Point de vue d'expert

« Et si le monument le plus durable était justement la route ? » Aurélien Bellanger

Bien plus qu’une infrastructure, la route convoie aussi son lot d’imaginaires, de réflexions et d’innovations. Voilà qui plante le décor du colloque organisé en septembre 2023 à Cerisy, dont La Fabrique de la Cité était partenaire. Là-bas, nous avons interviewé  en trois questions chercheur, écrivain, historienne, géographe… pour comprendre leur vision de l’avenir de la route.

 

Afin de poursuivre notre série d’entretiens menés à l’occasion du colloque de Cerisy, nous avons interviewé l’écrivain Aurélien Bellanger. Son objet de réflexion littéraire, étant la représentation des mobilités et du territoire, va de pair avec le thème qui réunissait chercheurs, géographes et historiens en septembre dernier. Une belle manière de clore la saison estivale pour qui « la route » demeure le vecteur commun des habitants.

Alphonse Coulot : Dans vos romans L’Aménagement du territoire et Grand Paris, les projets d’infrastructures ferroviaires sont très importants. Le premier raconte les liens entre mobilité grande vitesse et spéculation immobilière, sur fond d’histoires secrètes bretonnes, tandis que le second se consacre directement au Grand Paris et son train express, montrant l’effet frontière du train séparant deux villes, deux sociétés bien différentes. Quel rapport entretenez-vous avec l’image du transport, de la mobilité ? Est-ce uniquement ce révélateur de différence, de modernité imposée, voire d’inégalité ?

 

Aurélien Bellanger : En réalité c’est moins théorique que cela. J’ai de l’attachement pour les objets architecturaux qui ne se montrent pas spontanément comme tel. La route m’intéresse dans ce cas : rabattre l’architecture uniquement sur le monumental est une mauvaise entrée. On doit aussi considérer tous les réseaux invisibles, et les réseaux routiers qui ont certainement une monumentalité. On a du mal à considérer la route comme un monument. Alors que c’en est un, à plat. L’exemple des voies romaines le montre : et si le monument le plus durable était justement la route ?

Cette question m’a toujours intéressé. Il me semble que la route a autant vocation à rester dans le paysage que les lits des fleuves. Les routes sont les véritables legs du futur, les héritages pour les époques à venir. Pour moi – et c’est volontairement polémique – deux des plus grands monuments parisiens du 20ème siècle sont les échangeurs de la porte de la Chapelle et de la porte de Bagnolet ! Ils sont fragiles, on peut les détruire par mégarde, alors qu’ils sont esthétiques. Ils ont une forte monumentalité, et ils sont vulnérables. Ils posent une énigme esthétique.

 

Alphonse Coulot : Mais, pourquoi ? Quelle est l’énigme ? Est-ce qu’ils sont tellement grands et présents qu’on n’y fait plus attention ?

 

Aurélien Bellanger : Oui, c’est ça. Par exemple, le métro du Grand Paris : pourquoi l’avoir fait souterrain ! L’architecture fonctionnaliste a toute sa valeur. L’entrée esthétique de la route est toujours pertinente. Il n’est pas question de savoir si c’est beau ou laid, mais plutôt poser l’énigme, et mettre en scène le problème qu’ils essaient de résoudre. Moi, si je devais garder deux choses de Paris, je choisirais Notre-Dame et la Porte de la Chapelle. L’objet échangeur est dingue !

 

Alphonse Coulot : Et la valeur historique d’une route, comment l’intégrer en littérature ? On connaît de nombreux long-métrages ou représentations visuelles de route, de voyage et de patrimoine. Mais en littérature ? Comment représenter la route ? Est-ce un topos qui a encore sa place ?

 

Aurélien Bellanger : Je pense à un texte très ambigu par rapport à ce sujet, issu des Fragments de Julien Gracq. Il écrit qu’il n’existe aucune représentation artistique de la route, et qu’on ne sait pas comment vivaient les chemins avant 1900. On peine à imaginer si les voitures étaient nombreuses, si les chemins étaient occupés. Et finalement le récit de voyage sur route est tardif en littérature. Par exemple, qu’est-ce qui justifie que, pendant longtemps, les voyageurs traversant les Alpes fermaient les rideaux de leur voiture, pour ne pas voir le paysage ? Aujourd’hui, le but du voyage serait justement de voir les Alpes ! Quand Chateaubriand fait du cabotage entre la Bretagne et le port de Marseille, il ne raconte pas son voyage en bateau…Pourquoi avoir très longtemps occulté le chemin ?
Les années 70 et la science-fiction ont aussi révélé le chemin d’un voyage et ses obstacles. J’ai utilisé dans Grand Paris des portions d’autoroute inachevée, notamment en Seine-Saint-Denis, pour montrer qu’une route n’est pas toujours évidente.

