En question

Derrière les mots : Gratuité(s) des transports publics

Figure 1 - Bus gratuit à Aubagne (Florian Fèvre - CC BY-SA 4.0)

Dans des centres urbains toujours plus congestionnés, où l’automobile représente une part écrasante des déplacements, les municipalités sont à la recherche d’un moyen permettant de favoriser le report modal de la voiture individuelle vers les transports en commun. Avec la crise que nous traversons, cet enjeu se double d’un impératif de relance des transports collectifs à l’heure où ces derniers, notamment aux États-Unis [1], ont parfois perdu jusqu’à 90% de leur fréquentation pré-crise.

Plusieurs leviers peuvent être envisagés pour favoriser le report modal vers les transports. Ils agissent sur les trois déterminants du choix modal : le confort, le coût pour l’usager et le temps de parcours. Depuis plusieurs années et notamment à l’approche des élections locales, des villes évoquent la possibilité de rendre leurs transports publics gratuits pour augmenter la fréquentation des transports publics, réduire la circulation automobile ou même parfois comme levier d’attractivité du territoire. Plusieurs territoires se sont illustrés en adoptant cette mesure : Tallinn, Dunkerque, Niort, Luxembourg… Les exemples sont nombreux et aucun modèle unique de gratuité des transports collectifs ne s’en dégage.

Comment définir la gratuité les transports collectifs ? Quel territoire et quels usagers cette mesure peut-elle concerner ? La gratuité totale d’un réseau de transports collectif est-elle possible ? Est-elle financièrement soutenable ? Permet-elle d’atteindre les objectifs fixés (réduction de la part modale de l’automobile, diminution des émissions de CO2, etc.) ? Enfin, cette mesure est-elle efficace à long terme ?

Derrière ces multiples interrogations se trouvent trois enjeux : la définition de la gratuité et de son périmètre, sa pertinence financière à court, moyen et long termes, et enfin sa capacité à atteindre les objectifs qui ont présidé à sa mise en place.


L’enjeu de la définition : la gratuité, une notion plurielle

« There ain’t no such thing as a free lunch », (« un repas gratuit, ça n’existe pas »)

— Robert Heilein (1966) repris par Milton Friedman en 1975

La première question que soulève la gratuité est d’ordre sémantique. L’usage du terme « gratuité » est trompeur à plusieurs égards. En effet, quand bien même le service est débarrassé de son prix, les coûts qui lui sont liés demeurent. Pour cette raison, l’expression anglophone « fare-free » est plus exacte : le service de transport est seulement « libéré » du besoin d’acheter un ticket. Ainsi, la gratuité n’efface pas les enjeux liés au financement des transports collectifs, bien au contraire.

Ensuite, de quelle gratuité des transports collectifs parle-t-on ? Plusieurs déclinaisons existent au niveau local. S’il existe des réseaux entièrement gratuits, dans une majeure partie des réseaux, la gratuité est partielle et conditionnée à différents facteurs.

Figure 2 : Bus gratuit dans le centre de Manchester (Domaine public)

La gratuité peut dépendre de plusieurs facteurs :

  • des jours de la semaine où des situations. Par exemple, le réseau de l’agglomération de Compiègne est uniquement payant les dimanches et jours fériés. À Paris, jusqu’en 2017, les transports collectifs étaient gratuits lors de certains pics de pollution.
  • du type de service. À Dunkerque, si les transports collectifs sont entièrement gratuits depuis le 1er septembre 2018, l’utilisation des services de bus de nuit (Taxibus) et de vélo en libre-service (Dk’vélo) demeurent payante.
  • du périmètre géographique. Dans le réseau du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, l’ensemble des 20 lignes à l’échelle du territoire sont gratuites. Les lignes « métropolitaines » opérant en direction des grandes centres urbains de la Métropole Aix-Marseille-Provence (Aix-en-Provence, Marseille, etc.) demeurent, elles, payantes[2].
  • du type d’usagers. À Tallinn, première capitale européenne à avoir mis en place la gratuité dès 2013, seuls les résidents domiciliés fiscalement dans la capitale estonienne sont concernés par la mesure, sous réserve de l’achat d’une carte d’accès à 2 euros. Les non-résidents continuent quant à eux de payer les transports publics de la ville. De même, dans une majorité de réseaux français, une forme de gratuité partielle existe au travers des tarifications sociales ou solidaires en direction des publics vulnérables ou modestes (jeunes, personnes âgées, chômeurs, etc.)[3].

