Défis politiques et technologiques des mobilités futures
Taxis volants, hyperloops, scooters électriques, véhicules autonomes… Telles sont les images associées à l’expression « mobilités futures », lesquelles, malgré de grandes promesses technologiques, pourraient échouer à mettre fin aux nuisances engendrées par les modèles actuels de mobilité. Dans quelle mesure ces innovations pourront-elles répondre aux besoins de mobilité ? La principale innovation dans le domaine de la mobilité pourrait en fait venir des politiques publiques. Si l’on revient aux questions fondamentales, dans quelle mesure la gestion des prix et des infrastructures ainsi que la planification peuvent-elles conduire à la mobilité post-carbone ? Jean Coldefy, expert en mobilité, Niels de Boer, directeur de programme au Centre of Excellence for Testing & Research of Autonomous Vehicles (CETRAN – Nanyang Technological University), Lam Wee Shann, responsable de l’innovation et de la technologie à la Land Transport Authority de Singapour, et Karina Ricks, directrice de la mobilité et des infrastructures de la ville de Pittsburgh, ont exposé leur point de vue sur ces questions au cours de l’expédition urbaine menée par la Fabrique de la Cité à Singapour du 10 au 12 juillet 2019.
LFDLC : Comment les villes de Singapour et Pittsburgh articulent-elles leurs politiques et leurs innovations technologiques ?
Lam Wee Shann : Singapour imagine une Smart Nation, une économie de pointe alimentée par l’innovation numérique, une ville d’envergure mondiale dotée d’un gouvernement fournissant à ses citoyens le meilleur cadre de vie possible et répondant à leurs besoins distincts et changeants. Pour l’expliquer en termes simples, cette initiative vise à utiliser la technologie numérique pour améliorer la vie des personnes et soutenir notre économie.
Les travaux que nous menons dans le domaine des transports terrestres représentent également un pilier de cet effort national. En ce qui concerne la gestion de la congestion, nous adoptons par exemple une double approche. Du côté de l’offre, nous contrôlons le nombre de véhicules en circulation au travers du Certificate of Entitlement (COE). Avant même de pouvoir acheter un véhicule, qu’il s’agisse d’une moto, de voitures individuelles ou de véhicules de transport de passagers, toute personne ou entreprise doit acquérir ce certificat l’autorisant à utiliser un véhicule. Le nombre total de COE en vente est défini par le gouvernement. Son prix est quant à lui déterminé par la loi du marché par le biais de ventes aux enchères. Chaque COE vendu représente alors un droit de propriété de véhicule ainsi qu’un droit de circulation sur notre réseau routier limité, pour une durée de dix ans. Le nombre de COE libérés est déterminé par le nombre de véhicules retirés de la circulation dans les trois mois précédents, par la croissance autorisée du parc automobile et par d’éventuels ajustements. Il y a un an, en février 2018, nous avons ajusté le taux de croissance des véhicules à zéro, excepté pour les véhicules commerciaux, ce qui signifie que l’offre de COE sera uniquement déterminée par le nombre de véhicules retirés de la circulation. En d’autres termes, toute introduction d’un nouveau véhicule dans le réseau implique le retrait d’un autre. L’autre mesure que nous avons prise afin de gérer la congestion sur les routes singapouriennes est l’Electronic Road Pricing (ERP).
Avant d’instaurer des politiques de régulation visant à gérer la circulation automobile, nous devons veiller à avoir un bon réseau de transports publics et à ce que les tarifs des transports demeurent limités pour que la circulation des citoyens en ville reste abordable. Le facteur essentiel de nos politiques de limitation de la voiture est l’impact de la congestion sur la vie des citoyens et l’économie. Nous gérons la demande en encourageant les citoyens à utiliser le réseau public de transports collectifs mais nous travaillons également au renforcement de l’offre en déployant davantage de bus et d’infrastructures de métro. Notre objectif consiste à travailler conjointement sur la demande et sur l’offre ; pour cela, nous tirons parti de la technologie pour repousser les limites.
