Justice spatiale, ménager pour aménager ?
Comment redéfinir le concept de justice spatiale à l’heure d’une métropolisation qui trouve ses origines dans la globalisation des facteurs d’organisation de l’espace ? Quelles géographies la crise des gilets jaunes fait-elle apparaître ? Michèle Larüe-Charlus, responsable de la mission #BM2050 à Bordeaux Métropole, Jacques Lévy, professeur de géographie et d’urbanisme à l’université de Reims et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, Cyril Roger-Lacan, co-fondateur et président de Tilia, et Pierre Veltz, Grand Prix de l’Urbanisme 2017 apportent leur éclairage sur ces questions. L’occasion de décrypter les crises actuelles qui traversent nos territoires et de redéfinir les termes du débat dans le cadre de notre projet de recherche « Territoires et métropoles », introduit le 21 janvier 2019 lors d’un premier débat « Face aux crises du présent, agir pour demain » organisé à Leonard:Paris.
Quelles géographies les crises actuelles font-elles apparaître ?
Pierre Veltz : l’effet de la mondialisation, en France comme dans les autres pays développés, a été de renforcer le poids des métropoles. On constate en particulier une concentration très forte de l’emploi – notamment qualifié – au cœur des métropoles. Cela ne permet toutefois pas d’affirmer, comme le fait Christophe Guilluy, que la France est divisée entre les métropoles qui vont bien d’un côté et les territoires périphériques de l’autre. La réalité est plus complexe : les métropoles ont certes bénéficié de la mondialisation mais elles ont aussi vu les inégalités s’accroître très fortement. Ainsi, en regardant la médiane des revenus, on constate, contrairement à ce que l’on pourrait croire, une certaine égalisation entre les territoires peu denses non métropolitains et les territoires métropolitains. Il existe bien sûr un grand axe de déprise démographique et économique qui va des Ardennes jusqu’au Massif central. Dans cette diagonale du vide, selon les derniers recensements de l’INSEE, la situation s’est aggravée. Dans le reste des territoires en revanche, on observe un patchwork très étonnant. En termes relatifs, un certain nombre de villes petites et moyennes comme Figeac, Vitré ou Laval, qu’elles se situent sous influence métropolitaine directe ou pas, offrent un dynamisme économique que n’ont pas d’autres territoires. C’est pourquoi je préfère les termes de territoires denses et peu denses à ceux de territoires métropolitains et périphériques car cette terminologie permet de penser les interrelations bien plus que les oppositions : nombreux sont les territoires peu denses à se trouver sous emprise métropolitaine. Il me semble que la césure principale aujourd’hui, dont les contestations actuelles sont le reflet, est de nature culturelle, avec des catégories de la population qui ne parviennent pas à dialoguer car elles ne vivent plus dans le même univers. En ce sens, les inégalités statiques de revenus ou de capital culturel sont peut-être secondaires par rapport à la capacité à se projeter dans l’avenir ou non.
Jacques Lévy : les représentations font aussi partie de la géographie réelle. Comparons les cartes électorales et celles des gilets jaunes : c’est une géographie politique qui se dessine. Il y a bien deux France politiques mais celles-ci ne sont pas nécessairement celles que les imaginaires politiques racontent. Je pense par ailleurs, comme Pierre Veltz, que le périurbain constitue un morceau des métropoles. Il s’agit d’ailleurs d’une notion inventée par l’INSEE pour prendre en compte dans le phénomène urbain des formes d’urbanisation nouvelles, disjointes morphologiquement mais aussi connectées fonctionnellement. Le périurbain regroupe des communes qui envoient plus de 40% d’actifs vers le reste de l’aire urbaine.
