Des lendemains qui chauffent
Face aux défis des décennies à venir, deux visions du monde s’opposent : d’un côté de l’Atlantique, l’accent est mis sur les innovations de rupture et la technologie ; de l’autre, on parle réformes ou de taxes.
« L’avenir nous tourmente, le passé nous retient, c’est pour ça que le présent nous échappe. » : nulle part plus qu’en Europe cette citation de Flaubert ne se vérifie. La multiplication des rapports de prospective ici et là en est un indice parmi d’autres. En mai, c’est le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, qui présente España 2050, un document de 675 pages ayant reçu la contribution de plus d’une centaine d’experts de divers domaines et horizons idéologiques, présentant un plan à trente ans de développement du pays visant à améliorer les performances sur des questions clés telles que l’éducation, la santé, les retraites, l’emploi, les impôts et l’environnement au cours des trois prochaines décennies. « Se projeter dans le futur est une autre manière de dire qu’on croit à l’avenir », explique en substance le dirigeant espagnol en présentant son rapport. En France, la création, voici bientôt un an, du haut-commissariat au plan procède de la même idée qu’il nous faut dessiner le futur, si possible un futur à la fois « possible et désirable » pour reprendre la belle expression d’Etienne Klein.
Dessiner le futur pour tenter de le dompter : tel est en effet le dessein. En cela, les dirigeants européens rendent sans le vouloir un bel hommage à Donald Rumsfeld, l’ancien secrétaire à la défense de George W. Bush, qui vient de s’éteindre et dont la célèbre citation sur le connu et l’inconnu est plus que jamais d’actualité : « Les rapports qui disent que quelque chose ne s’est pas produit sont toujours intéressants pour moi, car comme nous le savons, il y a des connus, c’est-à-dire des choses que nous savons que nous savons. Nous savons également qu’il y a des inconnus connus ; c’est-à-dire que nous savons qu’il y a des choses que nous ne savons pas. Mais il y a aussi des inconnus inconnus – ceux que nous ne savons pas que nous ne savons pas. Et si l’on regarde l’histoire de notre pays et d’autres pays libres, c’est cette dernière catégorie qui tend à être la plus difficile. »
D’actualité car la pandémie nous aura montré que l’inconnu connu est bel et bien là, prêt à surgir à tout moment, nourrissant au passage l’idée qu’après tout, l’inconnu inconnu est peut-être aussi pour demain. Car là réside la limite de ces exercices prospectifs dans des démocraties rendues plus impatientes encore par une pandémie qui n’en finit pas : 2040, 2050, sans doute… mais quid de 2022, 2023, 2024, etc. ? Réconcilier demain et après-demain est sans doute l’exercice politique le plus difficile qui soit aujourd’hui. C’est sous cet angle qu’il faut lire la politique du président Biden en matière de lutte contre le changement climatique. En érigeant les années 2020-2030 en « décennie décisive », il explique que ce sont les décisions des années 2020 qui forgeront le monde de 2050, ce monde de la neutralité carbone sur lequel se sont engagées les nations à travers l’accord de Paris.
Le raisonnement est frappé au coin du bon sens puisque effectivement, les infrastructures de mobilité ou de production d’énergie comme les bâtiments que nous construisons aujourd’hui seront encore là dans moins de trente ans. Telle est d’ailleurs également la philosophie du rapport Blanchard-Tirole qui explique ce qu’il faut faire aujourd’hui pour relever les trois défis économiques qui ne vont faire que monter en puissance : changement climatique, inégalités et vieillissement démographique. Reste que le ton est différent : d’un côté de l’Atlantique, l’accent est mis sur les innovations de rupture, la technologie et les transformations induites sur nos vies et nos emplois ; de l’autre, on parle réformes ou taxes. D’un côté, les nouveaux Laurent de Médicis américains – les Gates, Musk et Bezos – nous font rêver avec des innovations et des ambitions prométhéennes, sous terre, sur terre, dans les airs et au-delà ; de l’autre, des économistes et prix Nobel nous confrontent à la réalité, à « la vérité, l’âpre vérité » pour répondre à la commande de politiques qui regardent l’avenir sur fond de gilets jaunes.
Ce sont bel et bien deux représentations du monde qui s’opposent : rêver le monde pour le façonner à sa main ; dire le monde pour tenter de le subir le moins possible. Dans la décennie qui s’ouvre, où seront les « lendemains qui chantent » ?
→ « La décennie décisive », c’est aussi le titre de la 4e édition du festival Building Beyond, auquel La Fabrique de la Cité s’associe cette année encore, du 20 au 25 septembre. Découvrez le programme de ces 25 rencontres gratuites et ouvertes à tous : www.buildingbeyond.fr
→ Cet édito est issu des tribunes bimensuelles de Cécile Maisonneuve et est à retrouver dans son intégralité sur le site de L’Express ici.
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.