Il n’est pas rare que des réseaux partiellement gratuits soient considérés comme entièrement gratuits. Or il serait impropre d’opposer gratuité d’une part et transports collectifs payants de l’autre ; les mesures de gratuité sont généralement des composantes essentielles de politiques sociales ou territoriales de réseaux payants. . Par exemple, bien que les transports collectifs tallinnois soient considérés comme intégralement gratuits, ils ne le seront pas pour des personnes ne résidant pas à Tallinn ou des touristes.

Au-delà de cette dimension sémantique, le fait de rendre les transports gratuits soulève de nombreuses questions en matière de financement des transports publics.

 

Les enjeux financiers de la gratuité : une soutenabilité en question

Rendre un transport gratuit ne fait pas disparaître son coût. Le fait que ce dernier ne soit pas assumé par l’usager implique de trouver de nouveaux contributeurs, alors même que la viabilité financière des réseaux dépend en partie des recettes des usagers. Dans un certain nombre de réseaux de transports de petites villes, les revenus de la billettique sont relativement faibles. Lorsque les coûts de la billettique (édition de titres de transport, gestion de dossier, contrôle, de coûts administratifs pour recouvrer les amendes, etc.) sont supérieurs aux recettes des ventes de titres de transport, la gratuité peut permettre de réduire les dépenses de fonctionnement. Dans ce cas, les dépenses liées à la gratuité sont alors compensées par d’autres ressources, notamment fiscales

En revanche, dans des réseaux d’ampleur plus importante, où les recettes liées aux usagers et les économies d’échelle en matière de gestion administrative de la billettique sont plus importantes, il est nécessaire de trouver une solution pour couvrir la perte des recettes des usagers. En France, la part de la contribution des usagers au financement des réseaux est de 17% en moyenne. Aux États-Unis, les recettes issues de la billettique représentent en moyenne 36% des revenus des réseaux de transport. Dès lors, comment financer la gratuité des transports collectifs ?


Financer la gratuité par l’augmentation des recettes

La viabilité économique des réseaux de transports dépend de l’équilibre d’un ratio R/D. Si les postes de dépenses restent bien souvent les mêmes, dépendant uniquement des types de services opérés, les recettes, elles, varient selon les pays et territoires. En France, par exemple, les recettes des autorités organisatrices de mobilité sont majoritairement abondées par le Versement mobilité (VM), une contribution des employeurs des secteurs public et privé au financement des autorités organisatrices de mobilité. Dans d’autres réseaux, comme à Hong Kong, les recettes de l’autorité organisatrice de mobilités proviennent majoritairement des ventes et locations immobilières à proximité des espaces de gare. Enfin, dans d’autres réseaux, les recettes sont abondées en majorité par la billettique. Ainsi, tous les réseaux ne pourront pas envisager la mise en place des transports collectifs gratuits. Dès lors, on peut distinguer plusieurs modalités de financement de la gratuité.

La première consiste à agir sur le volet « recettes ». Pour financer la gratuité, il est possible d’augmenter les autres ressources et en premier lieu les recettes fiscales. C’est notamment le cas dans de nombreux réseaux de transports gratuits en France, où l’augmentation du taux du Versement mobilité (VM) permet de financer la gratuité. On assiste alors à un transfert de charges d’un acteur (l’usager) vers un autre (les entreprises).