« Avant d’instaurer des politiques de régulation visant à gérer la circulation automobile, nous devons veiller à avoir un bon réseau de transports publics et à ce que les tarifs des transports demeurent limités pour que la circulation des citoyens en ville reste abordable. »
Karina Ricks : À Pittsburgh, nous savons que l’innovation est fille du besoin. Et notre besoin consiste à relancer notre économie en la faisant passer d’une économie industrielle à une économie technologique. Mais l’innovation est aussi fille de la curiosité. Ce que j’entends par là, c’est que toute innovation ne répond pas à un besoin. Parfois, elle répond juste au questionnement d’un ingénieur : puis-je faire cela ? Vais-je réussir à le concrétiser ? Il est nécessaire de faire la différence entre une innovation répondant à un besoin et une innovation développée juste pour le plaisir. Ainsi, les véhicules autonomes doivent répondre à de réelles lacunes en termes de mobilité. C’est la raison pour laquelle nous avons organisé une conférence à laquelle nous avions convié des personnes confrontées à des problèmes de mobilité : mères célibataires, salariés travaillant la nuit, personnes sortant de prison, etc. Nous leur avons demandé où se trouvaient, selon eux, les points faibles du système de mobilité. Nous avons aussi interrogé les ingénieurs pour savoir quels problèmes ils étaient en train de résoudre. Enfin, nous avons rappelé aux autres acteurs, et notamment aux responsables politiques, qu’il était nécessaire de rester ouverts à la technologie, d’essayer de nouveaux systèmes et de réfléchir aux moyens de les intégrer dans des environnements urbains.
Ensuite, il convient de répondre à une autre question : cette nouvelle mobilité sert-elle tous les usagers ? Ces derniers font souvent preuve de créativité : ils mettent de jeunes enfants sur le guidon du vélo, prennent deux ou trois passagers sur le scooter… Mais ces véhicules ne sont pas conçus pour ce type de déplacement. En tant qu’autorités publiques, il nous revient d’inciter l’industrie de la mobilité partagée à être plus créative afin que tous les véhicules permettent de se déplacer en toute sécurité et de s’adapter à une grande diversité de profils et de pratiques.
Niels de Boer : Singapour a adopté un modèle tripartite qui réunit l’industrie, le monde universitaire et le gouvernement. Ainsi, le Centre of Excellence for Testing & Research of Autonomous Vehicles, intégré à l’Université de technologie de Nanyang, a établi des partenariats avec de nombreux acteurs du secteur privé et est soutenu par la Land Transport Authority de Singapour. Ce modèle tripartite est au fondement du développement de l’innovation à Singapour. Lors du développement d’une technologie, il est nécessaire de travailler parallèlement sur les conditions juridiques et les normes techniques : elles se soutiennent mutuellement. Sinon, lorsque la technologie est au point, l’absence de cadre juridique empêche son déploiement.
LFDLC : Comment répondre aux défis économiques et sociaux nés de la mobilité ?
Karina Ricks : À Pittsburgh, nous ne pensons pas la mobilité uniquement comme un moyen de transport physique mais aussi comme un mouvement économique. De ce fait, nous devons respecter certaines obligations. Notre fil conducteur est la sécurité : personne ne doit mourir en circulant dans les rues de notre ville. Notre deuxième impératif concerne l’accès : comment nous assurer que tous nos foyers peuvent accéder à tous les produits et services dont ils ont besoin dans leur vie quotidienne ? L’indicateur que nous utilisons est la capacité à se procurer des fruits et légumes en moins de 20 minutes porte à porte. Enfin, l’accessibilité financière constitue le troisième impératif : nous additionnons les coûts du logement, des transports et de l’énergie. La somme de ces trois dépenses ne doit pas excéder 45% du revenu d’un foyer. Pour les personnes aux revenus les plus faibles, nous proposons des logements subventionnés pour compenser les coûts de transport élevés. Pour les personnes aux revenus les plus confortables, les coûts du logement peuvent être élevés, en proportion de leurs revenus, mais les coûts de transport sont faibles. Autres facteurs : la santé et le bonheur, qui représentent des éléments importants dans une ville. Nous estimons que la marche et le vélo constituent les modes de transports les plus agréables pour de très courtes distances. Est-il facile de traverser les rues ? De circuler à vélo ? Avez-vous l’occasion de rencontrer les habitants de votre quartier ? Et quel type d’expérience faites-vous en allant d’un point A à un point B ? Enfin, le design constitue le dernier élément. Nos rues devraient raconter l’histoire de ce qui compte pour notre ville. Est-il plus important de foncer d’un lieu à un autre ou de se réunir, de profiter les uns des autres et de rencontrer ses voisins ?
