En question

Derrière les mots : la relance

Loin d’être terminée, la crise sanitaire liée à l’épidémie liée au coronavirus semble aujourd’hui néanmoins maîtrisée dans la majeure partie des États européens. L’heure est désormais à l’élaboration de plans de relance économique aptes à sauver la France, l’Europe et le monde du marasme économique et social dans lequel les auront plongés plusieurs semaines de gel de l’activité économique. Les économies nationales et régionales sont d’ores et déjà durement éprouvées. Les prévisions de croissance dévoilées par la Commission européenne le 7 mai révèlent l’étendue du désastre vers lequel se dirigent les pays de la zone euro : la Commission prévoit ainsi une diminution du produit intérieur brut (PIB) de 7,7 % pour la zone euro en 2020 (certes compensée par l’anticipation d’une croissance de 6,1 % en 2021). Avec la Grèce, l’Espagne et l’Italie, la France fait partie des États de la zone euro chez lesquels la récession devrait être la plus marquée, avec une diminution attendue du PIB de 8,2% cette année. Le Fonds monétaire international anticipe quant à lui une récession de 3 % en 2020 à l’échelle mondiale, une situation qu’il qualifie de « bien pire que durant la crise financière de 2008-2009 [1]». Les chiffres du chômage sont tout aussi stupéfiants : le rapport mensuel très attendu du Labor Department américain, rendu public le 8 mai, révélait que 20,5 millions d’emplois ont été détruits aux États-Unis au cours du seul mois d’avril, sans que l’on puisse savoir avec certitude quelle proportion de ces destructions s’avérera temporaire ; en France, le FMI prévoit une hausse du taux de chômage de près de deux points, de 8,5 % en 2019 à 10,4 % en 2020. La crise économique est en route, et avec elle son cortège de faillites et de licenciements.

Dans ce contexte, le mot de « relance » », qui désigne une « politique visant à créer une reprise de l’activité économique en favorisant la consommation ou l’investissement [2]», est sur toutes les lèvres. Fait intéressant par rapport à d’autres crises, ni le principe ni les moyens de cette relance ne font débat : tous les pays, même ceux décrits comme libéraux, mobilisent au maximum la puissance publique pour soutenir et bientôt faire repartir l’économie, avec le soutien des banques centrales, dans des proportions jamais vues. Le vrai enjeu de cette relance est qualitatif : que va-t-on faire de l’argent injecté dans l’économie alors que la question — aujourd’hui du moins — n’est pas tant de trouver l’argent que de ne pas se tromper dans ce qu’on va en faire ?

Derrière le mot « relance » se trouve une série de choix déterminants que devront opérer les gouvernements dans les semaines et mois à venir. Un premier choix sur le lien entre relance et transition environnementale, alors même que toutes les attentions et les ressources seront concentrées sur la survie immédiate d’économies exsangues et l’endiguement d’un chômage qui s’annonce massif. Le deuxième choix concerne le séquencement de la relance, alors que la crise est à la fois un choc d’offre, dû à l’arrêt brutal et quasi-total de nombreux secteurs d’activité (mobilité, tourisme, loisirs…), auquel va s’ajouter un choc de demande – les ménages ne s’y trompent pas, comme le montre l’explosion du taux d’épargne. Un troisième choix, moins souvent souligné, concerne l’échelle des actions de relance. Au-delà des grands plans de soutien sectoriels, la question de la bonne échelle d’action doit être posée.

 

La crise économique, un facteur de risque considérable pour la transition écologique

La baisse spectaculaire des émissions de gaz à effet de serre (GES) sous l’effet de l’arrêt de l’activité économique et du confinement est un fait ponctuel qui ne change absolument rien à la dynamique de croissance des émissions dans l’atmosphère. « Il ne faut surtout pas compter sur la baisse de 30 % des émissions de CO2 observée pendant le confinement. Elle n’est pas durable car elle n’est pas le résultat d’un changement structurel [3] », note ainsi Corinne Le Quéré, présidente du haut Conseil pour le Climat. Plus encore, le monde d’avec le coronavirus pourrait favoriser une hausse encore plus marquée des émissions de gaz à effet de serre, notamment de CO2.

