Point de vue d'expert

Entretien avec Michèle Laruë-Charlus, Chef de la mission Bordeaux 2050

LFDLC : Quelles sont, selon vous, les causes de la crise du logement à laquelle est aujourd’hui confrontée Bordeaux ?

MLC : À Bordeaux, la crise est due à la montée des prix des logements, qui les rend inaccessibles à de nombreux ménages, avec une forte tension dans le secteur locatif. Dans le même temps, les prix à l’acquisition augmentent beaucoup. Comment Bordeaux en est-elle arrivée là ? La première explication, bien sûr, c’est l’attractivité. Pour des raisons bien connues d’espace, de confort et de prix, les habitants de la métropole ont privilégié jusqu’à la fin des années 1990 la première couronne, voire le hors CUB (Communauté urbaine de Bordeaux). Nous avons réussi à inverser cette tendance en adoptant un projet urbain global. Nous ne nous sommes pas contentés de créer le tram, nous avons également travaillé sur l’espace public, et c’est parce que nous avons fait ce travail que la ville est redevenue attractive. Les prix de l’ancien ont alors augmenté jusqu’à devenir, paradoxalement, plus élevés que ceux du neuf. Le changement de la ville est devenu évident en quelques années : si le tram circule dès 2003, et, avec lui, la métamorphose de la ville, c’est à partir de 2010 qu’elle explose. Et Paris à deux heures de Bordeaux grâce à la LGV depuis l’année dernière est bien entendu un facteur aggravant, si je puis dire. Mais si on cite beaucoup Bordeaux pour évoquer la flambée des prix de l’immobilier, il ne faut pas oublier que Bordeaux n’est pas un cas isolé. Toutes les métropoles, lorsqu’on rapporte leurs prix de l’immobilier à ceux pratiqués en périphérie et dans les villes moyennes hors littoral, ont les mêmes difficultés.

La crise du logement à Bordeaux n’est pas due à un manque de foncier : nous avons beaucoup de terrains ! Mais l’essentiel des logements construits aujourd’hui ou à construire (et notamment dans le cadre de l’opération 50000 logements) le sont dans le cadre d’opérations d’aménagement, alors que jusqu’en 2010 environ, 80% des logements construits ou réhabilités à Bordeaux l’étaient en diffus. Or une opération d’aménagement se planifie et se vote, et la planification urbaine mise en œuvre depuis 2005 s’est faite de façon trop lente. Nous avons pris d’importants retards : l’aménagement de la ZAC Bastide-Niel aurait dû commencer il y a dix ans mais débute seulement maintenant, l’Opération d’intérêt national (OIN) Bordeaux-Euratlantique a été freinée par des questions d’inondabilité de la rive droite, tout comme le démarrage du quartier de Brazza. Les modifications incessantes de la réglementation, et particulièrement du côté de l’Etat, la lenteur de leur mise en place, les délais de prise de décision, la multiplication des recours etc… en sont les grands responsables.

« La crise du logement n’est pas due à un manque de foncier : nous avons beaucoup de terrains ! »

— Michèle Laruë-Charlus

Conscients que nous allions au-devant d’un déficit considérable en matière de logements à partir des années 2015, j’ai milité pendant des années en faveur d’une stratégie qui s’abstiendrait d’établir un ordre de priorité dans les opérations à lancer, le marché et les malheurs du monde se chargeant bien de nous faire perdre du temps… Ma conviction était qu’il fallait lancer tout ce qui était possible, en étant toujours très exigeants en termes de qualité mais également en adaptant la procédure et la gouvernance aux objectifs des projets, aux sites et aux situations foncières. L’opération des Bassins à flot, par exemple, a démontré qu’il était possible d’obtenir des résultats sans planification à proprement parler : nous n’avions ni terrain public ni argent public (14 millions d’euros de participation de la CUB pour une opération de 150 hectares étant une contribution très modeste au regard du coût de beaucoup d’opérations d’aménagement). Nous n’avons pas recouru à une ZAC ; nous avons simplement créé un programme d’aménagement d’ensemble (PAE), avant de négocier avec les propriétaires et les promoteurs, avec lesquels nous avons choisi les architectes et élaboré la programmation. Nous avons mis en place une gouvernance particulière, l’Atelier des Bassins, reposant sur quelques principes simples : pas d’intermédiaires ou d’interférences entre les promoteurs, les propriétaires, et l’Atelier, programmation partagée, information constante des habitants, plan guide souple sachant transformer les contraintes en opportunités.