Lam Wee Shann : Aujourd’hui, Singapour compte moins d’un million de véhicules mais ce qu’il faut noter, c’est que nous comptabilisons chaque jour environ dix millions de trajets de voyageurs sur notre réseau de transport public. Nos politiques de mobilité sont conçues pour répondre à un certain nombre de défis. Notre première préoccupation est la gestion de l’espace et la seconde la démographie. Singapour devra répondre aux besoins d’une population croissante et d’une augmentation de la demande de transport, sans oublier le vieillissement rapide de la population : d’ici 2020, le nombre de personnes âgées s’élèvera à presque 3,4 millions (alors que la population totale actuelle de Singapour est estimée à 5,6 millions d’habitants). Le vieillissement de la population constitue également un défi pour la main d’œuvre. Enfin, la sécurité et la soutenabilité façonneront la mobilité pour les vingt prochaines années. C’est la raison pour laquelle nous privilégions un environnement avec un nombre limité de voitures. L’utilisation de véhicules privés devrait être réduite au minimum.
Pour contrôler l’usage de la voiture, nous avons instauré dès 1975 un péage urbain, appelé « Area Licensing Scheme ». Des contrôles manuels avaient été mis en place dans le centre de Singapour : tous les véhicules entrant dans la ville devaient s’acquitter d’un droit, sauf s’ils transportaient un grand nombre de passagers. En 1998, nous sommes passés à un péage urbain électronique, qui a permis de remplacer les postes de péage du « Area Licensing Scheme » par des portiques. Les véhicules passant par ces portiques doivent s’acquitter d’une certaine taxe durant les heures de pointe. Cette taxe est révisée quatre fois par an en fonction de la vitesse de circulation : si la vitesse moyenne diminue jusqu’à passer sous un certain seuil, nous augmentons le tarif. Si elle augmente, nous le réduisons. Les tarifs sont donc déterminés par l’usage et la congestion.
Jean Coldefy : Singapour constitue une utopie pour les villes européennes. Elle a réussi quelque chose d’à peine envisageable dans d’autres métropoles, à savoir le développement d’un réseau de mobilité très efficace visant à restreindre l’usage de la voiture et parallèlement à influencer fortement la possession individuelle de voiture et son usage. Les résultats sont impressionnants : si l’on compare la France et Singapour, le rapport « voiture par habitant » est 2,5 fois plus faible dans la cité-État. En quoi l’usage de la voiture pose-t-il problème ? L’occupation de l’espace représente le problème majeur causé par les voitures. La surface de Singapour étant limitée, l’espace constitue sa principale ressource, et il semble donc assez logique d’avoir mis en place une telle politique.
L’autre aspect majeur est que toutes les compétences sont aux mains d’une seule entité : la Land Transport Authority (LTA). Les villes européennes et américaines sont confrontées à des problèmes de gouvernance majeurs car de nombreux citoyens viennent de l’extérieur du périmètre de la ville. Ces différents niveaux et cette multiplicité d’autorités compétentes affectent la capacité à faire fonctionner l’espace public, qu’il s’agisse des voies réservées, des feux de circulation, des priorités des bus, etc.
Troisièmement, la recherche de ressources financières pour l’amélioration des services de mobilité existants ou de fourniture de nouvelles options de déplacement constitue un défi majeur en Europe. Il s’agit donc des trois éléments majeurs à prendre en compte.
« L’occupation de l’espace représente le problème majeur causé par les voitures. La surface de Singapour étant limitée, l’espace constitue sa principale ressource. »
LFDLC : Les villes de Singapour et Pittsburgh travaillent toutes deux au développement de véhicules autonomes. Dans quelle mesure peuvent-ils contribuer à améliorer la mobilité urbaine et quels défis reste-t-il à relever dans ce domaine ?
Lam Wee Shann : Comme indiqué précédemment, la population de Singapour vieillit rapidement. Nous sommes confrontés à une situation très tendue en termes de main d’œuvre : la moyenne d’âge des conducteurs de bus locaux est de 55 ans environ. Dans ce contexte, les véhicules autonomes pourraient contribuer fortement à réduire les contraintes à l’égard de la main d’œuvre. Ils permettraient de renforcer la sécurité dans les transports et offriraient une meilleure qualité de services publics dans le domaine des transports. Néanmoins, nous estimons que si ces voitures autonomes étaient détenues par des particuliers, elles ne constitueraient pas une solution. Elles ne feraient que renforcer la congestion et nécessiteraient plus d’espace pour leur stationnement.