L’augmentation d’un impôt sur la production comme le VM doit toutefois être limitée, sans quoi elle peut grever l’attractivité économique du territoire pour les entreprises. À Paris, les recettes des usagers représentent un peu moins de 3 milliards d’euros. Toutefois, à la différence d’agglomérations de moindre taille, une métropole comme Paris ne peut compter sur une augmentation de son VM pour compenser le manque à gagner lié à la gratuité sans porter atteinte à la compétitivité des entreprises. Selon le comité sur la faisabilité de la gratuité des transports en Île-de-France, une révision à la hausse des taux du VM francilien pourrait avoir des effets macroéconomiques récessifs à moyen et long termes pouvant engendrer la destruction de 30 000 emplois et la perte de 4 milliards d’euros, soit environ 0,7 point de PIB à l’échelle de la région [4].

De plus, la crise actuelle montre les limites d’une telle solution. De façon générale, les crises économiques conduisent à un effondrement de l’activité, qui emporte de nombreuses conséquences, parmi lesquelles une chute des recettes du versement mobilité. La récente crise sanitaire a en outre conduit de nombreuses personnes à se détourner des transports collectifs, induisant une forte diminution des recettes commerciales. Les pertes dues à la conjugaison de ces deux facteurs sont estimées à 4 milliards d’euros pour la seule année 2020 en France[5]. Dans le cas où ces pertes ne pourraient être compensées, certaines autorités organisatrices de mobilités pourraient être incapables de s’acquitter de leur contribution auprès des opérateurs de transports, risquant d’entraîner ainsi l’arrêt des services de transports collectifs, avertissait le GART dans un récent courrier[6] adressé au Président de la République.

Dans d’autres contextes plus rares, la seule recette fiscale inchangée peut suffire à financer la gratuité. À Niort, par exemple, la collectivité bénéficie d’un contexte économique favorable et d’importantes recettes du versement mobilité (15 millions d’euros), qui permettent de couvrir près de l’ensemble des coûts de la gratuité du fait de l’implantation historique à Niort des sièges sociaux des grandes mutuelles d’assurance [7]. Mais cette particularité, propre au territoire niortais, rend cette configuration difficilement reproductible ailleurs.

À Tallinn (Estonie), le modèle économique de la mise en place de la gratuité est fondé sur une compensation de la perte des recettes des usagers par l’apport de ressources nouvelles provenant de l’impôt sur le revenu supplémentaire collecté à l’échelle municipale et lié à la domiciliation fiscale. En 2003, la capitale estonienne avait estimé qu’entre 12 000 et 17 000 domiciliations supplémentaires seraient nécessaires pour financer la gratuité [8].


Financer la gratuité par une diminution des dépenses

D’autres leviers existent et n’impliquent pas d’agir sur le volet « recettes » mais plutôt sur le volet « dépenses ». En effet, la gratuité peut également être financée par une baisse des charges d’exploitation des services, qui peut notamment passer par une réduction des investissements ou de l’offre de transport. À Dunkerque, l’annulation de la construction d’une salle de sports et de spectacles pour un montant estimé à 180 millions d’euros [9] a permis de reporter cette dépense en direction de la gratuité des transports et l’amélioration du réseau, avec la restructuration du réseau et la mise en service de cinq lignes de bus à haut niveau de service (BHNS). Dans le cas du réseau de la Communauté d’agglomération de Niort, la mise en place de la gratuité a été précédée par une baisse de l’offre kilométrique en transports en commun de 15%. Niort est par ailleurs la seule ville à avoir réduit son offre kilométrique en transports collectifs avant de mettre en place la gratuité. Cependant, ce type de décision peut s’avérer inefficace à moyen et long termes dans la mesure où les effets liés à la gratuité (augmentation de la fréquentation, etc.) ne perdurent pas si l’offre n’est pas développée par ailleurs. Ainsi, à Niort, l’augmentation de la fréquentation est plus faible que dans d’autres villes où les transports sont gratuits. Cet exemple illustre le lien entre l’offre de mobilité et la fréquentation. Ainsi, si l’objectif poursuivi est d’augmenter la fréquentation des transports collectifs, il n’est pas certain que la gratuité constitue la meilleure solution si celle-ci implique une contraction de l’offre en transports collectifs [10].

