Gouverner la forêt à l’heure de la transition écologique
Le séminaire « L’art de gouverner les transitions », organisé par David Djaïz, Xavier Desjardins et La Fabrique de la Cité, s’est ouvert le 8 février 2023 avec une première séance du consacrée à la forêt et la filière bois avec :
- Claude Garcia, Professeur à l’Université de Sciences Appliquées de Berne,
- Francis Hallé, Botaniste, responsable associatif
- Stéphane Vieban, Directeur général d’Alliance Forêt Bois
A l’image des séances thématiques à venir, son objectif n’était pas de traiter du sujet en rassemblant le plus d’expertise possible, mais de comprendre les nouveaux enjeux posés à la forêt par la transition écologique, et d’identifier comment les questionnements et dilemmes que vivent ses parties prenantes aujourd’hui sont porteurs d’enseignements plus généraux pour la gouvernance des transitions.
La note de présentation de ce séminaire faisait état au sujet de cette dernière, de son insatisfaisante prise en charge par notre système démocratique. Dans une vidéo introduisant la problématique générale de ce séminaire, Pascal Canfin, député européen et ancien Ministre, identifiait quant à lui, trois grands défis posés aux gouvernants d’aujourd’hui pour réussir la transition écologique : (1) la dissociation historique à réaliser entre une mondialisation des accords politiques à poursuivre (plus que jamais nécessaire pour gérer des enjeux écologiques planétaires) et une démondialisation partielle du jeu économique à organiser (pour limiter des flux de production néfastes écologiquement; (2) la nécessité d’instituer progressivement de nouveaux lieux de négociation écologique, devant les limites de l’effectivité de la norme ou les tensions qu’elle génère; et (3) le besoin d’une nouvelle organisation des gouvernements et de leurs administrations, face à des enjeux qui n’ont jamais été aussi transversaux et stratégiques.
Comment la forêt incarne-t-elle ces défis, et illustre-t-elle sur le terrain les tensions dont ils peuvent être porteurs ? Pour le comprendre, cette séance a fait le choix de donner la parole à trois intervenants aux regards différents sur la forêt puis de laisser place aux échanges qu’ils ont suscités avec les participants du séminaire. La présente synthèse suit la même organisation: la première partie restitue les interventions liminaires de cette séance avant de synthétiser les interrogations et réflexions qu’elles ont suscitées.
1. Le forestier, le botaniste et le chercheur : trois regards particuliers sur la forêt
a. Après l’organisation, l’incompréhensible contestation – Le regard de Stéphane Vieban, Directeur général d’Alliance Forêt Bois
Par l’intermédiaire de quelques chiffres, Stéphane Vieban a souhaité rappeler la croissance de la forêt française, et sa structuration progressive ces dernières décennies. Si l’espace forestier national augmente en superficie depuis le XIXème siècle, une nette accélération s’observe dès deuxième moitié du XXème siècle. La replantation de près de deux millions d’arbres impulsée par le Fonds Forestier National créé en 1946, et les extensions naturelles sur les terres délaissées par l’agriculture, ont permis d’atteindre les 17 millions d’hectares de forêt dont la France dispose aujourd’hui, soit une superficie qui a doublé en deux siècles. La gestion de ces espaces, qui appartient pour les trois-quarts à des propriétaires privés, s’organise progressivement. L’Office National des Forêts est créé en 1966 pour gérer les forêts publiques; des associations interprofessionnelles de la filière bois se montent et se regroupent progressivement; et des coopératives forestières privées voient le jour dès les années 1950 (à échelle départementale puis régionale) avant de fusionner à l’échelle nationale en 2014. Ces coopératives planifient les usages de la forêt (en s’appuyant sur des « documents de gestion durable » obligatoires pour les exploitations de plus de 25 hectares), plantent ou régénèrent des pépinières, et récoltent selon un principe faisant foi pour l’exploitation de toute forêt française: la « multifonctionnalité », soit la conciliation des fonctions productives, sociales et de préservation de la forêt.
C’est ce principe de gestion dite «active» de tous les espaces forestiers français qui est aujourd’hui remis en cause: par certains citoyens, qui n’acceptent ou ne comprennent pas toujours les coupes d’arbres (même lorsqu’elles se font au nom d’une amélioration de la captation carbone des arbres à venir), ou par certains écologues, botanistes ou militants, qui demandent au nom de bénéfices climatiques futurs que certains espaces de forêt soient préservés de toute activité humaine. Sur le terrain, ces tensions peuvent se traduire dans quelques cas par des attaques contre de forestiers ou leurs machines. Pour les forestiers, ces remises en causes sont d’autant plus incompréhensibles que la forêt continue de croître de façon substantielle (sur les 80 millions de m3 de nouveau bois produits par an, 50 millions sont prélevés, et 30 millions préservés) et que les besoins en bois n’ont jamais été aussi importants, y compris pour mettre en œuvre la transition écologique (écoconstruction, énergie, biocarburant etc…).
