En question

Derrière les mots : la décroissance

Il y a quelques jours, La Fabrique de la Cité s’interrogeait, dans une note, sur le caractère souhaitable et réaliste d’un projet sociétal de décroissance (La décroissance, modèle d’avenir ou illusion ?, 10 mars 2020). La crise profonde dans laquelle nous plonge la pandémie de Covid-19 depuis lors a transformé ce sujet de prospective en une réalité dont chacun ressentira les effets dans les mois et années à venir. Que la récession soit en marche, en France comme à l’échelle mondiale, ne fait plus aucun doute.

D’ores et déjà les prévisions de croissance de l’économie française pour l’année 2020 ont été revues à la baisse : initialement estimée à 1,3%, la croissance devrait se transformer en récession d’1%, hypothèse qui peut toutefois paraître très optimiste. « Certains économistes évoquent déjà une morsure du virus sur la production deux à quatre fois plus profonde, avec une chute du PIB qui pourrait donc aller au-delà de 5 % [i] », affirment ainsi Les Échos. Il ne s’agit que du quatrième épisode de diminution de la croissance économique en France depuis les années 1950 : seuls le choc pétrolier de 1975, la crise économique de 1993 et la crise financière de 2009 avaient auparavant engendré une récession [ii]. Celle-ci s’accompagnera, à n’en pas douter, et a fortiorisi le confinement actuel était appelé à durer, d’une diminution notable de la consommation des ménages, aggravée encore par les difficultés économiques que traversent d’ores et déjà de nombreuses entreprises dont l’activité se trouve affectée par l’épidémie et le confinement.

La décroissance est donc bien là. Mais gardons-nous de la confondre avec celle qu’appellent de leurs vœux, depuis plusieurs décennies, les « objecteurs de croissance », qui voient dans la poursuite de la croissance économique un objectif incompatible avec la transition écologique sur laquelle nous devons nécessairement nous engager. De nombreux observateurs n’hésitent toutefois pas à faire le parallèle, voyant dans le confinement et le coup porté à l’économie par la crise une expérience inédite de décroissance, dont les effets bénéfiques sur l’environnement se font par endroit déjà ressentir. L’exemple chinois est ainsi sur toutes les lèvres : la diminution du trafic aérien de 80% en février dans les 25 plus grands aéroports du pays [iii] et la fermeture de commerces et d’usines, si elles plongent l’économie chinoise dans la tourmente (« le recul de l’économie en février est bien pire que la baisse de 12% estimée [iv] », estime le China Chief Economist Forum), permettent dans le même temps à la Chine d’enregistrer une diminution de 36% la consommation de charbon dans ses centrales électriques ainsi qu’une baisse de 37% de ses niveaux de NO2 [v].

De là à conclure que la terrible épidémie que traverse, tant bien que mal, la population mondiale lui serait en réalité bénéfique, en ce qu’elle lui permettrait sinon d’entamer, du moins de se familiariser avec un processus de décroissance et donc de réduction à marche forcée du PIB considéré comme bénéfique à l’environnement, il n’y a qu’un pas que certains franchissent volontiers. C’est là faire preuve d’un dangereux cynisme, en oubliant les effets dévastateurs et irrémédiables de la décroissance économique et, à l’inverse, la corrélation avérée entre PIB et bien-être. Si le PIB est, stricto sensu, un indicateur de production de richesse, il est également un puissant marqueur du niveau de satisfaction des populations, comme le confirment de nombreuses études scientifiques : « le degré moyen de satisfaction est plus élevé dans les États où le PIB par tête est élevé. L’amplitude du gradient satisfaction-revenu est à peu près la même que l’on compare des individus ou des pays, ce qui suggère que le revenu absolu joue un rôle important dans le bien-être. Enfin, en étudiant l’évolution de la satisfaction au fil du temps, nous constatons qu’à mesure que les pays connaissent une croissance économique, la satisfaction de la vie de leurs citoyens augmente généralement, et que les pays connaissant une croissance économique plus rapide ont également tendance à connaître une croissance plus rapide de la satisfaction de la vie [vi] », écrivaient en 2010 des économistes du National Bureau of Economic Research de Boston. N’en déplaise aux apôtres de la décroissance, l’Homme ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, et la décroissance, qu’elle soit subie, à l’instar de celle que nous fait vivre l’épidémie de COVID-19, ou planifiée, comme celle dont rêvent les objecteurs de croissance, est nécessairement synonyme d’appauvrissement et donc de diminution du bien-être. Preuve supplémentaire : récession et dépression économique engendrent inévitablement une hausse du chômage. Or, cette dernière, à elle seule, emporte sur les populations concernées des effets dévastateurs : « les études disponibles dans plusieurs pays et les quelques données obtenues récemment en France suggèrent que les conséquences du chômage sur la santé vont bien au-delà de l’augmentation de la fréquence des suicides. L’incidence des pathologies chroniques, maladies cardiovasculaires et cancers en premier lieu, semble également fortement augmentée chez les chômeurs par rapport aux travailleurs », rappelle l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) [vii].