Avec cette opération, nous avons essayé de montrer qu’il était possible de faire de l’aménagement différemment, dans une logique partenariale associant promoteurs et grands groupes. Le résultat : l’opération d’urbanisme la plus rapide de France ; mais c’est aussi un quartier vivant avec des établissements universitaires, des lieux culturels, des commerces modernes, des logements de qualité dans un paysage préservé. Les deux quartiers sans doute emblématiques d’aujourd’hui et de demain sont peut-être les Bassins à flot, et, je l’espère, le quartier de Brazza. Tous deux sont bâtis avec une gouvernance particulière et en régie. Sans doute parce que la volonté d’innovation était là. Mais elle peut être partout ailleurs, dans le public comme dans le privé, dans les SEM comme en régie, l’essentiel étant de chercher l’outil le plus efficace par rapport au projet. En aménagement, le systématisme et les habitudes sont mortels.

« Avec les Bassins à flot, nous avons essayé de montrer qu’il était possible de faire de l’aménagement différemment, dans une logique partenariale associant promoteurs et grands groupes. »

— Michèle Laruë-Charlus

LFDLC : Quelles expérimentations la métropole mène-t-elle aujourd’hui en matière de logement abordable ? Comment a-t-elle tenté de développer une offre de logement à destination des ménages aux revenus faibles ?

MLC : Nous sommes partis du constat que personne ne peut acheter un logement de 80 m2 ou 100 m2 à 4 500 euros du mètre carré, ou en tout cas pas les jeunes ménages. Nous nous sommes placés du côté de la demande, en prenant le cas d’un jeune couple qui aurait été contraint de quitter Bordeaux, devenue trop chère, et qui souhaiterait maintenant y revenir. Ce couple aurait deux enfants et un budget de 200 000 euros, résultant de la vente de sa maison à 40 kilomètres de Bordeaux. Pour accueillir ce ménage, dont on suppose qu’il lui faudra un logement de 80 m2, nous devions réussir à produire du logement dont le coût par m2 serait compris entre 2 100 et 2 400 euros. Pour y parvenir, nous avons décidé d’utiliser les terrains publics dont nous disposions et de vendre ce foncier avec des charges foncières fixées par la collectivité, et en pratiquant la méthode du compte à rebours. C’est ce que nous avons fait avec le projet Brazza, où nous détenions du foncier. Pour autant, même dans ces conditions il est impossible de proposer un logement fini à 2 500 euros du mètre carré. On ne peut demander à un promoteur de faire toujours plus grand, plus beau, avec de meilleurs matériaux, et toujours moins cher ; pour un tel prix, il ne pourra proposer qu’un logement en état futur d’inachèvement. Avec ADIM, aménageur de l’opération, et le promoteur EDEN Immobilier, nous avons donc échangé pendant 18 mois avec des notaires pour trouver une solution et avons abouti à la formule suivante : une surface aux normes et directement habitable, munie de quelques équipements essentiels (sanitaire et évier, arrivée des fluides), mais dont l’achèvement et l’aménagement sont entièrement confiés à ses acquéreurs. Nous avons appelé cela les volumes capables et nous développons la même démarche pour les surfaces artisanales.

Vidéo de présentation des Volumes Capables

Certains promoteurs expliquent ne pouvoir construire ces volumes capables qu’au moyen d’une péréquation impliquant une augmentation du prix de leurs logements libres. Ce n’est pas l’idée : le volume capable ne doit pas être un logement social camouflé, subventionné une nouvelle fois par le contribuable. Mais là aussi, lorsqu’une collectivité ou un promoteur décident de faire des volumes capables, il est nécessaire en préalable que les formes urbaines retenues rendent l’opération économiquement viable. D’où la nécessité de travailler très en amont avec urbanistes et architectes sur la base d’un cahier des charges précis. C’est souvent l’imprécision de départ qui conduit à la médiocrité des résultats avec pour conséquence des accusations mutuelles entre architectes, collectivités et promoteurs… Davantage de rigueur préalable permettrait d’éviter cela.

Je demeure absolument convaincue que les volumes capables sont une solution d’avenir et notamment parce qu’ils permettent de résoudre la question de la mixité sociale. Selon ses moyens, un ménage pourra recourir à un architecte ou procéder lui-même aux travaux. Lorsque ces derniers seront terminés, la valeur du mètre carré aura augmenté de 1 000 ou 1 500 euros. Dans les rues de volumes capables, vous ne pourrez savoir qui habite derrière les façades : il y aura des gens aisés, des familles modestes, des jeunes ménages bricoleurs… Les volumes capables permettent également d’assurer la présence de propriétaires occupants et de minimiser défiscalisation et location. Or l’on sait qu’un quartier nouveau avec des propriétaires occupants fonctionne mieux qu’un quartier avec un « turnover » important de locataires.

