Derrière les mots : le logement abordable
En 2018, La Fabrique de la Cité publiait un rapport sur la pénurie de logement abordable dans les métropoles européennes en croissance, composé de sept études de cas dédiées à Paris, Londres, Berlin, Stockholm, Varsovie, Munich et Bordeaux. Cette crise du logement abordable, qui repousse les ménages aux revenus faibles et moyens toujours plus loin des centres urbains et affecte l’attractivité et la résilience des métropoles, continue de s’aggraver. Mais si la situation a des airs d’équation insoluble, ce n’est pas uniquement parce que – comme le démontrait notre rapport – il n’existe pas de panacée face à la pénurie ; c’est aussi parce qu’aucun consensus ne se dégage autour de la notion même de logement abordable. Retour sur un terme dont chacun pense connaître la définition mais dont il existe presque autant d’acceptions que d’acteurs du logement.
Le terme « logement abordable » (« affordable housing ») est d’origine anglo-saxonne ; au Royaume-Uni, il désigne « un logement à la vente ou à la location, pour ceux dont les besoins ne sont pas satisfaits par le marché [i] ». Répandue dans les pays anglophones, cette notion rencontre en France un succès beaucoup plus limité ; on l’y assimile très volontiers au logement social, alors même que les deux termes ne sont pas synonymes et que leurs définitions ne se recoupent que partiellement. Ainsi, le premier fait référence à la cherté du logement : est abordable, littéralement, ce qui est d’un prix accessible[ii]. Le second, à l’inverse, ne se réfère pas à un facteur financier mais au profil des occupants dudit logement : est « social » un « logement locatif à loyer modéré et réservé aux personnes qui ont des revenus modestes [iii] ». Ainsi, écrit Jean-Claude Driant dans Politique du logement, « le seul consensus sur la définition du logement social en France porte sur le fait qu’il accueille, peut accueillir ou doit accueillir les ménages qui éprouvent des difficultés à se loger dans de bonnes conditions de taille et de confort dans le cadre strict des mécanismes marchands, soit parce qu’offre nécessaire n’est pas présente en quantité suffisante, soit parce que son accessibilité est limitée, notamment pour des raisons de prix [iv] ».Le logement social n’est pas systématiquement abordable : en France, par exemple, « une partie importante des publics les plus modestes n’a pas accès au logement social. En effet, la moitié seulement des ménages vivant sous le seuil de pauvreté en bénéficient », note Terra Nova dans son rapport Habiter dans 20 ans. Le raccourci qui consiste à assimiler logement social et logement abordable condamne donc à avoir de ce dernier une vision parcellaire et imparfaite. Ainsi, entrent également dans le champ du logement abordable entendu au sens anglo-saxon des logements du marché libre dont le loyer ou le prix à l’achat serait faible. Lorsqu’elle encourage les États-membres de l’Union européenne à investir massivement dans le logement abordable, la Commission européenne adopte elle aussi une définition volontairement élargie de ce terme, comprenant l’accession sociale ou le logement locatif intermédiaire [v]. Enfin, Vienne, souvent érigée en capitale européenne du logement social, est en réalité davantage la figure de proue du logement abordable au sens large : sa réussite en a pour origine une habile combinaison de logements sociaux et de logements municipaux, lesquels représentent respectivement 25% et 42% de son parc résidentiel. La municipalité viennoise s’allie en outre à des partenaires privés pour consolider encore son parc de logement abordable : elle cède ainsi son foncier à des promoteurs privés à un prix avantageux, au terme d’un appel d’offres dont l’attribution s’opère en fonction de critères qualitatifs (vertus architecturales du projet, performance environnemental…) ; en contrepartie, ses partenaires privés s’engagent à louer 50% de ces logements à des ménages aux revenus faibles.