Et si la décroissance semble bien, à première vue, bénéfique à l’environnement en ce qu’elle engendre une diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES), c’est précisément parce qu’elle détruit les activités économiques génératrices de bien-être dont ces émissions de GES constituent les externalités négatives. Ainsi Gernot Wagner, professeur à l’université de New York, rappelle-t-il que « les émissions en Chine ralentissent parce que l’économie s’est arrêtée et que des gens meurent, et parce que les plus pauvres ne sont plus capables de se procurer médicaments et alimentation ; ce n’est pas être un modèle pour la façon dont nous aimerions faire réduire les émissions nées du changement climatique [viii] ».Et quand bien même elle ne serait pas dévastatrice sur les plans économique et humain, la décroissance ne constituerait pas un vecteur efficace de lutte contre le changement climatique. Se focaliser sur la réduction mécanique des émissions de GES liée à la contraction des activités économiques et industrielles, c’est en effet passer sous silence les effets négatifs de la décroissance sur l’environnement. Ainsi, comme le rappelle la MIT Tech Review, l’épisode de décroissance né de l’épidémie en cours pourrait desservir la lutte contre le changement climatique : « si le virus conduit à une pandémie totale et globale et à un effondrement économique, elle pourrait bien éloigner l’argent et la volonté politique des actions en faveur du climat [ix]». Par ailleurs, le double choc d’offre et de demande sur les marchés pétroliers ainsi que la chute des prix de l’électricité sur les marchés de gros portent d’ores et déjà des coups redoutables aux sources d’énergie faibles en carbone, dont le coût se trouve massivement renchéri. Il est donc illusoire voire dangereux d’opposer croissance économique, et donc bien-être humain, d’une part et préservation de l’environnement de l’autre. Ce n’est pas au détriment du bien-être humain que devra ou pourra s’opérer la transition écologique. Or la décroissance attente nécessairement à ce bien-être, comme la récession à venir ne manquera malheureusement pas de nous le rappeler.

 

 

[i] Jean-Marc VITTORI, De petites armes dans une grande guerre, Les Échos, 17 mars 2020. URL : https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/de-petites-armes-dans-une-grande-guerre-1186325

[ii] Renaud HONORÉ, Coronavirus : le deficit public pourrait se creuser encore plus que prévu, Les Échos, 18 mars 2020. URL : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/coronavirus-le-deficit-pourrait-se-creuser-encore-plus-que-prevu-1186528

[iii] Ian PETCHENIK, Air traffic at China’s busiest airports down 80% since the beginning of they ear, Flight Radar 24, 14 mars 2020, mis à jour le 18 mars 2020. URL : https://www.flightradar24.com/blog/air-traffic-at-chinas-busiest-airports-down-80-since-the-beginning-of-the-year/

[iv] Cité dans : Marjorie ENCELOT, La Chine « a sorti des chiffres [économiques] suffisamment terribles pour être tout à fait plausibles », Les Échos Investir, 17 mars 2020. URL : https://investir.lesechos.fr/marches/actualites/la-chine-a-sorti-des-chiffres-economiques-suffisamment-terribles-pour-etre-tout-a-fait-plausibles-1900247.php

[v] Lauri MYLLYVIRTA,Analysis : Coronavirus has temporarily reduced China’s CO2 emissions by a quarter, Carbion Brief, 19 février 2020. URL :  https://www.carbonbrief.org/analysis-coronavirus-has-temporarily-reduced-chinas-co2-emissions-by-a-quarter

[vi] Daniel W. SACKS, Betsey STEVENSON, Justin WOLFERS, Subjective Well-Being, Income, Economic Development and Growth, NBER Working Paper No. 16441, octobre 2010, JEL No. I31,I32,O11.

[vii] Pierre MENETON, Marie PLESSZ, Émilie COURTIN, Céline RIBET, Marcel GOLDBERG et Marie ZINS, Le chômage : un problème de santé publique majeur, la revue de l’IRES n°91-92, janvier 2018, http://www.ires.fr/publications-de-l-ires/item/5581-le-chomage-un-probleme-de-sante-publique-majeur

[viii] James TEMPLE, Why the coronavirus outbreak is terrible news for climate change, MIT Tech Review, 9 mars 2020. URL :  https://www.technologyreview.com/s/615338/coronavirus-emissions-climate-change/

[ix] Ibid.

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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