Enfin, la gratuité peut être financée par une contrainte. C’est notamment le cas des modèles publicitaires où un service fourni gratuitement est associé à une vente de publicités qui bénéficierait au fournisseur dudit service. Sans qu’il s’agisse de transports collectifs, on peut illustrer un tel modèle avec l’exemple de Waze qui propose un service de calcul d’itinéraire gratuit pour l’usager, dont le fonctionnement est financé grâce à la publicité [11].

L’enjeu financier de la gratuité des transports collectifs reste entier. De plus, si la gratuité est présentée comme un levier de développement des transports collectifs et donc de réduction de la congestion urbaine et autres externalités négatives liées à la circulation automobile, permet-elle réellement d’atteindre ces objectifs ?


L’enjeu de l’efficacité

La gratuité a plusieurs effets sur la mobilité… bien que ceux-ci n’aillent pas tous dans le sens attendu.


La gratuité comme levier de développement territorial et social

L’un des premiers arguments en faveur de la mise en place de la gratuité est celui de l’équité, notamment sociale et territoriale.

Ainsi, la gratuité peut être envisagée afin de redynamiser les centres-villes. À Dunkerque, une augmentation de la fréquentation des arrêts de centre-ville a été constatée à la suite de la mise en œuvre de la gratuité des transports. En levant certaines des conditions majeures d’accès au réseau (compréhension de la tarification, achat, accès à une tarification sociale et solidaire)[11], la gratuité permettrait d’augmenter la fréquentation des publics vulnérables et modestes. Cet effet doit toutefois être nuancé. En effet, il a tendance à se limiter au périmètre concerné par la gratuité. Ainsi, le désenclavement de certains quartiers et territoires dépendra plutôt de la desserte et donc des investissements dans le réseau de transport que de la mise en place de la gratuité.

D’un point de vue social, « la gratuité permet de faciliter la mobilité des personnes les plus en difficultés », rappelle Maxime Huré [12]. Dans certains réseaux où les politiques sociales sont un échec (en France, le taux de non-recours aux tarifs spéciaux est proche de 40% [13]), la gratuité peut être envisagée comme une manière de régler le problème en retirant les barrières à l’entrée des transports collectifs.

Toutefois, ce constat peut aboutir sur une deuxième réflexion : l’action peut porter sur l’amélioration du taux de recours aux tarifs spéciaux afin de rendre les tarifications solidaires plus accessibles et plus compréhensibles dans la mesure où de nombreuses villes ont d’ores et déjà en œuvre des mécanismes de tarification solidaire, gratuite ou à faible coût, en direction des publics les plus modestes et vulnérables.


Sur la mobilité : la gratuité ne paie pas toujours

La gratuité est présentée comme un moyen de favoriser le report modal et donc de diminuer les externalités négatives liées à la circulation automobile et d’augmenter la fréquentation des transports.

Premier constat : la mise en œuvre de la gratuité des transports en commun dans les grandes agglomérations n’a pas d’effet significatif sur le trafic routier à court terme. La mesure tend en outre à limiter la capacité d’investissement des autorités organisatrices de mobilité et ne permet pas de soutenir le développement des transports collectifs à long terme. L’exemple de Niort montre que la gratuité ne peut pas avoir les effets attendus sur le report modal si l’offre de transport est réduite dans le même temps.