La mobilité autonome requiert un gros travail de planification ; nous avons donc mis en place des commissions incluant des représentants du gouvernement (urbanistes, économistes, chercheurs, etc.) mais aussi des acteurs du secteur privé et des experts. Ensemble, nous avons développé notre vision de la mobilité des personnes mais aussi des biens. Nous espérons que les véhicules servant à la logistique circuleront en dehors des heures de bureau mais le bruit et l’éclairage devront être calibrés pour le pilotage autonome. Même le modèle économique devra être revu d’une manière ou d’une autre. La conduite autonome n’est pas seulement une question de technologie, elle doit s’inscrire dans un contexte favorable : nous devrons fixer des normes car il n’en existe pas à l’échelle internationale pour l’utilisation de véhicules autonomes ; leur acceptation par le public constituera également un défi.
Niels de Boer : La recherche-développement sur les véhicules autonomes est fortement dépendante du cadre de tests, qui contribue à l’établissement des normes techniques et procédures d’évaluation. Aujourd’hui, seules trois phases de test peuvent être couvertes par les compagnies d’assurance. Aucune d’entre elles n’est prête à assumer la responsabilité des autres étapes dans la mesure où ce cadre de tests n’est pas clairement défini. Il ne s’agit pas tant de savoir qui est responsable mais plutôt ce qui doit être assuré. Les compagnies peuvent-elles calculer une prime rendant l’assurance efficace ? Malheureusement, nous ne savons pas en quoi consiste le risque. En effet, il est généralement calculé sur la base de statistiques mais nous ne disposons pas d’une flotte suffisante pour collecter les statistiques nécessaires à l’évaluation du risque.
D’un point de vue technique, les voitures traditionnelles sont testées durant un essai physique. Aujourd’hui, dans la mesure où le contrôle du fonctionnement de base est assuré par un logiciel et non un conducteur, nous devons trouver de nouveaux moyens d’évaluer si le logiciel est prêt. Les simulations et les tests de notre banc d’essai nous permettent de surveiller le développement : nous évaluons la performance et la capacité de compréhension des véhicules sur la route. Lors des phases préliminaires de test, les développeurs sont surtout préoccupés par les risques d’accident. Mais le plus compliqué, c’est le fonctionnement sur la route et l’adaptation à la circulation. C’est la raison pour laquelle CETRAN travaille en étroite collaboration avec la police de la circulation afin d’examiner les comportements et de voir comment le risque peut être limité. Les passagers étant aussi importants que les piétons, il est également nécessaire d’apprendre au véhicule autonome à conduire de manière préventive, afin d’éviter tout freinage d’urgence. Mais avant d’enseigner ce type de conduite, il faut la définir : c’est là que réside le défi.
Plus nous collectons de données, plus les véhicules autonomes peuvent apprendre. Si la recherche-développement a permis de collecter de nombreuses données, leur partage soulève de nouveaux défis. Nous devons en effet garder à l’esprit que toute cette industrie constitue un marché juteux pour les investisseurs en capital-risque, la propriété intellectuelle constituant l’atout majeur de ces entreprises. De ce fait, comment pouvons-nous garantir l’accès aux données sans divulguer la nature de la propriété intellectuelle ? C’est à cette question qu’il convient de répondre.
« Plus nous collectons de données, plus les véhicules autonomes peuvent apprendre. Si la recherche-développement a permis de collecter de nombreuses données, leur partage soulève de nouveaux défis. »
Karina Ricks : Pittsburgh dispose de véhicules autonomes depuis 1985. C’est en effet à l’université Carnegie Mellon qu’a été testé le premier d’entre eux. Mais au cours des deux dernières années, les essais de véhicules autonomes se sont beaucoup multipliés : aujourd’hui, plus de 60 véhicules sont testés dans les rues par cinq entreprises.
Un aspect n’est cependant pas suffisamment mentionné : l’éthique. Connaissez-vous le dilemme du tram ? Le tram descend une pente et vous devez tirer une poignée pour le faire aller à gauche ou à droite. S’il va à droite, il écrase votre mère et s’il va à gauche, il tue quatre étrangers. Quelle option choisissez-vous ?
En tant qu’humain, vous arriverez sans doute à prendre très rapidement une décision. Pour les véhicules autonomes, il s’agit d’une décision préméditée issue d’un programme. Comment cette décision peut-elle être prise ? Le sera-t-elle par le constructeur de l’équipement, le gouvernement ou les citoyens ? Aujourd’hui, les véhicules autonomes ne reconnaissent que les piétons. Ils ne considèrent pas comme une personne un piéton portant un enfant sur les épaules. Si le piéton est déguisé, le véhicule autonome ne l’assimile pas non plus à une personne ! Ce sont là les limites de l’intelligence artificielle, dont la qualité est à la hauteur des informations avec lesquelles elle a été alimentée. Nous devons donc la nourrir avec tout scénario envisageable car elle ne pense pas selon le même schéma que les humains. La route reste longue avant que les véhicules autonomes soient disponibles à la vente.