On l’aura compris : un logement abordable n’est donc pas forcément un logement social, ni même un logement public ; partant, une politique en faveur du logement abordable qui serait exclusivement fondée sur le développement d’un parc de logement social ne saurait permettre de répondre à la pénurie de logement abordable. Ainsi, si 21,1% des résidences principales parisiennes sont des logements sociaux, la capitale française fait néanmoins partie des plus métropoles les plus chères au monde sur le plan immobilier. Comment, dès lors, parvenir à une définition opérante du logement abordable ?À Toronto, ville mondiale en proie aux premiers symptômes d’une pénurie de logement, la mairie a longtemps fait le choix, dans sa stratégie et sa communication, de définir le logement abordable comme un logement dont le prix était inférieur ou égal à 80% du prix moyen du marché, définition contestable lorsque l’on sait que le loyer moyen d’un studio torontois se hisse désormais au niveau, peu abordable, de 2 360 dollars canadiens par mois (soit plus de 1 600 €). Dans son nouveau plan d’action intitulé HousingTO 2020-2030 Action Plan, approuvé et publié en novembre 2019, la municipalité de Toronto renonce à cette définition, à laquelle elle préfère désormais une approche fondée sur le taux d’effort : « la moitié des ménages torontois locataires allouent plus de 30% de leurs revenus avant imposition à leurs dépenses de logement », note ainsi le Plan. Cette approche a ceci d’intéressant qu’elle se place du point de vue de l’habitant ; pour ce dernier, ce n’est pas le statut d’occupation de son logement (location ou propriété) ni le montant absolu de ses dépenses mensuelles de logement (remboursement d’un prêt immobilier ou loyer) qui font le caractère abordable ou non du logement, mais bien plutôt le poids que représente la dépense logement dans le budget mensuel global, c’est-à-dire le ratio dépenses de logement/revenus. Ce ratio se nomme le taux d’effort. Est généralement considéré comme abordable un logement dont le prix est tel qu’il ne nécessite pas de la part de son occupant un taux d’effort supérieur à 30%. Mais les dépenses de logement sont consubstantielles de deux autres types de dépenses incompressibles engagées par les ménages : celles liées à l’énergie et à la mobilité, largement redevables des caractéristiques du logement. Ainsi, la localisation et l’exposition d’un logement, les matériaux dont il est constitué influeront sur la consommation de chauffage de ses occupants. Le lien, moins manifeste mais tout aussi primordial, entre mobilité et logement milite également en faveur d’une définition large des dépenses de logement : un logement est-il vraiment abordable si son emplacement est tel qu’il nécessite d’étendre considérablement son budget mobilité ? Ce dernier ne gagnerait-il pas à être vu comme une partie du prix du logement des ménages, dans la mesure où c’est bien la localisation du logement qui dicte, à revenus égaux, les comportements en termes de mobilité ?Pittsburgh l’a bien compris, qui a adopté une approche particulièrement innovante, dans laquelle la notion de taux d’effort revêt un rôle central. Elle inclut ainsi à ce dernier, traditionnellement restreint au logement, les dépenses énergétiques et de mobilité et déclare, dans sa stratégie de mobilité, que « les coûts combinés de la mobilité, du logement et de l’énergie ne doivent pas excéder 45% du revenu d’un ménage, quel que soit le quintile concerné». Elle est, pour l’heure, la seule à avoir opéré ce choix, alors même qu’un nombre croissant de métropoles mondiales sont confrontées à une hausse de leurs prix immobiliers et gagneraient à adopter une approche semblable, fondée sur ce que l’on pourrait qualifier de « taux d’effort global », dans une double perspective de résilience urbaine et de décloisonnement de l’action publique.
[i] Ministry of Housing, Communities & Local Government, National Planning Policy Framework Presented to Parliament by the Secretary of State for Housing, Communities and Local Government by Command of Her Majesty, février 2019, consulté le 6 avril 2020. URL : https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/810197/NPPF_Feb_2019_revised.pdf
[ii]« Abordable », dictionnaire Larousse, consulté le 6 avril 2020. URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/abordable/159
[iii] CDC Habitat, Le logement social, c’est quoi ?, consulté le 6 avril 2020. URL : https://www.cdc-habitat.fr/faq/le-logement-social-cest-quoi-
[iv] Jean-Claude Driant, Le logement social, Politique du logement – analyses et débats, mai 2015. Consulté le 6 avril 2020. URL : https://politiquedulogement.com/dictionnaire-du-logement/themes-transversaux/le-logement-social/
[v] Isabelle Rey-Lefebvre, Face à la flambée de l’immobilier, l’Europe redécouvre les vertus du logement social, Le Monde, 25 octobre 2018, consulté le 6 avril 2020. URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/10/25/les-pays-europeens-et-bruxelles-redecouvrent-dans-l-urgence-l-attrait-du-logement-social_5374208_3234.html
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.