Deuxième constat : la gratuité peut être un vecteur d’augmentation de la fréquentation des transports. Dans la Communauté urbaine de Dunkerque, les premiers retours d’expérience sont encourageants en matière de fréquentation des transports collectifs : depuis la mise en place de la mesure en septembre 2018, la fréquentation des bus a augmenté de 65% en semaine et de 125% les week-ends[14]. Selon Charles Raux et Yves Crozet [15] ces résultats montrent un report modal important de 24% de la voiture vers le bus. Toutefois, sur la base du profil des enquêtés rencontrés dans le bus, on constate que la gratuité induit une forte hausse de la demande qui ne provient que marginalement de l’automobile dans la mesure où une majeure partie des usagers, anciens et nouveaux, ne disposent pas d’une voiture (69%). Selon Frédéric Héran [16], la gratuité des transports publics n’a qu’un effet très faible sur les automobilistes (1 à 2%) et plus important sur les piétons (2 à 4%) et les cyclistes (5 à 7%) [17]. De plus, on aurait tort de penser qu’une augmentation de la fréquentation des transports collectifs grâce à la gratuité induit une réduction quasi-proportionnelle du trafic automobile. En effet, en région parisienne, la gratuité induirait une augmentation de la fréquentation des transports collectifs de 6 à 10% en voyageurs-kilomètres mais dont seulement un peu plus de la moitié proviendrait de l’automobile, soit une baisse d’environ 2% du trafic automobile seulement. Le reste se reporterait depuis la marche à pied et le vélo vers les transports collectifs. Ce faisant, la gratuité manque son public cible en attirant piétons et cyclistes, ce qui conduit à la saturation précoce du réseau sans que l’objectif de réduction de la part de l’automobile ait été atteint [18]. Le levier le plus efficace pour réduire la part modale de l’automobile au profit des transports collectifs reste l’augmentation de l’offre en transport [19], qui requiert toutefois des financements supplémentaires. Telle est la logique qui préside au projet du Grand Paris Express.

De plus, l’augmentation de la fréquentation peut parfois s’expliquer par un choc d’offre lié à une restructuration du réseau de transport plutôt que par la seule gratuité [20]. De même, selon un rapport d’information du Sénat  [21] publié en septembre 2019, bien qu’un report modal ait été observé, celui-ci concerne principalement les zones centrales de l’agglomération où se concentre l’offre. Il est donc difficile de généraliser cette possibilité d’avoir recours au report modal à l’ensemble de la Communauté urbaine de Dunkerque.

À cela s’ajoute le fait que cette augmentation de fréquentation peut avoir des effets secondaires néfastes dans des réseaux d’ores et déjà saturés. Selon Maxime Huré [22], si la gratuité peut induire une hausse de la fréquentation des transports en commun, celle-ci peut se révéler particulièrement critique « dans les grands réseaux car ils pourraient se retrouver saturés, notamment aux heures de pointe » [23]. L’augmentation de la fréquentation des transports collectifs n’est donc pas une solution si celle-ci n’est pas suivie d’investissements en direction de l’augmentation des performances et de la capacité des transports, faute de quoi ces derniers pourraient être incapables d’absorber une telle augmentation. Ainsi, la gratuité n’apparaît pas nécessairement souhaitable pour des réseaux déjà saturés, comme le sont ceux de certaines métropoles [24].

 

Un moyen et non une fin

Rendre les transports gratuits n’efface pas les problèmes contre lesquels cette mesure est censée lutter. La gratuité peut parfois même en exacerber d’autres (surfréquentation).

Cette mesure ne saurait constituer à elle seule un nouveau modèle de développement des transports collectifs, tout d’abord parce qu’elle fait déjà partie des stratégies de la majeure partie des réseaux, bien que le constat d’un échec du recours à la tarification sociale nécessite d’en repenser la communication. Ensuite, parce que le débat ne doit pas éclipser le fait que le principal déterminant du report modal de l’automobile vers les transports collectifs est l’augmentation des investissements, qui doit viser à développer les transports collectifs dans les territoires insuffisamment dotés en offres de transport alternatives à l’automobile. Or, il est assez difficile de concevoir un large plan d’investissement en direction des transports collectifs dans des réseaux souhaitant sciemment se priver d’une ressource telle que les recettes des usagers. La gratuité des transports collectifs ne peut se suffire à elle-même si l’objectif est de développer l’usage des transports en commun sur le long terme en prenant en compte les besoins d’une population en croissance, notamment dans les périphéries des villes.