Dans un contexte de prix du pétrole durablement faible, un certain nombre de pays pourront être tentés par une relance « grise », alors que le faible coût des fossiles peut signifier un regain de pouvoir d’achat des ménages en l’absence d’une fiscalité forte sur cette source d’énergie. D’aucuns pourront arguer du fait que la chute brutale de la production d’électricité due tant à la baisse, voire au quasi-arrêt de l’activité industrielle, qu’à la réduction de la consommation résidentielle joue tout autant en faveur d’un recours accru à l’électricité et pourrait favoriser une électrification des usages (mobilité, chauffage). Celle-ci a en effet vu son prix s’effondrer sur les marchés, notamment dans le contexte surcapacitaire européen. Le problème est que, dans le contexte européen, et plus particulièrement français, non seulement les ménages ne verront rien de cette baisse mais, plus encore, le contexte de chute des prix sur les marchés devrait même aboutir à une augmentation de la facture d’électricité pour les ménages… En cause, les règles régissant la rémunération des investissements sur les réseaux, rendus nécessaires notamment par la hausse de l’intermittence liée aux renouvelables [4]. Dans le même temps, la chute spectaculaire des prix de l’électricité renchérit massivement le coût du soutien aux énergies renouvelables alors même que les ressources destinées à leur développement se réduisent. En effet, « avec un tarif d’achat garanti par l’État de l’ordre de 70 €/MWh (valeur moyenne pour l’éolien) et un prix de marché de 55 €/MWh, le coût du soutien est normalement de 15 €/MWh. Mais avec un prix de marché de 20 €/MWh, ce différentiel passe à 50 €/MWh » [5]. De leur côté, les recettes issues de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TICPE), dont une partie est fléchée vers les énergies renouvelables, sont en chute libre. Ce sont donc tant l’offre, via la capacité d’investissement, que la demande, via le pouvoir d’achat, qui sont touchées de plein fouet

En matière de mobilité, la crainte de contracter le Covid-19 va induire un report massif vers le véhicule individuel, quels que soient les progrès des modes alternatifs ou du télétravail : il est illusoire de croire que la désaffection pour les transports en commun sera totalement compensée par l’effacement d’une partie de la mobilité domicile-travail grâce au télétravail et par le vélo. Le site de données de mobilité proposé par Apple est à cet égard spectaculaire : si l’on y observe que la mobilité n’est pas du tout revenue à ses niveaux pré-confinement, plus frappante encore est la chute spectaculaire de l’utilisation des transports en commun partout dans le monde. En revanche, l’automobile résiste beaucoup mieux quand elle n’est pas, comme en Allemagne, revenue récemment à des niveaux qui frôlent la normalité. Cette évolution des comportements de mobilité risque de perdurer aussi longtemps que la pandémie n’aura pas été jugulée, voire au-delà en vertu des effets d’hystérèse bien connus. Déjà exsangue, l’économie des transports en commun subit une crise massive et inédite qui pourrait conduire, dans bien des villes, à la suppression pure et simple d’une partie du service proposé. Or, dans le cœur et la périphérie proche de nos villes et métropoles, les transports en commun ont été conçus comme les colonnes vertébrales du système de mobilité.

La « relance verte » : quels moyens et quelle méthode derrière le slogan politique ?