La crainte d’être renversé constitue l’une des raisons pour lesquelles les piétons traversent sur les passages piétons. Un monde dans lequel tout véhicule serait programmé pour s’arrêter constituerait un paradis pour les piétons mais si les piétons pouvaient traverser partout à tout moment, cela aurait une forte incidence sur la fluidité du trafic. De ce fait, devons-nous construire des barrières sur les trottoirs ou faire circuler tous les véhicules sous terre ou en hauteur ? Nous devons réfléchir à ces questions, dans la mesure où les êtres humains ne respecteront pas les règles s’ils savent qu’ils sont en sécurité.
LFDLC : Les innovations technologiques et politiques sont souvent contestées. Comment répondre aux questions d’acceptabilité par le public ?
Niels de Boer : L’acceptabilité publique constitue un élément clé. Aujourd’hui, les salariés du secteur des transports endossent des rôles qui ne sont pas toujours très bien définis. La question peut être formulée ainsi : sommes-nous conscients de leur rôle et de leur valeur ajoutée et les apprécions-nous ? Ainsi, avant de démarrer, un conducteur de bus vérifiera dans son rétroviseur qu’un passager âgé est assis. Si nous allons vers l’automatisation, allons-nous prendre en compte et inclure certaines de ces missions ? Je pense que c’est l’acceptabilité publique qui déterminera la direction dans laquelle nous irons.
Jean Coldefy : Les questions d’acceptabilité publique sont souvent soulevées lorsqu’on parle de péage urbain. Bien sûr, il convient d’offrir d’autres alternatives avant de restreindre l’utilisation des voitures, de manière à influencer les comportements. L’utilisateur de l’infrastructure doit faire l’objet d’un traitement différencié en matière de péage, en fonction de la contrainte qu’il impose à l’intérêt général. Une voiture transportant un passager est évidemment moins efficace qu’une voiture en transportant quatre et les trajets aux heures de pointe contribuent à la congestion.
En Suède ou en Norvège, les citoyens comprennent la nécessité des péages urbains car ils sont conscients que la mobilité doit être financée. Si la ville de Göteborg appelle son mécanisme de péage urbain « taxe sur la congestion », il s’apparente davantage à un système de recettes destiné à financer la mobilité dans son ensemble. Cependant, dans le reste de l’Europe, à l’exception de l’Italie et du Royaume-Uni, le péage urbain ne parvient pas à se faire accepter par la population.
Les coûts généralisés constituent un aspect important de la mobilité. Les « navetteurs » sont bien plus préoccupés par le temps de transport que par le prix. Interrogés sur les éléments susceptibles de les faire recourir au co-voiturage, nombreux sont les citoyens citant les voies réservées. Ce qui nous ramène à la gouvernance de l’espace public et aux questions de financement mentionnées précédemment. Cela faciliterait les choses si les transports publics, les parcs-relais, les routes et la circulation étaient gérés par la même structure. Bien sûr, la mobilité doit être abordable et ce caractère abordable dépend du revenu.
« Cela faciliterait les choses si les transports publics, les parcs-relais, les routes et la circulation étaient gérés par la même structure. »
LFDLC : Quels sont les autres défis à relever pour améliorer la mobilité dans les années à venir ?
Lam Wee Shann : Nous nous intéressons actuellement à la prochaine génération de péages urbains et au passage d’un système de portiques à un système relié à des satellites. Il faut que le système soit plus réactif en termes de gestion du trafic et moins dépendant des infrastructures. Et plus important encore, il doit fournir d’importants fichiers de données qui permettront d’assurer la sécurité, d’améliorer le contrôle de la circulation et d’encourager la R&D. Aujourd’hui, les véhicules disposent d’unités intégrées pour l’ERP, qui permettent de détecter automatiquement tout véhicule au franchissement d’un portique et d’appliquer la redevance correspondante. Avec la nouvelle unité embarquée, qui consistera en un appareil adapté au nouveau système relié à des satellites, nous pourrons informer les automobilistes. Nous serons par exemple en mesure de les informer en cas de congestion sur leur itinéraire.
