Point de vue d'expert

« Il faut mieux articuler pensée et action, contenu des projets et procédure » : le point de vue de Lucile Schmid

Nos sociétés devront relever, dans les décennies à venir, un défi d’une ampleur inédite : celui de la transition écologique. Il leur faudra à la fois préparer le changement climatique et s’y adapter. Or la préoccupation environnementale semble tout juste commencer d’imprégner l’ensemble du débat public. Comment, dans un contexte d’urgence écologique, passer du temps de la pensée à celui de l’action ? Entretien avec Lucile Schmid, vice-présidente de la Fabrique écologique et membre du groupe de travail de La Fabrique de la Cité sur les grands projets et la démocratie.

La Fabrique de la Cité : Les préoccupations environnementales ne sont plus aujourd’hui l’apanage d’un parti ou de militants très engagés ; elles se diffusent dans l’ensemble de la société. Je songe notamment à l’engouement que suscite la jeune Suédoise Greta Thunberg ou à certains résultats électoraux en France ou en Allemagne. Comment analysez-vous cet essor de la préoccupation environnementale ?

Lucile Schmid : Revenons sur la définition de cette préoccupation, que l’on évoque beaucoup sans jamais vraiment la définir. Le diagnostic scientifique fait aujourd’hui irruption dans nos vies ; le dérèglement climatique et la perte de biodiversité sont de plus en plus visibles. En 2010, Thierry Bourg et Kerry Whiteside écrivaient dans Vers une démocratie écologique que les citoyens ne pouvaient pas encore réellement s’impliquer dans les décisions écologiques car le réchauffement climatique n’était pas encore visible. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’extinction de certaines espèces, la pollution des océans par des microparticules de plastique, la perspective d’une disparition de la grande barrière de corail sont autant d’événements dont la portée est, sur le plan psychologique et dans l’imaginaire, encore beaucoup plus forte que celle des données scientifiques sur le dérèglement climatique. Pourquoi ? Parce que notre relation à la nature est plus concrète et quotidienne que notre relation au climat et sans doute aussi plus porteuse d’espoir. Sur la nature, on sait que si l’on supprime les pesticides, les abeilles reviennent. Sur le dérèglement climatique, on a l’impression d’une catastrophe annoncée à laquelle on ne peut pas grand-chose. À cette irruption s’ajoute celle des questions de santé environnementale, car nous savons aujourd’hui combien de morts prématurées sont liées à la pollution. Tout cela fait que la préoccupation environnementale s’adosse à la fois à des sujets d’experts, des données scientifiques, et à des enjeux extrêmement concrets. En ce sens, elle bouleverse fortement notre relation aux questions politiques et démocratiques.

La prise de conscience des citoyens est rapide et souvent fondée sur de nouvelles manières de voir et de savoir : on voit apparaître des mobilisations, des contre-expertises, des contre-pouvoirs que les instances classiques de l’État, les collectivités locales et les entreprises n’avaient pas forcément anticipés. Quand le groupe Bayer a racheté Monsanto, il n’avait pas imaginé la descente aux enfers qui s’ensuivrait. Il pensait réaliser un investissement durable, mais depuis deux ans les procès se multiplient et l’interdiction du glyphosate est débattue très ouvertement. Il y a quelque chose qui s’accélère et qui influe sur les décisions stratégiques des entreprises. La préoccupation environnementale est complexe, rapide ; elle opère, en termes de psychologie sociale et de projet de société, une vraie rupture.

« La préoccupation environnementale est complexe, rapide ; elle opère, en termes de psychologie sociale et de projet de société, une vraie rupture ».

— Lucile Schmid

La Fabrique de la Cité : Comment passer de l’étape de la pensée à celle de l’action ?

Lucile Schmid : La question de l’action et du temps de l’action est très importante. Les espaces démocratiques ouverts par la loi pour permettre la participation citoyenne aux grands projets ont pu créer des frustrations car certains ont pu s’y sentir impuissants. Très souvent, j’ai l’impression d’un ressenti différent entre citoyens et entrepreneurs, ces derniers se disant : « on a respecté toutes les procédures, on est concessionnaires ; l’État et les collectivités locales ont décidé de nous donner un marché, pourquoi les citoyens ne comprennent-ils pas que les choses sont faites et qu’après le temps de la délibération vient celui de l’action ? ». Comment mieux articuler pensée et action ? Comment repenser le modèle économique et social et accepter que l’interaction entre citoyens, entrepreneurs et pouvoirs publics ne s’arrête pas une fois la procédure menée à terme ? Nous sommes dans un moment inédit où l’on voit bien que l’articulation entre contenu et procédure doit être revue. Il ne suffit plus de dire que la procédure a été respectée pour mettre un terme aux contestations. Dans certains cas, peut-être faut-il même se dire que certains grands projets, qui avaient un sens il y a 10 ou 15 ans, n’en ont plus aujourd’hui, ou en tout cas il faut en changer profondément l’équilibre et le sens, les enrichir. Cela peut aussi être une opportunité.

