Point de vue d'expert

«Il existe une sorte de « sol de verre ». Tout ce qui se passe sous le sol est habituellement affaire d’infrastructure.» Dominique PERRAULT

Sous-sol et espaces souterrains laissent rarement indifférents. L’idée de les mobiliser au bénéfice de la résilience urbaine peut déclencher des débats très passionnés. Pour alimenter la réflexion, La Fabrique de la Cité s’est attachée à identifier des réalisations urbaines et architecturales emblématiques à l’occasion de la parution de la note « les promesses du sous-sol », parue en octobre 2024. D’évidence, les projets et réalisations de l’architecte Dominique Perrault s’impose. Ils apparaissent comme précurseurs, mais sont la marque d’un savoir-faire établi avec de nombreuses réalisations de Paris (Bibliothèque François Mitterrand) à Séoul, etc. Nous avons souhaité en savoir plus.

 

 

La Fabrique de la Cité :  Avec près de 40 années de pratique, vous prouvez que la création d’espaces souterrains confortables est non seulement possible mais peut aussi être très attrayante. Vos projets et vos réalisations ouvrent un important champ des possibles. Nous aimerions revenir sur l’émergence de cette idée : comment l’approche dite de Groundscape est-elle née ? Comment vos projets peuvent-ils dépasser les peurs, les réticences et l’effet repoussoir si facilement associés à l’urbanisme souterrain ?

 

Dominique Perrault : L’architecture est un acte autoritaire : lorsque l’on construit des murs, la délimitation de l’espace implique une séparation entre le dedans et le dehors. Le même phénomène existe lorsque l’on construit dans la verticalité et la profondeur. Il existe une sorte de « sol de verre ». Tout ce qui se passe sous le sol est habituellement affaire d’infrastructure (parking, locaux techniques, réseaux…). Ces dispositifs font vivre la ville et demandent beaucoup d’investissement financier mais ils sont considérés comme de simples équipements. Lorsque je dis qu’il y a 200 000 m² incrustés dans le sol à la Bibliothèque de France, personne ne me croit. À chaque réalisation, on s’aperçoit qu’il existe une psychologie négative liée au sous-sol, qui évoque le domaine des morts, l’humidité, le froid. Alors qu’il y a un certain aspect de confort lorsqu’on est dans le dessous : dans les jardins de la bibliothèque, par exemple, nous n’entendons pas le bruit de la ville.

Pourtant, ce fait architectural ne fait ni réseau ni système, notamment puisqu’on ne voit pas le sous-sol. Lorsqu’on le voit et qu’il est dans le prolongement du dessus, tel un système racinaire, il y a moins de réticence. Un rapport naturel se met en place entre le dessus et le dessous. C’est l’approche Groundscape : tout est question de perception. Le monde du dessous est solide, alors que celui du dessus est gazeux. Pour parvenir à développer des projets en sous-sol, il faut deux éléments totalement immatériels : de la lumière et du vide. Mais l’idée n’est pas de construire à des profondeurs abyssales. À Villejuif, pour la gare du Grand Paris Express, le dessous a été creusé jusqu’à 50 mètres, mais il s’agit d’un réseau de transport. À Singapour, une ville miroir est construite entre 50 et 80 mètres de profondeur. En France, nous n’en sommes pas là.

 

La Fabrique de la Cité : Les pratiques de type Groundscape ne se généralisent pas. À quoi pensez-vous que cela soit dû ? Cela veut-il dire qu’il est encore nécessaire de s’écarter de la commande initiale pour intégrer ce type de démarche ?

 

Dominique Perrault : Absolument, la question programmatique est primordiale. La question du dessous n’est pas posée, il n’y a pas d’intérêt de la part du client, qu’il soit public ou privé parce qu’il n’y a pas de perception de ce que le dessous peut apporter. À Versailles, nous avons agrandi le château par le dessous. C’est très digeste et ne consomme pas de place, on ne voit rien.

Le transport est par nature un réseau qui fonctionne en sous-sol. Il y a vraiment de quoi développer cette logique ailleurs, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Jusqu’à aujourd’hui, chaque opérateur a géré sa propre intervention en sous-sol, son propre réseau, sans partager ni enregistrer ses données. La cartographie du sous-sol n’est donc pas évidente. Pourtant, ces approches par le dessous sont intéressantes car elles obligent à mettre en place des méthodes de développement et d’évaluation de projet un peu différentes et qui convoquent l’économie globale.

 

La Fabrique de la Cité : Au fil de vos projets et réalisations, vous avez sans doute pu identifier les conditions pour qu’un projet intégrant le sous-sol voie le jour. Faut-il une conjonction de lieux, de circonstances ou de caractéristiques particulières pour favoriser l’émergence ou la multiplication de ce type d’initiatives ?