b. Réinscrire la forêt dans son histoire planétaire – Le regard de Francis Hallé, botaniste et responsable associatif
Si l’approche du représentant forestier est d’abord locale ou nationale, Francis Hallé situe, quant à lui, cet objet dans son histoire planétaire. Dans le monde, de nombreuses forêts primaires sont menacées – en Europe, la dernière restante, celle de Bialowieza (à cheval entre la Biélorussie et la Pologne), a été considérablement réduite. A l’échelle des 380 millions d’années d’histoire de la forêt cet état de fait est historique. Le botaniste soutient donc la nécessité d’initiatives en Europe expérimentant la mise en place de nouvelles forêts primaires, comme cadeau écologique et sensible aux générations futures, et comme réponse de fond aux bouleversements climatiques. Si celle dont il propose la mise en place en France dans le Grand Est sur un foncier public est envisagée sur une petite surface (70 000 hectares environ), et n’entend pas se substituer aux autres forêts exploitées, elle n’en pose pas moins des questions vertigineuses à l’action publique: comment organiser la légitimité, l’acceptabilité et la mise en place d’un projet au cours des sept siècles dont la forêt a besoin (sans voir son milieu altéré par l’homme) pour retrouver les fonctions et services d’une « forêt primaire» ? Il est certes du rôle historique de la puissance publique d’arbitrer les différends, mais ceux suscités par un projet de cette nature semblent exiger une mise en œuvre de la décision plus progressive et plus coconstruite avec les usagers qu’il affecte (élus locaux, agriculteurs, chasseurs, riverains…) que les modalités de prises de décisions actuelles.
c. Ajouter à la connaissance de la forêt la connaissance de nos contraintes – Le regard de Claude Garcia, professeur à l’Université de Sciences Appliquées de Berne
Pour Claude Garcia, la recherche scientifique ne doit plus se limiter à la connaissance des forêts (la connaissance des effets néfastes de son défrichement sur le climat de la planète ne suffit pas à arrêter le défrichement des forêts tropicales), mais doit également mieux comprendre les croyances, valeurs et moyens des décisionnaires qui mettent en jeu son avenir, et les modalités pour les faire évoluer. En ce sens, il propose de développer une théorie de l’esprit prenant la forme d’un cheminement vers l’action (de l’ignorant qui n’a pas conscience qu’il faut agir à l’incrédule qui n’accepte pas cette réalité, de l’occupé conscient des enjeux mais qui a mieux à faire au préoccupé qui décide de protester, pour aboutir à la figure de l’architecte qui agit concrètement). Selon lui, tout un chacun emprunte (sans s’en rendre compte) un tel chemin, en s’arrêtant le plus souvent à un stade préalable à l’action. Des expérimentations sont actuellement menées, sous formes ludiques, pour faciliter et accélérer le passage à l’action des individus.
2. Les politiques de la forêt en prise à un système de valeurs mouvant
Que révèlent ces trois approches ? En un sens, elles mettent en évidence le fait que les conflits qui s’opèrent autour de la forêt aujourd’hui ne se résument plus simplement à des divergences d’intérêts dans une lecture du monde partagée, mais voient s’ajouter à ces derniers des conflits de valeurs, de représentation du monde, suscité par l’impératif de transition écologique et les réponses que chacun croit bon d’y apporter.
Ainsi, le diagnostic et le référentiel d’action choisis pour gouverner la forêt semble d’abord dépendre des variables avec lesquelles chaque partie prenante choisit de composer. On peut à ce stade en identifier quatre différentes :
- Quelle(s) échelle(s) géographique(s) considère-t-on prioritairement pour l’action ? A l’échelle mondiale, les zones tropicales perdent massivement leurs forêts (-10 millions d’hectares par an selon le dernier rapport sur les ressources forestières de la FAO) tandis que l’espace européen a vu ses espaces forestiers progresser de 0,3 % par an entre 1990 et 2015. Selon l’échelle retenue, la hiérarchie des actions à mettre en œuvre change: raisonner à l’échelle continentale donne crédit à une approche multifonctionnelle classique (même ajustée au profit de la préservation des forêts), alors qu’une approche mondiale interroge plus directement la responsabilité nationale dans la situation de déforestation mondiale.
- A quelle(s) échelle(s) temporelle(s) se projette-t-on ? Celle de plusieurs décennies ou de plusieurs siècles ? Là aussi, du choix du pas de temps retenu dépendent des choix de gestion. Par exemple, que faire devant une forêt qui subit les effets du bouleversement climatique (intempéries et variations de températures intenses favorisant les attaques de parasites) jusqu’à voir une part importante de ses arbres malades ? Implanter progressivement dans les forêts françaises de nouvelles essences habituées à de plus fortes chaleurs ? Ou laisser le temps aux arbres de s’adapter – les maladies ne tuant jamais l’intégralité des arbres d’une forêt – comme ils l’ont fait pendant 380 millions d’années, quitte à limiter l’exploitation du bois sur la forêt en question ?