Dans un contexte où est en jeu la survie de pans entiers de l’économie, dont la disparition aurait des effets systémiques majeurs, il est naturel que les modalités de la relance fassent débat. Il pourrait être tentant, pour les États, de parer au plus urgent et de revoir à la baisse les moyens qu’ils consacrent à la lutte contre changement climatique, menace qui peut sembler aujourd’hui plus lointaine et éloignée que celle que fait peser sur nos sociétés le coronavirus. Face aux menaces évoquées plus haut, il s’agirait toutefois là d’un calcul à courte vue aux conséquences lourdes sur le plan économique et social. « Les plans de relance peuvent faire d’une pierre deux coups – plaçant l’économie globale sur une trajectoire d’émissions nulles – ou bien nous enfermer dans un système fossile dont il sera presque impossible de nous échapper (…) Ils peuvent être ‘gris’, renforçant les liens entre croissance économique et énergie fossile et créant un risque de délaissement d’actifs (…) ou ‘verts’, dissociant les émissions de l’activité économique  [6] », écrivent Joseph Stiglitz et un groupe d’économistes dans un article publié par Oxford University Press.

Là où le principe d’une relance verte fait consensus, comme au sein de l’Union européenne, force est de constater que cette communion de vues ne suffit pas à épuiser le débat. Tout d’abord, l’impératif environnemental ne saurait faire oublier que, pour une grande partie du tissu économique, le choix n’est pas d’être vert ou brun, mais de survivre. À cet égard, la feuille de route présentée par le directeur du cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi, mérite d’être lue en ce qu’elle articule le court-moyen terme (les six prochains mois) avec le long-terme : « Le long terme ne porte pas uniquement sur la santé ou l’environnement, car il faut privilégier deux axes aujourd’hui négligés : la solidité du système économique et un service public digne de ce nom, responsable et fortifié dans ses moyens. Ce sont les deux sujets prioritaires avant de s’interroger sur la dimension écologique. C’est après la restauration du système économique et du service public que le modèle de croissance pourra évoluer vers davantage de préoccupations écologiques, environnementales. Ne confondons pas les priorités et les urgences. N’oublions pas que nous allons être confrontés à court terme à la disparition de milliers d’entreprises et à un chômage massif. Évitons l’hémorragie, consolidons nos deux jambes : le système économique et le service public. Nous pouvons le faire de manière simultanée. C’est à la fin de l’année que nous pourrons alors réfléchir sur notre nouveau modèle de croissance qui ne sera pas efficient et pérenne si notre socle n’est pas consolidé. Dans l’ordre des priorités qui faut étaler dans le temps, réglons d’abord la crise sociale, rebâtissons ensuite un socle solide puis réfléchissons à un nouveau modèle de croissance ».

Les méthodes et outils sont tout autant en débat que le séquencement des actions. Comme le souligne Christian Gollier, « La capacité des États à subventionner la transition s’est amoindrie. Cette action devra se limiter au financement des infrastructures publiques nécessaires pour coordonner les actions privées, ménages et entreprises. Il faut être honnête et reconnaître que le soutien public aux efforts privés de transition sont hypothéqués. ». Et le directeur – et co-fondateur avec Jean Tirole – de la Toulouse School of Economics – de plaider pour une taxe carbone immédiate à 50 euros. De fait, l’efficacité des mécanismes de soutien direct à tel ou tel secteur par l’Etat n’est pas garantie, ni en termes écologiques ni en termes industriels. A cet égard, l’augmentation de la prime à l’achat d’un véhicule électrique signifie aujourd’hui de facto un soutien à l’industrie chinoise des batteries, qui est extrêmement émettrice de CO2. Quand bien même le bouquet électrique quasi décarboné de la France permet in fine de réduire les émissions de CO2, nul ne peut nier le caractère limité écologiquement et industriellement de ce type de mesures au regard de l’investissement public consenti. Par le signal-prix qu’elle envoie, une taxe carbone induit au contraire des effets de long terme qui modifient en profondeur le tissu technologique et industriel.

