En question

Derrière les mots : la quarantaine

« Mesure de police qui consiste à imposer un isolement provisoire de durée variable aux personnes, aux navires ou aux animaux et aux marchandises provenant d’un pays infecté par une maladie contagieuse. » (Dictionnaire Larousse)

Québec-Lima.

Les marins auront reconnu dans l’évocation associée de ces deux villes le signal de la quarantaine arboré par les bateaux : deux drapeaux hissés en tête du mât de misaine, Québec, un drapeau jaune uni, Lima deux carrés noirs et deux carrés jaunes. Jusqu’aux spectaculaires mesures de mise en quarantaine d’une aire urbaine de 56 millions d’habitants à Wuhan par les autorités chinoises, au mois de décembre 2019, le mot de quarantaine était de fait associé dans l’imaginaire collectif soit aux marins [1] soit aux astronautes de retour de mission soit… aux animaux domestiques. Les expatriés qui ont dû se séparer quelques semaines de leur animal de compagnie le savent.

 

Et il y avait cette quarantaine que l’on croisait de temps à autre dans les livres d’histoire, celle des grandes pandémies. Lui étaient d’ailleurs généralement associées des villes portuaires : Gênes, Marseille, Venise, dont témoignent encore les lazarets construits aux XVè et XVIè siècle.

Le Lazzaretto Vecchio de Venise (1403). Il ne traitait que les cas avérés de maladie. Au milieu du XVe siècle, on fit construire le Lazzaretto Nuovo destiné à recevoir les navires et leurs équipages en provenance des ports méditerranéens qui étaient suspectés d’être vecteurs de maladie (source : Wikipédia).

L’étymologie du mot « quarantaine » (espace de quarante jours) porte d’ailleurs la marque des temps anciens. Faute de connaissances scientifiquement fondées des épidémies, nos ancêtres pratiquaient ce qui constitue toujours l’un des piliers de la méthode scientifique : ils observaient. Et, comme nous aujourd’hui, ils ont observé qu’un individu exposé au virus pouvait déclencher les symptômes plusieurs jours voire plusieurs semaines après avoir été en contact avec le virus ; ils ont observé que la durée de contagion pouvait encore durer après que l’individu fut guéri donc immunisé ; et ils en ont déduit que ces différentes temporalités entre période asymptomatique, période de maladie et durée de contagion représentaient en gros une quarantaine de jours.

L’histoire est toujours une école de la modestie. Celle de la quarantaine n’échappe pas à la règle. Car, en définitive, qu’ont fait les urbains de 2020 lorsqu’a été instauré le confinement ? Ils ont, sans le savoir, reproduit les deux techniques utilisées par les villes du Moyen-Âge : être enfermé ou quitter la ville [2], la seule différence étant le libre arbitre qu’ils ont pu exercer dans les modalités de ce choix. Autre manière de dire qu’en dépit des débats nourris qui agitent aujourd’hui nos démocraties sur le traçage et sur l’utilisation des portables, c’est à des méthodes traditionnelles éprouvées, furieusement low-tech, que l’on revient pour freiner la pandémie en l’absence de traitement ou de vaccin. Tels sont les fameux gestes barrières, à commencer par la quarantaine chez soi (confinement) – à ne pas confondre avec l’isolement qui s’appliquent à ceux qui manifestent des symptômes de la maladie – ; relèvent également de cette catégorie des gestes barrières la distance sociale, qui consiste à s’éloigner des autres dans les lieux ouverts aux publics (rues, supermarchés..) ou encore la distance physique, qui prend aujourd’hui la forme du repli sur la sphère familiale et de la connexion digitale qui permet d’annihiler…la distance sociale.

Nos ancêtres l’avaient compris, les épidémiologistes du monde moderne l’ont modélisé : la mobilité – des personnes, des biens – est l’agent de propagation d’un virus. La quarantaine s’analyse donc comme la manière la plus sûre de supprimer la contagion : assigner à résidence, c’est supprimer la mobilité, annihiler les flux d’échanges, immobiliser au maximum les personnes et les objets qui peuvent contaminer les individus. Facile à réaliser dans les grands hubs de mobilité – hier les ports, aujourd’hui les aéroports -, elle est plus complexe à mettre en œuvre à l’échelle locale, dans des sociétés ouvertes sur les plans tant philosophique et juridique – les libertés d’aller et de venir comme de se réunir sont inscrites dans la déclaration universelle des droits de l’homme (articles 13 et 20) – que physique et architectural : nos villes ne sont plus des forteresses.

Supprimer les flux : le trafic aérien dans l’espace européen les 8 mars et 28 mars 2020.

