Point de vue d'expert

Innover dans un territoire contraint : perspectives à partir de Singapour et d’Helsinki avec Alistair Sim et Rikhard Manninen

Crédits : Raphaël Languillon, 13 juillet 2019

Dans un contexte de changement climatique, les conséquences de l’étalement urbain, à savoir la pression accrue sur les milieux et les ressources foncières ou encore l’augmentation des émissions de CO2, doivent être intégrées dans les logiques d’aménagement. En 1965, alors que Singapour accédait à l’indépendance, cette ville insulaire s’est trouvée confrontée à des ressources naturelles et foncières limitées. Après d’importants travaux de verticalisation et de poldérisation destinés à répondre à la croissance démographique et au développement économique, Singapour a commencé à creuser le sol à des fins industrielles et de télécommunications. Confrontée elle aussi à un territoire contraint et à la croissance de sa population, Helsinki a publié son premier schéma directeur souterrain en 2010.

Rikhard Manninen, directeur de l’urbanisme de la ville d’Helsinki, et Alistair Sim, directeur de la région Asie Pacifique de Soletanche Bachy, ont partagé les expériences issues de leurs villes en matière d’aménagement et de gestion foncière dans des territoires contraints lors de l’expédition urbaine de La Fabrique de la Cité à Singapour, du 10 au 12 juillet 2019.

 

Quelles sont les principales contraintes territoriales auxquelles les villes d’Helsinki et de Singapour sont confrontées ?

Alistair Sim : À Singapour, le plus grand défi est le manque de foncier. C’est pour cette raison que la construction souterraine est un élément si important de la stratégie de la cité-État. Tout est fait pour maximiser l’utilisation des sols. Le défi ne consiste pas seulement à trouver de l’espace pour le logement, les transports, les infrastructures, l’industrie, etc ; il s’agit aussi d’offrir un environnement vert et agréable. Il est intéressant de noter que Singapour est très attentive à ce que font les villes du monde entier. La cité-État entreprend beaucoup de recherches à l’étranger avant de planifier de nouveaux projets. Mais Singapour a un avantage par rapport aux métropoles européennes qui doivent composer avec des infrastructures déjà existantes : elle a une feuille blanche pour travailler. Toutefois, cet avantage est en train de s’éroder avec la mise en place d’autres infrastructures souterraines à Singapour.

Rikhard Manninen : La pénurie de foncier n’est pas un problème majeur en Finlande. Cependant, la ville d’Helsinki est confrontée à une situation difficile car son centre-ville est situé sur une péninsule et ne peut donc pas croître librement. De plus, toutes les tendances montrent qu’il faut limiter l’expansion urbaine, et donc construire des villes plus denses, tout en faisant face à une augmentation constante de la population. Chaque année, environ 17 000 résidents supplémentaires s’installent dans la région d’Helsinki. Ce nombre est considérable par rapport à l’ensemble de la population métropolitaine qui compte 1,5 million d’habitants.

« Le défi ne consiste pas seulement à trouver de l’espace pour le logement, les transports, les infrastructures, l’industrie, etc. ; il s’agit aussi d’offrir un environnement vert et agréable ».

– Alistair Sim

Quelles sont les priorités d’Helsinki pour les prochaines décennies ?

Rikhard Manninen : Helsinki étant la capitale de la Finlande, elle concentre une grande partie de la population et des activités économiques du pays. Il est nécessaire de tenir compte de ces éléments dans la planification des futurs développements de la ville. En 2016, le Helsinki City Plan Vision 2050 a été approuvé : il fournit une vision de long terme (notre année de référence est 2050) et volontairement exhaustive : projection démographique, structure urbaine, économie urbaine, etc. Nous sommes maintenant dans la phase de mise en œuvre et, en tant que directeur de l’urbanisme de la ville, je supervise la planification détaillée, y compris celle des transports et de la circulation, en lien avec l’autorité régionale.

