Édito

De quoi l’espace public est-il le nom ?

Penn State (CC 2.0) via Flickr

En juillet, le monde découvrait, stupéfait, la folie Pokémon GO, tandis que des hordes de joueurs de tous âges déferlaient dans les rues et parcs à la recherche de créatures virtuelles. En juillet, le jeu atteignit les 130 millions de téléchargements et dépassa Twitter en fréquentation quotidienne.

De nombreuses voix se sont élevées pour saluer ce jeu qui encouragerait l’interaction avec autrui, l’activité physique, une attention renouvelée au patrimoine architectural ou encore des liens plus étroits avec notre environnement. Plus fondamentalement, Pokémon GO superpose à nos espaces publics tangibles un nouvel espace virtuel, dont personne ne semble savoir quelles règles doivent le régir. Plus encore : le jeu ignore, et donc défie, les usages traditionnellement conférés aux espaces publics, alors que les parcs deviennent des terrains de chasse, les monuments historiques des PokéStops, et les limites entre propriété privée et espaces publics tout simplement invisibles. Le jeu a permis à certains de se poser pour la première fois la question de la qualité des espaces publics dans lesquels ils se meuvent, prenant soudain conscience, par exemple, de la difficulté de se déplacer à pied de façon confortable dans certains quartiers ou dans certaines rues. Des débats sur l’aménagement urbain “crowd-sourcés” grâce à un jeu vidéo : qui l’aurait cru ?

Ces rassemblements imprévisibles sont source d’étonnement en France, où les autorités se sont montrées par moment peu enthousiastes à la vue de cet usage inattendu et non régulé de l’espace public, un espace public vivant actuellement à l’ombre d’un état d’urgence prolongé. Dans une commune française, un arrêté municipal a tout bonnement interdit Pokémon GO pour des motifs de sécurité, démontrant que cette nouvelle pratique ludique ne coexiste pas aisément avec les tensions qui traversent en ce moment l’espace public français. Ce qui nous rappelle une autre série d’arrêtés non moins célèbres, interdisant le burkini dans l’intérêt de l’ordre public ou, dans un autre ordre d’idées, les tensions ponctuelles que suscitent, à New York, les attroupements autour des kiosques d’internet à très haut débit installés dans le cadre du projet LinkNYC.

Pokémon GO ignore, et donc défie, les usages traditionnellement conférés aux espaces publics.

Que faire des rapports complexes qu’entretient la France avec l’espace public ? En France, cet espace est celui où une nation éprouvée s’efforce de continuer de vivre ensemble dans un équilibre précaire maintenu tant bien que mal par les pouvoirs publics. Ceci fait de l’espace public une courroie de transmission à travers laquelle l’État signale ce que le vivre ensemble autorise, ce qu’il requiert, et ce qu’il interdit. Cette vision est le produit de l’histoire française ; l’espace public y est, par essence, hautement politique et foncièrement différent de l’espace privé, une distinction que l’État, contrairement à Pokémon GO, entend bien défendre.

Par-delà les lignes de force historiques, les mutations sociétales créent des demandes nouvelles et parfois imprévues vis-à-vis des espaces publics, rappelant, s’il en était besoin, que ces espaces sont façonnés en grande partie par les usages qu’en font les citadins. Dès lors, est-il légitime de continuer de concevoir les espaces publics urbains de façon isolée, sans prendre en compte les attentes et expériences des utilisateurs ? In fine, il aura fallu un phénomène culturel mondial et un habit de bain controversé pour nous rappeler que la réflexion collective autour des usages acceptés dans ces espaces est une tâche nécessaire, universelle et jamais parachevée alors que le fait urbain continue de s’étendre.

 

Cet édito est extrait de L’Instant Urbain (septembre 2016) de La Fabrique de la Cité.

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