 

Dominique Perrault : Il faut que ce soit extrêmement dense et que les localisations soient des lieux de centralité. C’est particulièrement vrai dans les grandes métropoles et mégalopoles, où le développement urbain repose souvent sur des infrastructures souterraines. Pour que cela fonctionne, il faut que le projet soit d’une dimension suffisante pour faire système d’ordre territorial, pour regénérer des quartiers ou en connecter d’autres.

À Séoul, par exemple, le projet Light Beam que nous développons pour 2029-2030 permettra la circulation de 600 000 personnes par jour. Pôle multimodal, il reliera deux lignes de métro de part et d’autre d’une avenue magistrale du district de Gangnam, trois lignes de train, une station de bus, le long d’une très longue faille de lumière naturelle. À cela s’ajouteront le train en provenance de l’aéroport et des lignes de train privées.

Ces projets fonctionnent là où il y a une très grande valeur foncière et là où l’on parvient à installer tous les acteurs autour d’une même table. Il n’existe que peu d’exemples de réalisations de cette ampleur dans le monde. À Shenzhen, il existe aussi un grand hub de cette nature. Celui qui s’en rapproche le plus en termes de dimensions, c’est San Francisco, mais hors-sol.

 

La Fabrique de la Cité : Pour le projet des Invalides à Paris, avec la création du futur musée Giacometti dans l’ancien siège d’Air France et ses grandes galeries, vous avez réussi à faire asseoir tout le monde autour de la table…

 

Dominique Perrault : Notre expérience récente aux Invalides est très instructive. Nous avons dû établir un cadastre du dessous, et définir ce qui appartient à la Ville et ce qui appartient à l’entité qui porte la convention d’usage des espaces souterrains du bâtiment. Cette collaboration s’est révélée difficile. Au contraire, une ville comme Helsinki est capable de réunir autour d’une même table l’ensemble des partenaires et services. On a donc réussi sans réussir. Prenons l’exemple de la déchèterie intégrée dans le programme des Invalides. Elle est nécessaire pour le quartier, et à proximité du site se situe un parking à moitié vide. L’idée de mettre la déchèterie dans le parking n’était pas naturelle. Cela montre bien combien il est difficile de faire un projet d’aménagement global en sous-sol.

 

La Fabrique de la Cité : Est-ce que l’urgence climatique et l’intérêt pour les constructions durables a changé quelque chose dans la commande publique ? Est-ce que cela se traduit par un intérêt supplémentaire pour tout ce qui peut être réalisé dans le sous-sol ?

 

Dominique Perrault : Je ne dispose pas des statistiques, mais en effet, cette prise de conscience devient perceptible. Aujourd’hui, si les concepteurs proposent des solutions qui impliquent l’utilisation du sous-sol, cela peut être pris en considération, alors qu’auparavant, cela aurait été totalement ignoré. C’est désormais audible. Cependant, tant qu’il n’y aura pas de volonté publique de cartographier le sous-sol, cela ne débouchera sur rien, car il est nécessaire d’avoir un document actualisé et partagé. Je ne suis pas au fait du nombre de villes qui travaillent sur la cartographie du sous-sol, mais la Ville de Paris semble envisager une réflexion à ce sujet. Un tel investissement présenterait un intérêt collectif et politique, même s’il nécessite un budget conséquent. Mais la demande de projets souterrains n’est pas forte, car ils sont réputés trop chers. Il est vrai que sur une perspective de rentabilité à cinq ans, cela ne semble pas fonctionner. L’économie allemande est davantage axée sur le long terme, ce qui correspond à ce que l’on appelle la durabilité. Ce concept n’est pas suffisamment pris en compte en France. Actuellement, la majorité de la commande en France concerne la réhabilitation. On a tenté, dans ce cadre, de faire des études et de lancer des réflexions sur les parkings, qui restent un sujet intéressant, car ils représentent des milliards de mètres carrés.

 

La Fabrique de la Cité : La géothermie tend à se déployer dans l’ouest parisien. Il s’agit d’un déploiement massif et volontariste. Une quantité importante de données va être accumulée. Est-ce que cela participera d’un effort de cartographie plus global ?

 

Dominique Perrault : Il n’y a pas d’ostracisme. Il est important de rassembler ces connaissances pour montrer qu’il y a une masse critique et des ressources importantes. L’objectif est de parvenir à la planification, à la politique de la ville. Il existe des études sur la géothermie liée aux fondations. Si un tel dispositif devenait un standard, et que tous les pieux de fondations étaient équipés de serpentins, ce serait une avancée importante. Ce sont finalement les petits gestes qui permettent d’activer le dessous, comme les « parois d’échange » du métro de Rennes. Ce n’est pas une révolution, mais c’est une façon de dédramatiser la question du dessous grâce à de petites interventions.