« Les volumes capables sont une solution d’avenir, notamment parce qu’ils permettent de contribuer à résoudre la question de la mixité sociale. »

— Michèle Laruë-Charlus

LFDLC : Existe-t-il d’autres pistes réalistes de réduction des prix de l’immobilier ?

MLC : En matière de logement abordable, une piste intéressante est celle du locatif intermédiaire qu’évoque André Yché. Mais ce modèle ne peut être mis en œuvre que dans des villes où le locatif est cher, telles Paris ou Bordeaux.

Une autre solution consiste, pour les collectivités, à agir sur le foncier de manière contraignante. C’est ce que tente de faire la métropole de Bordeaux. Si l’on fixait arbitrairement le prix du foncier à sa valeur vénale augmentée d’un certain coefficient, et non à sa valeur constructible (le rapport peut aller de 1 à 4 ou 5), on ferait mécaniquement chuter le prix des logements. La métropole souhaite faire signer à tous les promoteurs cet engagement, la préemption étant la réponse en cas d’accroc au contrat.

On pourrait également imaginer séparer le foncier de l’usufruit. On achèterait alors un appartement pour sa vie entière et non plus pour l’éternité. Au moment du décès du propriétaire, ses enfants n’hériteraient pas d’un logement qui généralement nécessite alors de lourds travaux. Ce modèle nécessite sans doute un temps d’adaptation culturelle mais il constitue une piste intéressante.

Une autre solution consiste à parvenir à réduire les coûts à la construction, notamment avec l’industrialisation. Mais cela suppose que l’on dispose de grands tènements fonciers sur lesquels l’on puisse construire des centaines de logements. Or la plupart des collectivités préfèrent aujourd’hui des opérations plus petites, peu denses. Il est également possible que la filière sèche ou la construction en CLT fassent, à terme, durablement baisser les prix.

LFDLC : Le digital a-t-il un rôle à jouer dans le développement du logement abordable et la réduction possible des coûts de l’immobilier ?

MLC : La désintermédiation permise par le digital peut faire baisser les prix du logement. Je pense à Habx, une startup qui utilise des algorithmes à partir des données de ses clients (métier, lieu de scolarisation des enfants, capacité d’endettement…) pour leur proposer des localisations correspondant à leurs souhaits. Les clients peuvent ensuite se façonner un logement sur mesure. Ce mécanisme, qui implique d’avoir la main sur de nombreux terrains non bâtis devrait permettre, en supprimant nombre d’intermédiaires et de frais divers, de proposer des logements en dessous du prix du marché. Ne pas oublier non plus le développement de l’habitat participatif, coopératif, du co-living etc… Mais nous ne sommes qu’au début de ce mouvement, le métier de promoteur est appelé à se transformer profondément, y compris dans ses aspects financiers. La mission Bordeaux 2050 devrait aborder, entre autres, ces sujets.

Habx, Opération Edison Lite, Paris — avec l’autorisation d’Habx

LFDLC : Les prix des logements et les choix individuels en matière d’habitat sont fortement influencés par l’offre de mobilité. En quoi peut-on dire qu’une politique de logement est aussi une politique de mobilité ?

MLC : Une politique de logement est une politique de mobilité au sens premier du terme : si vous pouvez vous rendre à votre travail en transports en commun plutôt que de prendre votre voiture pendant deux heures, vous pouvez vous permettre d’habiter plus loin et donc de consacrer davantage de ressources financières à l’amélioration de votre logement.

Le tram bordelais, en circulation depuis 2003.

Mais une politique de logement est aussi une politique de mobilité dans le sens où l’on ne passe pas sa vie entière dans le même logement ; il faut donc organiser la mobilité résidentielle, et à cette fin il faut produire une grande variété de logements. Aujourd’hui, nous avons surtout des T2 et des T3, ce qui empêche les familles nombreuses aux revenus moins élevés de se loger à Bordeaux. Il faudrait donc construire de grands logements en rez-de-chaussée, alors que ces grands logements se situent généralement dans les étages supérieurs et sont coupés en deux au moment de la vente. À cet égard, il existe une solution intéressante permettant de diminuer le besoin de mobilité résidentielle : l’appartement à double porte palière. Un ménage acquiert un T2 ainsi qu’un studio et lorsque la famille s’agrandit, conserve ce logement en ouvrant la porte. Il peut aussi héberger dans le studio un enfant qui commencerait ses études ou un membre âgé de la famille. Il s’agit en quelque sorte d’un parcours résidentiel sur place. Au-delà de nos actions en faveur du logement sur mesure ou de la réduction des prix du logement, nous travaillons ainsi à permettre aux ménages de créer, à moindres coûts, la pièce grâce à laquelle ils pourront habiter plus longtemps le même logement.

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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