- En creux quelle représentation a-t-on de l’humain et de son rôle dans la gestion des ressources face au changement climatique ? Dans la tradition moderne, face au dilemme présenté plus haut c’est la migration de nouvelles espèces d’arbres qui sera privilégié, faisant le constat que jamais l’homme n’a eu autant besoin de la forêt et jamais la forêt n’a jamais eu autant besoin de l’homme. A l’inverse, une autre lecture considère les arbres comme des espèces au génome extrêmement complexe, dont l’adaptation éventuelle lors de telles migrations reste trop largement inconnue aux hommes pour qu’elle justifie d’abattre au préalable des arbres
- Quels lieux reconnait-t-on comme les plus efficaces pour agir ? Devant ces référentiels d’action qui, s’entremêlant sont pris en défaut les acteurs traditionnels de gestion de la forêt (Etat opérateurs, organisations forestières privées) peuvent apparaitre comme dépassés, inefficaces. Les échanges entre participants et intervenants ont révélé, là aussi, des divergences d’appréciation quant aux lieux et moyens aptes à gérer les contradictions de référentiels et systèmes de valeurs qui s’affrontent: faut-il investir et transformer de l’intérieur les instances existantes, ou agir de l’extérieur en investissant autrement l’espace social ?
Si les différents acteurs de la forêt se positionnent différemment vis-à-vis de ces curseurs, la difficulté des gouvernants est de devoir composer, pour un temps au moins, avec chacune des options qu’ils présentent. Confrontés à un système de valeurs évoluant en raison de la transition écologique, ils doivent dans le même temps continuer à gérer les conflits du système de valeurs précédent le tout à moyens et outils constants.
3. Quelques pistes pour la suite du séminaire
Quels premiers enseignements tirer de cette séance sur la forêt ? Quatre pistes peuvent être avancées, qui demandent à être confirmées lors des travaux thématiques à venir:
- Les connaissances scientifiques demandent encore à être développées, mieux partagées et davantage discutées dans l’espace social, afin que des positions politiques argumentées se développent sur les modes de gestion de la forêt. Quand, à quel rythme et pour quels gains couper les arbres d’une parcelle ? Que signifie et quels sont les effets de migrations de nouvelles essences d’arbre dans les forêts françaises ? Quelle place pour des écosystèmes forestiers en libre évolution sur le très long terme ? Etc. Pour l’heure, seuls les professionnels, les militants, et les chercheurs ont des réponses à ces questions. Celles-ci méritent donc d’être investies plus largement si la forêt doit devenir un commun national ou planétaire.
- Les horizons politiques et stratégiques ne sont pas écrits dans tous les pans de la transition. Si la rareté de ressources (foncier, eau, énergie…) conduit à des futurs stratégiques construits comme des trajectoires vers la neutralité (zéro artificialisation nette, zéro émission nette, neutralité énergétique…), un tel prisme ne peut pas être spontanément appliqué en Europe à des espaces forestiers en expansion, sauf à se placer à l’échelle mondiale comme le fait la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée, adoptée en 2018. Ainsi, concernant le modèle (y compris économique) de gestion de la forêt française à privilégier, une certaine indétermination domine, en témoigne les sens multiples que les différents acteurs donneront au principe de « multifonctionnalité »: chez certains, elle est le cadre du juste compromis à trouver entre économie du bois et préservation des forêts; pour d’autres, elle est synonyme d’un primat de l’économique problématique s’il s’applique à l’ensemble des forêts françaises; pour d’autres enfin, il faut penser la multifonctionnalité non pas au sein de la forêt [essentiellement à préserver) mais à l’échelle d’un territoire élargi pour tenir compte des liens avec l’agriculture, l’économie locale, les centralités mitoyennes…
- Les outils et lieux de gouvernance de la forêt d’aujourd’hui semblent montrer leurs limites. Un projet de forêt primaire, même conçu sur une parcelle restreinte de forêt publique, ne peut être décidé et administré de façon descendante, sans travail régulier de (très) long terme avec les différents acteurs du territoire élargi du projet (communauté non constituée à ce jour). A l’inverse, la gouvernance très collective d’une forêt comme la forêt usagère de La-Teste-de-Buch, peut se révéler peu efficace lors de situations de crises (la gestion d’intempéries par exemple).
- L’approche sectorielle paraît être un cadre étroit pour gouverner la forêt. Sa gestion ministérielle historique, partagée entre le Ministère de l’Agriculture, et le Ministère de la Transition Écologique, est parfois source d’injonctions contradictoires sur le terrain pour les parties prenantes de la forêt. Comment la dépasser ? La perspective d’un nouveau Secrétariat d’État à la Forêt qui n’a plus existé depuis la délégation de M. René Souchon entre 1983 et 1986, a été évoquée par les participants. Elle n’est sans doute pas la seule pour y parvenir.
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.