Édito

Des espaces publics à l’espace public

L’espace public est d’actualité et intéresse. Il nous intéresse, nous qui en faisons un usage quotidien : alors qu’on le fréquentait sans y penser, la pandémie et les confinements ont mis un coup de projecteur brutal sur son caractère indispensable (La Fabrique de la Cité). Support de nos activités quotidiennes, extension bienvenue de son domicile, zone de contact avec le monde extérieur et espace de vie sociale et de sociabilité, il n’a peut-être jamais été autant désiré que pendant l’année écoulée, apprécié quand ses qualités se trouvaient révélées, ou regretté quand, au contraire, il s’en trouvait dépourvu. Il est convoité par les opérateurs de VTC, de logistique et de micromobilités pour lesquels le trottoir est un actif stratégique permettant la prise en charge ou la dépose d’un client, la livraison d’un colis ou le dépôt d’un vélo ou d’une trottinette électrique (International Transport Forum). Pour être concurrentiels, il leur faut posséder la cartographie des usages du trottoir et de sa bordure (localisation, usages actuels et en temps réel, réglementations…), une donnée qui peut être produite par la collectivité ou par des acteurs privés comme Coord ou Remix. Analysant les implications de ce nouveau curb management, Isabelle Baraud-Serfaty montre très bien l’enjeu fort de gouvernance urbaine qui est soulevé avec des acteurs publics qui peinent encore souvent à réaliser la valeur et le caractère stratégique que représente le trottoir (Urbis) face à des acteurs qui en voient parfaitement le potentiel derrière la problématique des coûts de maintenance et de gestion. L’exemple le plus achevé en la matière est certainement le projet d’aménagement du quartier Quayside développé à Toronto par Sidewalk Labs, filiale d’Alphabet (La Fabrique de la Cité), qui prévoyait de capter dans l’espace public des données portant aussi bien sur l’environnement que sur les usages individuels et d’offrir ainsi un ensemble de services pour « une vie urbaine simplifiée ».  L’espace public intéresse de plus en plus les promoteurs qui cherchent à remonter la chaîne de valeur et à devenir aménageurs : pourquoi s’arrêter au bâtiment quand il serait possible par l’aménagement conjoint de l’espace public bordant l’immeuble voire d’un quartier d’offrir de nouveaux services ? Véronique Bédague, Directrice Générale de Nexity, interroge ainsi la pérennité du modèle actuel d’aménagement et de gestion de l’espace public porté exclusivement par la puissance publique (Le Monde) : face à l’enjeu majeur de transformation des espaces publics pour les adapter à une moindre circulation automobile et à une plus grande végétalisation, une délégation de l’espace public, laissant le pouvoir de décision à la puissance publique, la conception, le financement, l’entretien et la sécurisation à l’acteur privé,  ne serait-elle pas plus efficace ? L’espace public intéresse toutefois aussi beaucoup les collectivités qui depuis plusieurs années réhabilitent ou réaménagent leurs espaces publics emblématiques, parés de mille vertus (La Fabrique de la Cité) : vecteurs de qualité de vie, garants de l’intégration sociale, socles de la revitalisation des centres-villes. On ne compte plus les catalogues de « bons exemples » d’aménagement d’espaces publics qui contribuent à fixer une image du bon espace public comme un espace d’un esthétisme riant où se rencontrent les habitants. Et c’est un fait, certains de ces espaces publics sont très réussis et jouent leur rôle de ferment social.

Et pourtant, « la rue est devenue ennuyeuse » affirme l’architecte et urbaniste David Mangin (Le Moniteur). « Le niveau du piéton – le plus important puisque tout le monde pratique la marche – est formé d’une addition de pieds d’immeubles occupés par des commerces qui fonctionnent plus ou moins bien, de logements aux volets fermés car trop exposés à la vue des passants, d’entrées de parking, auxquels viennent s’ajouter les clôtures et autres systèmes de sécurité physiques ou numériques. Le résultat est opaque et sinistre » : le constat est sévère. Il pose toutefois une question centrale, celle de l’échelle de l’aménagement de l’espace public qui sous-tend tous les enjeux évoqués précédemment. L’étalon de la rue réussie est-il une image idéalisée de la rue du Moyen-Âge, avec ses rez-de-chaussée qu’animent des commerces, sans attention à la pertinence de l’offre ? David Mangin plaide au contraire pour passer du rez-de-chaussée au rez-de-ville (Leonard) qui prend en compte le niveau du sol, avec ses rez-de-chaussée bâtis et ses espaces ouverts, publics ou privés. Cette perméabilité permet de mieux prendre en compte les usages réels et divers dans leurs formes, leur publicité et leurs temporalités des espaces publics, comme le montrent très bien les cas d’études rassemblés dans l’ouvrage issu d’une minutieuse enquête de terrain menée pendant cinq ans en Asie, en Afrique, en Europe ou en Amérique Latine par David Mangin et 500 collaborateurs et chercheurs (EAVT). L’échelle de l’aménagement des espaces publics peut-elle être celle de la ZAC, du quartier ou d’une zone dessinée autour d’un point (une gare) ou en fonction d’un temps d’accessibilité (le quart d’heure) ? Cette approche fait primer la logique de l’équilibre programmatique et conduit à proposer un aménagement normé et standard, fonction du nombre de logements, de commerce, de services et d’équipements.

On touche là au cœur du sujet de l’aménagement de l’espace public : on parle indifféremment de l’espace public ou des espaces publics. Et pourtant dans le passage du singulier au pluriel se cache la difficulté à penser l’espace public comme un réseau continu et non comme un assemblage de pièces urbaines, même très réussies et dans lesquelles on a plaisir à séjourner. Espace fondateur de la ville, l’espace public ne peut être qu’une continuité. Cette trame est parfaitement tracée pour la circulation automobile. Elle ne l’est pas pour le piéton. Or les défis majeurs que représentent le repli sur soi, l’intégration sociale, la santé urbaine, la transition énergétique et le changement de mobilité pour ne citer qu’eux imposent de faire exister cette trame pour le piéton. Pour cela, il ne suffit pas de garantir l’existence d’un trottoir d’une taille suffisante (même si cette première étape n’est toujours pas achevée partout). Il faut réussir à garantir une qualité de tous les espaces publics : qu’ils soient emblématiques ou ordinaires, au centre ou en périphérie, sans différenciation ni hiérarchie de valeur. Comme l’affirme David Mangin, « si les services sont présents et le parcours confortable, les gens peuvent marcher longtemps. ». C’est la grande leçon de la transformation de Barcelone dans le sillage de l’organisation des Jeux olympiques de 1992 et sous la direction de l’architecte urbaniste de la ville Oriol Clos (Librairie du Moniteur). Au-delà de la diversité des espaces publics dont les spécificités ne sont pas niées, on obtient ainsi un espace public qui sert de trait d’union entre tous. Ce passage des espaces publics à l’espace public n’est pas anodin, et c’est pour cette raison que si peu de villes y parviennent : passer d’une logique de point à une logique de ligne engage une vision commune, un consensus sur l’appartenance à un même ensemble dont le tout vaut plus que la somme des parties et une stratégie d’échelle métropolitaine ou intercommunale.

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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