 

Alphonse Coulot : Et comment représenter la route, dans un roman ?

 

Aurélien Bellanger : Je pense à une autre œuvre monumentale, qui est en train d’être progressivement mise de côté, ce sont toutes les cartes Michelin. C’est gigantesque ! Houellebecq en parle un peu, dans La Carte et le Territoire. C’est monumental, je les pratique beaucoup en tant que cycliste : c’est une production artistique totale. Il est impossible, au moins tout le 20ème siècle, de ne pas se représenter une route sans voir une carte Michelin. C’est une mise en scène de la route, avec ses codes couleurs, ses épaisseurs de traits…C’est la meilleure forme de route sur papier. La cartographie numérique ne peut atteindre cette matérialité.

 

Alphonse Coulot :   Oui, c’est aussi une sensorialité de la route : c’est une appropriation du trajet, le tracé devient le sien (souvent on le repasse au stylo, on griffonne des notes)… La carte Michelin comme médium entre l’individu et la route, comme trace d’un trajet.

 

Aurélien Bellanger : Oui absolument c’est intéressant ! Et les vrais voyageurs dessinent sur la carte, et la conserve après le voyage. J’ai toujours considéré la route comme un objet limite, comme les aéroports. Un objet qui n’appartient à aucun monde, comme des portes d’un monde à l’autre. Les aéroports, comme les échangeurs, sont des objets immenses ! C’est effrayant, et pourtant très pratiqué. C’est pour ça que les ruines des bords de route sont très importantes : elles rappellent d’autres mondes que les routes réunissaient. Ça rappelle aussi la petitesse de l’être humain et la vulnérabilité de notre civilisation. C’est un aspect du monumental face au temps qui m’intéresse.

 

Alphonse Coulot : Justement, après avoir parlé de ruines, de présence monumentale, comment se projeter ? Comment verrons-nous les routes, dans 20 ans ?

 

Aurélien Bellanger : Pour moi, la rue est le laboratoire de la route de demain. J’imaginais mal, par exemple, Paris sans voiture. Comment remplir tous ses espaces ? Et finalement, d’autres usages arrivent, et la remplacent. La route pourrait aussi accueillir toute cette variété, et la voiture sera sûrement moins corrélée à la route. J’ai souvent tendance à marcher dans les endroits très peu recommandés aux piétons. Échangeurs, autoroutes…

 

Alphonse Coulot : Un marcheur sur les marges !

 

Aurélien Bellanger : Voilà ! et on repère tout ce qui est justement de l’ordre du rejeté sur les marches : morceaux de pneus, débris de verre… tous les mêmes. On retrouve même une sorte de suie routière, collante. C’est la substance automobile que l’on retrouve sur toutes les routes. Et comment les routes pourraient-elles exister avec moins de voiture ? Au 20ème siècle, route et voiture fusionnent.

Finalement, et c’est très Cyberpunk années 80, l’aéroglisseur pourrait être le véhicule du futur en ce qu’il passe au-dessus de tout chemin – avancer soi-même à travers la jungle. C’est une utopie qui me plait : la voiture décollée de la route. Pourquoi ne pas faire, comme pour les animaux sur les autoroutes, des ponts pour piétons ? Multiplier les usages sur la route, les pratiques. Comme en centre-ville et les piétonnisations ! Et si on décloisonnait l’autoroute ? Marcher le long d’une autoroute, c’est intéressant ! En dehors d’une situation de crise, on ne l’imagine jamais. Et si l’autoroute avait une matérialité humaine, plutôt que véhiculaire ? Bien-sûr, ça pose une grande question de sécurité…

Moi qui suis cycliste, je sais très bien sur quelle route je suis heureux, et où je me sens bien, en sécurité.

 

Alphonse Coulot : Laquelle ? C’est une bonne conclusion, dessinez-moi une route !

 

Aurélien Bellanger : Très simple : une route plate, sans fossé, et petite. Une route naturelle, qui semble surgir au milieu des champs. C’est une route sur laquelle le contact avec une voiture n’est pas anxiogène. C’est aussi rassurant de se sentir entouré de routes, c’est l’assurance d’avoir plusieurs choix possibles, une liberté totale. On peut aller où l’on veut. Je me sens certainement moins bien dans les régions où il y a peu de routes.

 

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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