« Il faut construire un réseau de mobilité durable plus accessible » Aurélien Bigo
Bien plus qu’une infrastructure, la route convoie aussi son lot d’imaginaires, de réflexions et d’innovations. Voilà qui plante le décor du colloque organisé en septembre 2023 à Cerisy, dont La Fabrique de la Cité était partenaire. Là-bas, nous avons interviewé en trois questions chercheur, écrivain, historienne, géographe… pour comprendre leur vision de l’avenir de la route.
Cette première interview sera celle d’Aurélien Bigo, chercheur spécialisé dans la transition des transports, auteur d’une thèse sur les transports en commun et les leviers pour la transition.
Alphonse Coulot : Vous avez soutenu votre thèse sur les transports face au défi de la transition énergique en 2020, et montré que la décarbonation du mix énergétique a eu un faible impact jusqu’à maintenant, contrastant avec les scénarios de prospectives où elle apparait comme un levier majeur. Vous montrez aussi que les scénarios de sobriété les plus ambitieux s’appuient avant tout sur d’autres leviers : modération de la demande de transport, report modal et taux de remplissage. Qu’en est-il de ces leviers aujourd’hui ? Sont-ils prioritaires ?
Aurélien Bigo : Pour commencer, il est certain que la sobriété est maintenant largement citée dans les débats et davantage prise en compte. Les plans de sobriété se développent et la communication autour aussi. Pour autant, les mesures concernant directement les transports se développent peu, on ne voit pas beaucoup d’évolution forte concernant la sobriété dans les politiques publiques.
La question de la demande de transport monte aussi dans les débats. Jusqu’à maintenant, la modération de la demande était un sujet davantage étudié par les urbanistes, pour l’aménagement du territoire et la conception des espaces. Aujourd’hui, ce sujet reprend évidemment de l’importance avec l’impératif de décarbonation.
Pour ce qui est du report modal, voilà plusieurs années voire décennies qu’il est évoqué dans les débats, et plusieurs tentatives ont vu le jour, notamment vers le ferroviaire. Il y a cependant beaucoup de contradictions, encore, dans ces politiques de report modal, qui ont surtout soutenu l’augmentation de la demande, en finançant tous les modes, y compris les plus émetteurs (avion, voiture, poids lourds), plutôt qu’un vrai report d’un mode à l’autre : fluvial, transport en commun routier, ferroviaire quand il est pertinent, etc.
Il en va de même pour la technologie : si nous soutenons l’électrique, il faut aussi que le thermique baisse.
De même, le taux de remplissage est un autre levier de sobriété, et si beaucoup en parlent, le covoiturage se développe encore peu. L’effet de ces politiques en faveur du covoiturage est encore limité, pour deux raisons :
- pour les trajets longue-distance, le covoiturage s’est beaucoup développé et la tendance se poursuit. L’inconvénient, c’est que ces trajets ont capté des usagers du ferroviaire par exemple. 52% des usagers du covoiturage longue-distance auraient utilisé le train autrement, tandis que 13% ne se seraient pas déplacés, et 33% auraient choisi l’automobile. L’effet global est relativement neutre pour la longue distance.
- Deuxième raison, sur les courtes-distances, la pratique ne décolle pas significativement, alors que le potentiel est fort, notamment pour les trajets domicile-travail dans les zones peu denses. C’est, de plus, sur ces trajets-là que la dépendance à la voiture est la plus forte et le manque de solutions alternatives minimise le risque d’effet rebond sur d’autre modes de transports.
Enfin, la sobriété touche aussi la consommation énergétique des véhicules, c’est alors que la question de la taille des véhicules arrive dans le débat. Elle manque encore de régulation et d’incitation, mais ce sujet monte largement dans les échanges. De même la question des vitesses sur les axes routiers, et l’éco-conduite. Reste que ces sujets manquent d’ambition au niveau national.
Alphonse Coulot : Comment alors se projeter à 10 ans, ou 20 ans ? Quels seront les modes les plus tenaces, quels changements plus faciles ?
Aurélien Bigo : Le changement le plus « simple » à mettre en œuvre serait sûrement le changement de vitesse, sur autoroute, nationale, ou dans les agglomérations, qui n’est pas négligeable. Systématiser le 30 km/h en ville permet de pacifier l’espace public et d’encourager le report modal vers des modes actifs ou du transport en commun, grâce à la baisse de la vitesse automobile. Il est plus difficile d’évaluer l’impact direct de cette limite sur la consommation moyenne des véhicules, car à 30 km/h de vitesse moyenne un véhicule consomme plus qu’à 50km/h, mais cela est compensé par une conduite et un trafic plus fluide. L’impact sur le report modal en revanche est avéré, ce qui participe plus largement à réduire les émissions en ville. C’est une mesure plutôt simple, qu’il faudrait aussi développer à l’échelle des villages. Cela ne concerne pas uniquement les grandes villes et dès lors qu’il y a un village avec des flux piétons ou vélos, la question se pose.
Le changement plus difficile, tenace, sera sûrement de limiter la dépendance à l’automobile en particulier en milieu rural. Là, c’est la combinaison de plusieurs modes et types de véhicules qui sera intéressante. A ce sujet, le train n’est que rarement le plus pertinent en zone rurale, même si on a tendance à l’évoquer directement dès qu’on parle de mobilités alternatives à la voiture en zone rurale. Il faut penser un bouquet d’offres, qui puisse intégrer le vélo, les petits véhicules intermédiaires entre vélo et voiture (VAE, mini-voitures, vélos-voitures, speed pedelecs…), et l’autocar et le covoiturage. L’autocar revient dans les débats et c’est un mode important. On peut aussi faire du rabattement depuis les petits villages vers des transports en commun routiers sur les axes les plus structurants. Il faut construire un réseau de mobilité durable plus accessible. C’est pourquoi la question de la vitesse des petites routes rurales se pose, car plusieurs types de véhicules devront cohabiter.
Alphonse Coulot : Un exemple : les petits véhicules intermédiaires. Est-ce que c’est vraiment crédible hors des villes ?
Aurélien Bigo : Les véhicules intermédiaires entre le vélo et la voiture sont très divers, dans leurs caractéristiques et leurs usages possibles. Ceux qui se développent le plus sont les plus proches des vélos (VAE, vélos cargos ou encore vélos pliants) ou des voitures (mini-voitures, voiturettes). Ils peuvent avoir leur pertinence y compris dans les zones peu denses. Pour d’autres véhicules comme les vélomobiles ou les vélos-voitures, des initiatives se développent, porté par exemple, par l’association Innovation Véhicules Doux dans l’Aveyron, mais la tendance n’est pas encore fixée. Parmi les véhicules développés (notamment dans le cadre de l’Extrême Défi de l’ADEME), certains tiennent du bricolage, d’autres ont un vrai potentiel de sobriété par rapport à la voiture et répondent à une part importante des besoins des usagers. Il est certain aussi que le système actuel des routes rurales et périurbaines n’accueille pas encore facilement ces modes. Il est à penser que leur développement fera changer les pratiques : comme l’augmentation des cyclistes modifie le comportement des autres usages (pacification, réduction des vitesses), on peut penser que les automobilistes s’adapteront à leur présence. C’est la sécurisation par le nombre. Il y a évidemment des incertitudes sur cette adaptation. L’homologation de ces véhicules est un gros sujet, pour assurer leur sécurité et leur intégration au système actuel. Il faut aussi s’assurer que les infrastructures soient sécurisées. Mais c’est en train d’avancer dans le bon sens !
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.