L’un de nos projets clés est axé sur les boulevards urbains. Comme dans d’autres villes occidentales, plusieurs autoroutes urbaines ont été construites à Helsinki entre les années 1960 et 1990. Elles sont gérées par l’État, bien que le terrain appartienne à la ville. Tous deux ont longtemps été en désaccord sur l’avenir de ces autoroutes urbaines, ce qui a finalement conduit la Cour administrative suprême de Finlande à rendre une décision partiellement en faveur d’Helsinki : deux routes principales sont à présent transformées en boulevards urbains, même si l’ensemble du processus sera long. Bien sûr, le développement des technologies nous aidera, notamment en ce qui concerne le bruit et la qualité de l’air. Compte tenu des nouvelles possibilités offertes par les technologies, nous aspirons à promouvoir l’utilisation accrue des véhicules électriques ; la croissance de notre parc de bus électriques est l’une des priorités du Helsinki City Plan Vision 2050. La transformation de ces autoroutes urbaines en boulevards doit être soutenue par le développement d’un système de transport public ferroviaire attractif.

Par conséquent, nous avons développé une vision de ce que devrait être le système de transport en 2050. En centre-ville, en plus de la voie de métro déjà existante, nous prévoyons plusieurs tramways, dont l’un est déjà en cours de réalisation. Un train de banlieue reliera le centre-ville à l’aéroport, qui rend la Finlande accessible au reste du monde. Une boucle ferroviaire souterraine est également en cours d’aménagement et un train à grande vitesse desservira, à partir d’Helsinki, la ville de Tampere,  l’une des plus grandes de Finlande. Le trajet durera une heure et passera par l’aéroport d’Helsinki. Ce système de transport est développé dans le cadre d’un plan national et d’un plan régional qui visent à s’attaquer au problème de la dépendance automobile en dehors de la ville et à lutter contre les émissions de CO2 liées aux voitures, que nous souhaitons réduire de 50% d’ici 2030. Avec ces investissements massifs dans les transports en commun, nous espérons alimenter le développement régional.

« Avec ces investissements massifs dans les transports en commun, nous espérons alimenter le développement régional ».

– Rikhard Manninen

Compte tenu de ces contraintes, dans quelle mesure la planification souterraine peut-elle offrir des opportunités aux villes ?

Alistair Sim : Le sous-sol est parfois perçu comme une opportunité pour la mobilité des personnes. Il peut, en outre, être une opportunité pour le transport de marchandises, en particulier dans le contexte singapourien, car il peut relier zones industrielles et ports. En général, l’espace souterrain a un volume beaucoup plus élevé que l’espace en surface. Ainsi, parce que la rareté du foncier est une préoccupation majeure, Singapour examine tout ce qui peut être fait sous la ville. Par exemple, le captage des eaux usées et leur transport vers les principales usines d’épuration peuvent se faire sous terre. Mais le potentiel du sous-sol dépasse les simples équipements. Un projet reliant les deux extrêmités d’Orchard Road  (principale artère commerciale de Singapour) propose des centres commerciaux souterrains. ION Orchard illustre parfaitement cette aspiration : un sous-sol occupé par des commerces sur quatre niveaux est relié à la station MRT (Mass Rapid Transit) et à deux centres commerciaux souterrains situés sous la chaussée. En raison du climat, les gens ont tendance à rester sous terre lorsqu’ils sortent du métro et les magasins souterrains sont maintenant très chers : dans le cas de ION Orchard, l’espace commercial souterrain a maintenant encore plus de valeur que l’espace en surface.

De manière générale, la construction souterraine dans des environnements urbains matures comme Singapour doit tenir compte de l’environnement global (le contexte et les nuisances diverses, y compris le bruit et la poussière), des éléments imprévus, des infrastructures souterraines existantes et de la nécessité d’une plus grande interconnexion. Le gouvernement de Singapour est également très préoccupé par les questions de sécurité. Si vous voyagez sur le MRT, vous remarquerez peut-être que la plupart des stations sont des abris de la protection civile depuis les années 1980 : cela montre à quel point les autorités publiques de Singapour sont préoccupées par la sûreté et la sécurité du grand public.

 « De manière générale, la construction souterraine dans des environnements urbains matures comme Singapour doit tenir compte de l’environnement global (le contexte et les nuisances diverses, y compris le bruit et la poussière), des éléments imprévus, des infrastructures souterraines existantes et de la nécessité d’une plus grande interconnexion ».