On aurait cependant pu imaginer que la modernité, forte de ses technologies, s’efforcât de contrôler, de maîtriser les flux plutôt que de les supprimer, plus encore quand sa prospérité économique repose sur des échanges mondialisés. A cet égard, le contraste est frappant entre les politiques traditionnelles conduites dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique avec celles menées à Hong-Kong, Singapour ou la Corée du Sud qui, aux techniques ancestrales ont substitué des mesures low-tech(le port de masques) et des solutions high techtelles que le « tracking and tracing » et le dépistage à grande échelle. La récente décision de Singapour de recourir à son tour à des mesures de confinement alors que des voyageurs venus de l’extérieur ont remis le virus en circulation dans la cité-Etat ou encore celle que vient de prendre l’Allemagne de mettre en quarantaine pour quatorze jours les personnes entrant sur son territoire tendent à montrer que la lutte contre le virus mêlera techniques ancestrales, moyens low-techet solutions high tech. Marquera-t-on la distance par des signes distinctifs comme par le passé ? Le masque d’aujourd’hui, qui postule que je suis potentiellement dangereux pour autrui, remplacerait ainsi l’olifant du XIe siècle ou la crécelle de bois du XIIe siècle [3], à deux différences majeures : d’une part, l’absence de stigmatisation de ceux qui le portent là où ces objets étaient au Moyen-Âge des signes d’infamie ; d’autre part, le masque ne signifie pas qu’on est malade mais qu’on peut potentiellement être porteur du virus. Les attestations de santé comme celle évoquée par la mairie de Paris dans sa stratégie de déconfinement dévoilée le 6 avril 2020[4] seraient quant à elles l’équivalent des « billets de santé » médiévaux, qui attestaient alors que l’on provenait d’une ville saine.

Seul le triptyque distance/données/détection [5], sans doute associé à des mesures de quarantaine partielles, en fonction de critères d’âge (taux de létalité des plus de 70 ans) ou territoriaux (clusters épidémiologiques) est à même de produire les mêmes effets que la quarantaine totale, intenable à moyen terme, que ce soit pour des raisons psychologiques, sociales ou économiques. Car la quarantaine et son cortège de mesures est une machine à saper la confiance, base des relations sociales et économiques. S’il est trop tôt pour évaluer à quel point celle-ci est ébranlée aujourd’hui, les premiers indicateurs de consommation venant de Chine, dont certaines régions tentent de refonctionner aussi normalement que possible, montrent que fin de la quarantaine et retour de la confiance ne sont pas synonymes.

Source : https://www.jpbetbeze.com/medias/deconfinement-a-wuhan-les-acheteurs-chinois-semblent-avoir-perdu-le-gout-de-la-consommation/

Là encore, l’histoire est là pour nous rappeler les effets délétères qu’ont pu produire les mesures de quarantaine [6]: au titre de ce que des économistes qualifieraient d’effets d’aubaine, on mentionnera les atteintes aux libertés politiques ou les mesures de guerre économique. Gardons bien en tête que, si « la quarantaine a été la pierre angulaire d’une stratégie coordonnée de lutte contre la maladie, comprenant l’isolement, les cordons sanitaires, les certificats de santé délivrés aux navires, la fumigation, la désinfection »[7], elle a aussi été associée à des mesures de réglementation voire de violence à l’encontre de groupes de personnes qui étaient considérées comme responsables de la propagation de l’infection. Les relents d’antisémitisme qu’on a vu se développer récemment sur les réseaux sociaux en France, mettant en cause des politiques et des hauts-fonctionnaires, rappellent là encore que les réflexes immondes font aussi partie de la mémoire des peuples.

La quarantaine doit bel et bien être une mesure temporaire. D’ailleurs, avant d’être utilisée en référence aux épidémies, le mot n’est-il pas créé à partir de l’italien « quaranta » (attesté en françaisdepuis les années 1180)pour désigner le Carême, à savoir les quarante jours avant Pâques ? À quelques jours d’une Pâques 2020 qui restera dans les mémoires, souvenons-nous-en !

[1] La quarantaine maritime est créée en 1377 par le grand conseil de Raguse.

[2] Chiffres sur la mobilité des Français avant l’entrée en vigueur du confinement : https://www.insee.fr/fr/information/4477356#graphique-figure1

[3] Claire Judde de Larivière. Du sceau au passeport : genèse des pratiques médiévales de l’identification. Gérard Noiriel. L’identification. Genèse d’un travail d’État, Belin, pp.57-78, 2007. ffhalshs-00962317f

[4] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/04/08/anne-hidalgo-propose-a-matignon-un-plan-pour-sortir-paris-du-confinement_6035997_823448.html

[5] Cf ; Cécile Maisonneuve, Déconfinement : un test grandeur nature pour la smart city, https://preview.mailerlite.com/u1k9y3/1391274150873534137/e8w4/

[6] Tognotti E. Lessons from the History of Quarantine, from Plague to Influenza A. Emerging Infectious Diseases. 2013;19(2):254-259. doi:10.3201/eid1902.120312.

[7] Ibid.

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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