réalisation commune ?
« L’espace à investir pour désamorcer le conflit est celui de l’imaginaire ».
Nous sommes aujourd’hui devant une géographie des flux qui comprend des flux financiers, d’information, de produits et de personnes qui sont pourtant souvent absents du débat. Comment comprendre à la fois la démocratie spatiale, très locale, et cette géographie des flux ?
Cécile Maisonneuve : La mondialisation de ces phénomènes de contestation et le capitalisme financier tel qu’il s’est développé sont les deux faces d’une même médaille. Face à la libre circulation des capitaux, des projets, portés quelquefois par des capitaux anonymes, la réponse est un mouvement extrêmement fluide qui profite de cette liberté de mouvement. Il y a une réflexion à avoir sur la dimension financière de ces projets qui s’inscrivent de fait dans des territoires. En France et en Allemagne, les taux d’épargne sont très importants ; cela reflète sans doute une certaine peur. Ne faut-il pas réfléchir, autour de ces grands projets, à mobiliser cette épargne, en faisant aussi des citoyens qui sont les futurs usagers de ces grands projets des investisseurs ? Si l’on prend l’exemple de la transition énergétique en Allemagne, si les ménages allemands ont accepté que ce soit sur eux que porte la forte augmentation des prix de l’électricité, c’est aussi parce qu’ils sont transformés en investisseurs dans les sources d’énergie locales sur leurs territoires.
Lucile Schmid : On voit bien une tension entre le virtuel et le physique. Sur la question financière, il y a un sujet sur l’argent virtuel et l’argent réel. Dès qu’il s’agit d’écologie, soit cela coûte trop cher, soit il n’y a pas d’argent. Les flux financiers vont dans certaines destinations, dans certains secteurs, et on raisonne par addition. Le sujet aujourd’hui c’est la substitution d’une certaine manière de penser les priorités, les secteurs et l’échelle temporelle. Cet exercice de substitution montre qu’il est fondamental de repenser le capitalisme pour la transformation écologique, y compris pour ne pas faire d’anticapitalisme primaire. Si on veut transformer le monde, l’économie, les sociétés, la ville, il faut se poser la question de l’affectation des ressources. Face à la question de l’argent qui reste virtuel quand il est discuté à Katowice et de la réalité, que fait-on ? Comment rend-on l’argent réel lorsqu’il s’agit de nouvelles priorités ?
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.