Niels de Boer : L’électrification et les véhicules autonomes vont de pair car l’électricité permet d’alimenter efficacement et facilement un véhicule. L’électrification me semble le seul moyen de faire fonctionner les véhicules autonomes. Cependant, nous devons avoir une vue d’ensemble de la consommation énergétique. Pour les véhicules actuellement en phase de test, le coffre et son équipement entièrement informatisé nécessitent un système de refroidissement spécial. Dans leur majorité, les véhicules nécessiteront donc de plus gros moteurs, uniquement pour fournir cette énergie. À Singapour, où le climat est chaud et humide, la climatisation est nécessaire et consommatrice d’énergie. Ainsi, la climatisation des navettes automatisées permettant d’accéder aux Gardens by the Bay nécessite jusqu’à 50% de l’énergie stockée dans leurs batteries. L’électrification constitue donc un défi majeur pour Singapour.
Jean Coldefy : Il est vrai que Singapour a mis en place une politique de mobilité très ambitieuse. Dès le début, une pression forte a été exercée sur la possession et l’usage de la voiture. Cependant, la différence entre Singapour et d’autres villes dans le monde – et je devrais plutôt dire toutes les autres – tient à sa géographie. Si la distance la plus longue d’une extrémité de Singapour jusqu’au quartier d’affaires central est de 20 km, de nombreuses personnes ailleurs dans le monde doivent parcourir 40 à 50 km pour aller travailler. Cela explique par exemple pourquoi 250 000 voitures entrent dans la métropole lyonnaise tous les jours. Pour résoudre ce problème, les villes devront mettre en place un système intégré offrant des interfaces efficaces, avec des options de parc-relais et de transports en communs rapides, ainsi que des infrastructures cyclistes, en gardant à l’esprit la cohérence de ces dispositifs par rapport à la politique de logement.
En outre, malgré le nombre limité de voitures en circulation, la majorité des autoroutes de Singapour comptent 3 ou 4 voies. Certaines pourraient être des voies réservées ou des voies dédiées aux piétons ou cyclistes. En effet, pour des distances de 20 km, je pense qu’une part importante des déplacements pourrait être effectuée en vélos électriques. Si l’infrastructure est adaptée (par exemple en couvrant les voies cyclistes), le climat chaud et humide ne devrait pas être un problème. Pour moi, la conduite autonome ne constitue pas une solution d’avenir, sauf pour les transports publics ; les vélos électriques seront développés bien avant.
Karina Ricks : Pittsburgh a créé deux types de voies réservées. L’un est mis en place sur les autoroutes et est réservé aux véhicules transportant de nombreux passagers. L’autre est uniquement réservé aux bus, dans la ville. Le problème que nous rencontrons avec les entreprises de covoiturage, c’est que ces voies réservées sur les autoroutes jouent parfaitement leur rôle : elles vous conduisent de la campagne à la ville. Cependant, une fois en ville, les voitures contribuent aux embouteillages. Dans la ville, les voies de bus ne sont pas saturées et les entreprises de covoiturage insistent fortement pour pouvoir les utiliser en échange d’une redevance. Le prix donné au temps est très variable. Certaines personnes sont prêtes à payer davantage pour réduire leur temps de transport et même à payer encore plus si elles sont assurées du temps exact qu’elles mettront pour parcourir une distance donnée. Étant donné que nous souhaitons favoriser la circulation, nous n’autorisons pas pour l’instant les entreprises de covoiturage à utiliser les voies de bus. Si elles commençaient à transporter davantage que deux passagers, nous pourrions les y autoriser.
Une autre question majeure en termes de mobilité sera celle de la logistique urbaine. Elle est d’ailleurs déjà d’actualité. Il me semble que le commerce électronique constitue une grande opportunité. Toutefois, il est mal utilisé et crée de nouveaux défis en multipliant les trajets pour de petits paquets et il est exacerbé par l’émergence d’Uber Eats et autres services de livraisons de produits à la demande. Quels sont les véhicules utilisés pour la livraison ? Ils pourraient peut-être partager un trajet en prenant en même temps un passager. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un « jardin fermé » : des prestataires comme Uber ou Grab vous font penser qu’ils fournissent des taxis, des scooters ou des bus mais ne vous laissent pas voir l’envers du décor. Le système de mobilité qu’ils offrent est très attractif mais ils ne laissent pas entrer de nouveaux concurrents susceptibles d’améliorer le système. La préférence pour ce modèle de mobilité s’explique par des raisons économiques mais, en tant que gouvernement, nous devons être très protecteurs face à ce phénomène.
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.