 

La Fabrique de la Cité : Est-ce que rendre manifeste un « catalogue des petits gestes simples » pourrait améliorer les choses ? Cela permettrait de modifier le regard sur ce sous-sol incertain, méconnu, invisible, pour se l’approprier davantage ?

 

Dominique Perrault : Il est indéniable qu’une sorte d’atlas regroupant des lieux et des actions identifiés serait utile. Mais ce qui est le plus convaincant, c’est d’aller les voir, de les vivre, pour les comprendre. Par exemple, à Villejuif, dans la gare Institut Gustave Roussy (IGR) du Grand Paris Express, la lumière naturelle parvient jusqu’à cinquante mètres de profondeur. Les gens ne le croient pas avant de le voir. Jacques Ferrier et son concept de « gare sensuelle » ont réussi à créer quelque chose d’inattendu et de plutôt heureux, mais cela n’a pas été suivi. Pour que cela devienne une nouvelle nature, une logique intégrée, il faut que les gens puissent voir les réalisations.

 

La Fabrique de la Cité : Vous avez récemment obtenu un permis de construire dans le 14ème arrondissement de Paris, pour un immeuble qui descend à 17 mètres de profondeur, classé établissement recevant du public (ERP). Comment prévoir ainsi de l’activité quotidienne dans le sous-sol ?

 

Dominique Perrault : Il s’agit d’une vaste opération de réhabilitation pour laquelle les questions de promotion immobilière restent entières. L’usage et la destination précise de cet ERP de 600 personnes ne sont pas figés. Il est possible que cela devienne des bureaux, une école ou des laboratoires, le long d’une grande faille de lumière naturelle. Ce qui est obtenu, c’est une « capacité » en immeuble de grande profondeur. Sur le modèle des IGH (immeubles de grande hauteur), nous installons l’IGP (immeuble de grande profondeur). Jusque-là, la limite d’autorisation des ERP (hors système de transport) était de moins 6 mètres maximum. La Préfecture de police de Paris a réalisé des travaux permettant d’aller jusqu’à dix mètres de profondeur, soit presque trois niveaux. J’espère que l’opération dans le 14e fera jurisprudence. Nous pourrons la présenter comme un démonstrateur. À Villejuif, le projet de la gare IGR sert de référence : pour la lumière naturelle à moins vingt mètres, mais aussi pour la ventilation naturelle, sans extracteur d’air.

 

La Fabrique de la Cité : D’ailleurs, les habitants qui restent en ville en juillet-août commencent à rêver de refuges en sous-sol…

 

Dominique Perrault : Ce serait formidable. Il y a beaucoup d’espaces vacants en sous-sol. Avoir un accès à ces lieux pour créer un atelier, un bureau, un lieu où l’on pratique du sport, au sein d’un immeuble, comme une extension du logement, serait une bonne chose. Mais pour rendre cette idée concrète, il faut connaître ces endroits, savoir où ils se trouvent, savoir y entrer, en sortir… Et cela demande une autre gestion du quartier.

En Suisse, ils n’ont pas peur du dessous. C’est effectivement cartographié par le département fédéral de la Défense, mais aussi par les particuliers, car parfois l’usage est personnel. Nous avons eu beaucoup d’échanges à ce sujet, mais cela ne garantit pas forcément le développement de projets sur le dessous. Actuellement, ils investissent surtout dans les transports pour le fret en sous-sol, l’État fédéral investit de façon très volontariste pour lancer ses premières lignes.

 

La Fabrique de la Cité : En France, on pourrait parler d’une certaine timidité à l’égard de projets intégrant le sous-sol. Cela peut-il provenir du fait que cette approche n’est que très peu enseignée ?

 

Dominique Perrault : Il manque de lieux d’enseignement de cette approche. En 2020, j’ai mis en place un MOOC avec l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Le SUB, laboratoire d’architecture souterraine que j’avais dirigé à l’EPFL durant cinq ans, a disparu quand je suis parti. Il est nécessaire que des chercheurs se penchent sur ces sujets, qu’ils soient soutenus financièrement et qu’ils puissent encadrer des travaux de thèse. L’architecture doit se combiner avec des travaux d’ingénierie pour atteindre de hauts niveaux de qualité thermique et environnementale. Il y a encore des progrès à faire, par exemple dans nos grands hubs (comme Light Beam). Nous sommes en effet en deçà de ce que nous savons réaliser en termes d’éco-conception et que nous avons mis en œuvre à l’Université féminine Ewha à Séoul, grâce au travail d’ingénieurs allemands sur les systèmes passifs. En France, nous ne sommes pas encore dans la logique allemande du long terme, ni dans la logique suisse de la planification. Et nos projets n’ont rien à voir avec l’échelle des projets asiatiques.

 

 

Interviewé par :

Céline Acharian, directrice générale de La Fabrique de la Cité

Marie-Claire Barré, directrice de CAPACITé

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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