La gratuité doit donc être intégrée à une stratégie de mobilité plus vaste, à condition que des investissements soient consentis pour renforcer l’offre en transports collectifs. C’est dans ce cadre que le Luxembourg a décidé de rendre ses transports gratuits [25]. En janvier 2019, le Ministère luxembourgeois de la défense, de la mobilité et des travaux publics a annoncé un grand plan visant à faire du Luxembourg un « laboratoire pour la mobilité du XXIe siècle ». Ces annonces intégraient une série de dispositions relatives à l’introduction de la gratuité des transports collectifs pour renforcer leur compétitivité dans un pays où l’automobile est utilisée dans 69% des déplacements. Elle n’est pas passée inaperçue. Le Luxembourg est devenu le premier pays à rendre l’ensemble de ses transports collectifs gratuits.

Cependant, la gratuité des transports collectifs n’y est pas une fin en soi. Elle s’inscrit dans le cadre de la stratégie « Modu 2.0 », lancée en 2018 et destinée à réduire la part automobile de la voiture au profit de celle des transports collectifs [26]. Cette stratégie, que le vice-premier ministre qualifie de « révolution multimodale », se décline en une série d’investissements et réalisations dont la mise en œuvre doit s’étaler jusqu’en 2027. Le Luxembourg investira d’ici là 3,2 milliards d’euros pour améliorer la capacité de son réseau ferroviaire, augmenter la capacité de ses parcs relais et développer son réseau de pistes cyclables et le covoiturage.

Enfin, la crise actuelle et la situation inhabituelle dans laquelle se trouvent de nombreuses métropoles montrent que l’un des enjeux majeurs, pour les transports, réside dans une meilleure gestion de la demande. En effet, la diminution drastique de la fréquentation des transports publics liée à l’épidémie de Covid-19, et la réduction du nombre de passagers par bus et métro, de même que les épisodes habituels de surfréquentation des transports collectifs aux heures de pointe, montrent l’importance de la gestion de la demande. Or, à la différence de la gratuité (ou d’un abonnement) qui supprime le coût marginal du déplacement supplémentaire, maintenir un prix permet de doter l’autorité organisatrice d’un levier supplémentaire pour agir sur la régulation de la demande. Ce système n’empêche toutefois pas l’intégration de mesures de gratuité plurielles, elles, en direction des publics les plus modestes et vulnérables.

[1] Leonardo Canon Rubiano, Georges Darido, Protecting public transport from the coronavirus… and from financial collapse, World Bank Blogs, 24 avril 2020. [En ligne : https://blogs.worldbank.org/transport/protecting-public-transport-coronavirus-and-financial-collapse] (Consulté le 5 juin 2020).

[2] Sophie Caillat, À Aubagne, le bus est gratuit. Formidable ?, Nouvel Obs, Rue89, 24 janvier 2017. [En ligne : https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-planete/20130721.RUE1930/a-aubagne-le-bus-est-gratuit-formidable.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[3] Catherine Petillon, Mobilité : faut-il render les transports gratuits ?, France Culture, 6 mars 2020. [En ligne : https://www.franceculture.fr/economie/mobilite-faut-il-rendre-les-transports-publics-gratuits] (Consulté le 5 juin 2020).

[4] Gilles Carrez, et al., Rapport du Comité sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France, leur financement et la politique de tarification, Île-de-France Mobilités, 2 octobre 2018. [En ligne : https://www.iledefrance-mobilites.fr/wp-content/uploads/2018/10/Rapport-Comité-sur-la-faisabilité-de-la-gratuité-des-transports-en-commun-en-Île-de-France-leur-financement-et-la-politique-de-tarification.pdf] (Consulté le 5 juin 2020).

[5] https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/transports-publics-sans-soutien-rapide-les-autorites-organisatrices-ne-pourront-plus-compenser-les-operateurs-1207882

[6] GART, Covid-19 : le GART alerte le président de la République face aux difficultés financières des AOM, 25 mai 2020. [En ligne : https://www.gart.org/actualite/covid-19-le-gart-alerte-le-president-de-la-republique-face-aux-difficultes-financieres-des-aom/] (Consulté le 5 juin 2020).