« Il faut repenser le modèle économique et social et accepter que l’interaction entre citoyens, entrepreneurs et pouvoirs publics ne s’arrête pas une fois la procédure purgée ».

— Lucile Schmid

Cécile Maisonneuve : Comment recréer du consensus autour des grands projets ? Peut-on encore parler aujourd’hui d’intérêt général ?

Lucile Schmid : Lorsqu’Édouard Philippe a annoncé l’abandon de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, il a évoqué la question du consensus, en déclarant : « aujourd’hui, ce projet ne fait pas ou plus suffisamment consensus pour que nous puissions le poursuivre ». Il n’a pas parlé spécifiquement d’écologie, des zones humides ou de la ZAD mais du projet de société que l’on porte et du fait que les oppositions à un projet sont parfois suffisamment fortes pour devoir être prises en considération et donc entraîner, dans ce cas précis, l’abandon du projet. Lorsque certains considèrent comme utiles et approuvés par des voies démocratiques des projets perçus par d’autres comme inutiles et imposés, peut-on imaginer les voies d’un compromis ? Et comment, dans cette hypothèse, donner à la nature la place et la valeur qui lui reviennent ?

L’intérêt général doit être rempli d’un contenu concret et une réflexion en ce sens menée à l’échelle territoriale ; c’est essentiel pour parvenir à atteindre un consensus entre communautés qui aujourd’hui ne partagent pas forcément les mêmes objectifs. Structurer un intérêt général concret, qui permet d’associer l’intérêt des citoyens, sans doute au niveau local, l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt de la collectivité locale est essentiel, parce que sinon chacun dit « l’intérêt général, c’est moi ».  Mais les aspects concrets ne doivent pas conduire à négliger les éléments symboliques, la culture, l’histoire. Lorsque certains fleuves se voient reconnaître la personnalité juridique en Nouvelle-Zélande, en Inde cela tient à la place qu’ils ont toujours occupée aux côtés des êtres humains, des sociétés. Aux États-Unis, la personnalité juridique a été reconnue dans la même perspective au Lac Erie. Les intérêts particuliers ne sont pas, ne font pas l’intérêt général. Celui-ci résulte d’une grande diversité d’éléments et reflète ce qu’une société souhaite partager. Il faut continuer de réfléchir à la notion d’intérêt général et cesser de l’invoquer pour fermer les débats.

Aujourd’hui se pose aussi la question des contre-pouvoirs. Pourquoi l’action écologique est-elle aussi difficile ? Que signifie s’adapter au dérèglement climatique ? Parce que quand vous entendez ce que dit le climatologue Hervé Le Treut, qui a beaucoup travaillé en Nouvelle-Aquitaine, sur ce qu’on peut faire pour adapter une région qui vit déjà l’érosion côtière, on voit bien qu’on a encore beaucoup de mal à aménager le territoire en intégrant l’adaptation au changement climatique et la préservation de la biodiversité. Peut-être ce principe d’adaptation territoriale devrait-il guider désormais la définition, la conception et la mise en œuvre des grands projets et permettre de qualifier leur utilité et leur caractère démocratique. Comment fait-on pour mettre au cœur des enjeux ce principe d’adaptation à ce que nous disent les sciences mais aussi d’adaptation en termes de négociation et de démocratie ? Ça me semble être un élément essentiel. Il ne faut pas ressentir la contestation citoyenne comme une injustice ou quelque chose d’illégal. La loi dépend d’une majorité, d’un équilibre politique, de ceux qui ont le pouvoir. Je crois aussi que pour que l’action puisse être menée, une interaction permanente devrait être mise en place. Certaines entreprises devraient à cet égard faire le choix d’être des pionnières.

Du côté écologiste, il faut envisager les compromis qu’appelle le passage de l’interpellation à l’action. Ce que nous dit le GIEC, c’est que nous avons dix ans pour agir si nous voulons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Ils estiment néanmoins que ce scénario est hautement improbable. Lorsqu’ils ont publié leur rapport, en octobre 2018, ils l’ont adossé, pour la première fois, à un raisonnement politique, en disant : « c’est faisable, mais si ceux qui ont le pouvoir changent drastiquement leurs projets, leus méthodes de travail et les politiques qu’ils mènent ». Je crois que c’est aussi une interpellation adressée à tous les acteurs qui ont du pouvoir, qu’il soit politique, économique ou citoyen. Quel est le mode d’emploi, le mode d’action qui permettra de se mettre sur ce chemin d’une limitation du réchauffement climatique à 1,5 degré ?

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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