Pour une relance efficace, penser et dépenser à la bonne échelle

Si le G20 s’est engagé à mettre en œuvre « une relance inclusive et durable sur le plan environnemental » et que l’OCDE a lancé un appel similaire [7], il reste que la relance verte ne saura être efficace que si les décideurs politiques parviennent à « penser et dépenser » à la bonne échelle, c’est-à-dire à concevoir des politiques de relance territorialisées, adaptées aux enjeux, lesquels sont manifestement spatialisés, et en investissant les ressources financières disponibles à l’échelle pertinente, selon les besoins. Villes et les territoires seront donc à l’avant-garde de la relance économique post-Covid-19, et « seront encore davantage la tête de pont de la transition, en accélérant les efforts de réduction de la pollution et dépasseront les États qui ne sont pas toujours à la hauteur [8]», écrit Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Cette question de l’échelle amène celle, non moins importante, des réseaux d’acteurs. C’est de l’alliance entre les villes et territoires d’une part, et, de l’autre, des citoyens désormais conscients de l’urgence de la transition environnementale et énergétique que dépendra le succès de la relance.

Cette approche territorialisée est au cœur de la décarbonation des mobilités, comme le montre notre rapport sur le financement de la mobilité, publié le 28 mai. Nous y montrons que cette approche est d’autant plus justifiée que les pratiques et usages de mobilités varient très fortement d’un territoire à l’autre, selon ses caractéristiques, et que les mobilités ont un effet variable sur le climat selon les territoires dans lesquelles elles se déploient. L’intérêt d’une perspective territorialisée est manifeste lorsque l’on sait que les mobilités entre les périphéries et le centre, les plus émettrices de GES, demeurent pour autant les oubliées des politiques de mobilité. L’identification de l’échelle pertinente est dès lors une condition sine qua non de l’efficacité des dépenses publiques.

Pour ce qui concerne le bâti, alors que Bruno Le Maire annonçait récemment que la relance impliquerait des investissements dans la rénovation thermique des bâtiments [9], le constat se vérifie également : c’est à l’échelle de l’îlot, c’est-à-dire d’un ensemble de bâtiments et de l’espace public qui l’entoure et le traverse, que doit s’intéresser un plan de rénovation énergétique efficace. Les taux actuels de rénovation des bâtiments, qui sont en moyenne de 1 % par an, doivent au moins tripler. La seule augmentation des moyens dévolus à ce chantier ne suffira pas : l’accélération de la rénovation passe par une nouvelle manière d’aborder le sujet en y intégrant tout d’abord une approche multi-bâtiments, afin de maximiser les effets des différences entre rythmes de vie, qui induisent des profils de consommation différents des bâtiments selon les heures de la journée, les jours de la semaine, voire les saisons. Il faut en outre intégrer l’espace public et les multiples réseaux qu’il abrite dans l’équation. Au XXIè siècle, une chaussée, un trottoir sont des espaces stratégiques où l’on peut par exemple stocker la chaleur : les innovations sont là, qui doivent être intégrées à des projets ambitieux et visionnaires. Plutôt que de raisonner bâtiment par bâtiment, en dépensant des quantités massives d’argent public faute de modèle rentable, raisonnons plus large, de manière systémique, à la bonne échelle et multi-acteurs. Une telle approche aurait en outre le mérite de permettre un débat plus serein, qui sorte du face-à-face propriétaire-locataire dont les horizons de temps, et donc les intérêts en la matière, peuvent diverger. En intégrant l’espace public, les projets de rénovation énergétique conduisent à parler aussi au citoyen et à ses représentants, devenant ainsi des projets de transition écologique des quartiers. Un tel changement d’approche implique de raisonner non plus par norme mais en fonction d’objectifs concrets, intégrant les effets de système. Il permet de sortir d’une logique quantitative en maximisant l’effet de chaque euro investi.

Une manière de se souvenir que ce n’est pas seulement un monde moins carboné qu’il convient de construire pour les générations futures mais aussi un monde moins endetté. Le développement durable, on l’oublie hélas trop souvent, a une double composante, environnementale certes, mais également économique. À l’heure où le monde s’apprête, après la pandémie, à affronter la crise économique la plus redoutable depuis des décennies, il serait grand temps de s’en souvenir.

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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