[7] Michèle Vullien, Guillaume Gontard, Rapport d’information au nom de la mission d’information sur le thème : « Gratuité des transports collectifs : fausse bonne idée ou révolution écologique et sociale des mobilités ? », Sénat, 25 septembre 2019. [En ligne : http://www.senat.fr/rap/r18-744/r18-744_mono.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[8] GART et ITER, Gratuité(s) des transports publics pour les usagers : une étude du GART pour objectiver le débat, Rapport d’analyse, GART, octobre 2019.

[9] Gaëtane Deljurie, Pourquoi Dunkerque a choisi les bus gratuits, La Tribune, 8 septembre 2018. [En ligne : https://www.latribune.fr/regions/nord-pas-de-calais/pourquoi-dunkerque-a-choisi-les-bus-gratuits-789674.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[10] Anna Villechenon, À Niort, le bus est gratuit depuis deux ans, mais le bilan est mitigé, Le Monde, 7 février 2020. [En ligne : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/07/a-niort-les-bus-gratuits-n-ont-pas-fait-bondir-la-frequentation_6028831_3224.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[11] GART et ITER, Gratuité(s) des transports publics pour les usagers : une étude du GART pour objectiver le débat, Rapport d’analyse, GART, octobre 2019.

[12] Catherine Petillon, Ibid.

[13] Op cit..

[14] Laurie Moniez, À Dunkerque, la gratuité du transport public est plébiscitée, Le Monde Cities, 4 novembre 2019. [En ligne : https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/04/a-dunkerque-la-gratuite-du-transport-public-est-plebiscitee_6017944_3234.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[15] Ingénieur de recherche au Laboratoire aménagement économie transports (LAET)

[16] Économiste urbaniste et maître de conférences à l’Université de Lille.

[17] Michèle Vullien, Compte-rendu de la mission interministérielle « Gratuité des transports collectifs », Sénat, 7 mai 2019. [En ligne : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20190506/mi_gratuite.html] (Consulté le le 5 juin 2020).

[18] Jean Coldefy, La gratuité des transports va-t-elle faire décroître l’usage de la voiture ?, La Fabrique de la Cité. [En ligne : https://www.lafabriquedelacite.com/publications/la-gratuite-des-transports-en-commun-va-t-elle-faire-decroitre-lusage-de-la-voiture/] (Consulté le 5 juin 2020).

[19] Anna Villechenon, Transports gratuits : « L’essentiel, c’est l’offre, pas le prix », Le Monde, 7 février 2020. [En ligne : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/07/transports-gratuits-l-essentiel-c-est-l-offre-pas-le-prix_6028840_3224.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[20] Charles Raux, Yves Crozet, La gratuité des transports collectifs : que nous apprend l’expérience de Dunkerque ?, Hypothèses, 10 février 2020. [En ligne : https://tmt.hypotheses.org/465] (Consulté le 5 juin 2020).

[21] Michèle Vullien, Guillaume Gontard, Rapport d’information sur la gratuité des transports collectifs, Sénat, 25 septembre 2019. [En ligne : http://www.senat.fr/rap/r18-744/r18-7441.pdf] (Consulté le 5 juin 2020).

[22] Maxime Huré est maître de conférences en science politique à l’université de Perpignan et chercheur associé au laboratoire Triangle (Sciences Po Lyon).

[23] Catherine Petillon, Ibid..

[24] Adrien Brossard, Éric Chaverou, Les limites de la gratuité des transports en commun, France Culture, 10 janvier 2019. [En ligne : https://www.franceculture.fr/economie/les-limites-de-la-gratuite-des-transports-en-commun] (Consulté le 5 juin 2020).

[25] Le Monde avec AFP, Le Luxembourg, « laboratoire » mondial de la gratuité des transports, Le Monde, 1er mars 2020. [En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/01/le-luxembourg-laboratoire-mondial-de-la-gratuite-des-transports_6031384_3210.html] (Consulté le 5 juin 2020).

[26] Gouvernement du Luxembourg, Modu 2.0 – Stratégie pour une mobilité durable, 2018. [En ligne : https://transports.public.lu/fr/contexte/strategie/modu2.html] (Consulté le 5 juin 2020).

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