– Alistair Sim

Rikhard Manninen : Helsinki a également travaillé sur son métro ; notre premier plan directeur souterrain a été approuvé par le Conseil municipal en 2010. Comme Singapour, notre motivation est de profiter de tout l’espace que nous pouvons utiliser. Par exemple, nous concevons maintenant plus d’installations souterraines piétonnières qu’auparavant. Par ailleurs, nous prévoyons un grand tunnel central qui sera dédié à la circulation automobile. Pourtant, nous sommes confrontés à un débat politique important, car certains élus pensent que cela redirigerait les flux de voitures vers le centre-ville au lieu d’inciter les habitants à utiliser les transports publics. En d’autres termes, ils pensent qu’un tel investissement irait à l’encontre de notre stratégie de mobilité. Au niveau de la planification, nous prenons cette stratégie en considération et nous continuerons de faire des suggestions aux politiques, qui prendront les décisions finales. En tout état de cause, pour que ce développement urbain soit durable, Helsinki doit subir une transformation massive de l’ensemble de son système de production d’énergie, ce qui aura des conséquences directes sur son schéma directeur. D’ici 2026, il est prévu que la ville s’émancipe totalement de ses centrales au charbon existantes, ce qui implique de trouver de nouvelles technologies efficaces. L’énergie géothermique présente un grand potentiel et pourrait être directement intégrée à notre nouveau plan souterrain. La planification souterraine pourrait également être envisagée conjointement avec la planification verticale ; nous avons récemment mis à jour notre plan directeur souterrain afin de mieux intégrer les aménagements souterrains et de surface. Nous intégrons à présent continuellement toutes les parties prenantes afin de trouver de nouvelles solutions innovantes, y compris liées en matière de verticalisation, pour relever les défis induits par la croissance urbaine. Néanmoins, le sous-sol en lui-même ne constitue pas une stratégie pour nous. Certaines villes, comme par exemple Toronto ou Montréal, ont d’énormes réseaux souterrains sous le centre-ville, mais tel n’est pas le cas à Helsinki.

« Nous intégrons à présent continuellement toutes les parties prenantes afin de trouver de nouvelles solutions innovantes, y compris en matière de verticalisation, pour relever les défis induits par la croissance urbaine [à Helsinki] ».

– Rikhard Manninen

La construction souterraine demeure beaucoup plus coûteuse que la construction traditionnelle. Comment Singapour finance-t-elle ces travaux ?

Alistair Sim : Grâce aux revenus locatifs et aux taxes, le volet commercial de la stratégie souterraine de Singapour trouve un équilibre économique. Quant aux coûts des transports en commun et du réseau routier, ils devraient être pris en compte dans le cadre de la politique automobile de Singapour, puisque le système de taxes compense une partie des investissements. Il faut en effet garder à l’esprit que, pour posséder une voiture à Singapour, il faut avoir un Certificate of Entitlement (COE, ou certificat de droit à la propriété) valable pour une période de dix ans. La Land Transport Authority n’augmentera pas le nombre de certificats disponibles malgré la croissance de la population, de sorte que leur prix, qui dépend d’un système d’appel d’offres, devrait augmenter. Les autorités ont en effet décidé d’abaisser le taux de croissance des véhicules de 0,25 % par an à 0 % à compter de février 2018. En outre, les propriétaires de voitures sont tenus de payer des frais d’immatriculation supplémentaires, qui varient en fonction du prix du véhicule. Ces frais sont de 100 % pour une voiture de moins de 20 000 dollars singapouriens, de 140 % pour une voiture coûtant entre 20 001 et 50 000 dollars singapouriens et de 180 % pour une voiture de plus de 50 000 dollars singapouriens. Dans l’ensemble, cette mesure a plusieurs conséquences. D’une part, elle produit des revenus importants pour l’État. D’autre part, l’obstacle que représente le coût de la possession d’une voiture entraîne directement une forte demande d’infrastructures publiques de transport souterrain et de surface.

 

Pour tirer pleinement parti de l’espace souterrain, il est nécessaire de savoir ce qu’il y a sous la ville. Avons-nous la technologie requise pour cartographier le sous-sol ?

Alistair Sim : Nous disposons d’une technologie efficace mais qui ne nous indique pas nécessairement la localisation précise des installations, de sorte que, lorsque nous arrivons sur le site, nous avons toujours des surprises. Nous découvrons beaucoup de choses inattendues sous terre.

Rikhard Manninen : Nous avons également de très bonnes données sur le sol, mais, comme Alistair l’a expliqué, il y a toujours quelque chose que nous ignorons. Lorsque nous avons prolongé le métro d’Helsinki et qu’une section est passée sous terre et sous la mer, nous avons finalement dû déplacer légèrement le chantier pour éviter des problèmes qui sont survenus. Ainsi, nous sommes toujours surpris, et cela même avec une technologie de bonne qualité.

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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