J’aime distinguer urbain et rural d’un côté et villes et campagnes de l’autre. L’urbain d’aujourd’hui comprend des villes et des campagnes. Où classer le périurbain ? Dans la campagne, assurément, et pas dans le rural car il n’existe plus aujourd’hui en France de société rurale structurée par la terre. Il y a aussi ce que l’INSEE appelle les communes isolées, qui rassemblent 4% de la population, envoient peu d’actifs vers les aires urbaines et dont les taux de pauvreté sont plus faibles que dans les grandes agglomérations. Cela n’explique pas pourquoi une partie des habitants les moins pauvres du périurbain se représente comme déshéritée : il n’y a pas de correspondance entre les espaces productifs, les espaces de l’habiter et les espaces du discours politique. C’est d’ailleurs là que réside toute la complexité de la géographie.
Michèle Larüe-Charlus : je rejoins ce que dit Pierre Veltz : il ne s’agit effectivement pas d’une question économique mais d’une question culturelle. Il y a toujours eu une confrontation entre les maires des villes et des communes rurales, ces derniers estimant être les porte-paroles de modes de vie et de catégories socioprofessionnelles que les citadins ne connaissent pas. Pourtant, il y a autant de démunis en ville que dans le périurbain, mais les habitants des villes ont un avenir foncièrement différent de ceux du périurbain. Ils bénéficient d’un environnement stimulant. À Bordeaux, le nombre de cadres a été multiplié par deux, alors que les employés de l’économie présentielle, notamment du secteur du tourisme, sont partis habiter ailleurs. À ceci s’ajoutent les habitants de l’hinterland – ouvriers, agriculteurs, artisans et travailleurs indépendants – qui ne souhaitent pas vivre en ville. Ce sont ces deux dernières catégories qui alimentent en majorité les rangs des gilets jaunes. Malheureusement, malgré un effort de production de 40% de logement social dans nos opérations immobilières, nous n’avons que très peu de marges de manœuvre sur leur attribution, qui touche rarement la petite classe moyenne – travailleurs pauvres, artisans… Le jour où, à Bordeaux, la valeur immatérielle de l’hinterland sera égale à la valeur des actifs de la ville historique, on aura réalisé l’équité territoriale. En attendant, la métamorphose de Bordeaux a été très rapide et cette crise vient nous le rappeler.
Dans quelle mesure la révolution des mobilités a-t-elle redessiné la France ?
Jacques Lévy : nous vivons dans une société qui laisse une part de choix, selon un mélange complexe entre contrainte et liberté. Le développement de la mobilité en voiture individuelle a rendu possible l’arbitrage soit en faveur du logement, soit en faveur de la mobilité. Un examen attentif montre que la part des revenus consacrée à ce bloc logement/mobilité est la même en ville et dans le périurbain : ce que l’on perd en foncier, on le gagne en mobilité et inversement. Il s’agit là d’un choix économique relativement neutre. C’est pourquoi la justice spatiale ne peut pas être pensée uniquement selon une logique redistributive en ignorant cette dimension de choix individuel. Cette possibilité de choix individuel favorise d’ailleurs une logique de « clubisation » : ceux qui habitent dans le périurbain peuvent choisir leurs voisins, quand ceux qui habitent en cœur de ville ne les choisissent pas. Il s’agit là de deux modes d’habiter très différents.
La crise des gilets jaunes s’appuie sur des revendications en faveur de la mobilité. Celles-ci sont des revendications d’ordre politique. Je pense en effet qu’au fond, l’ADN d’un automobiliste est d’être libertarien. Tout obstacle à ce droit à la mobilité est contesté, qu’il s’agisse d’un péage, de taxes ou bien de radars. Et au-delà de ce droit à la mobilité, c’est l’idée même d’impôt qui est remise en cause. Le grand débat est intéressant car il permet la confrontation de différents points de vue ; les revendications des gilets jaunes devront pouvoir inclure les raisons d’autres personnes, avec, en filigrane, cette question : pourquoi la justice spatiale impliquerait-elle que mes revendications soient plus importantes que celles des autres ?
Pierre Veltz : je ne suis pas complétement d’accord avec Jacques Lévy. Les arbitrages ne se font pas de la même façon en matière de logement et de transport car des contraintes extrêmement fortes pèsent sur le choix du logement : bien sûr, il y a un choix de départ, par exemple celui concordant avec le rêve de la maison individuelle pour y élever les enfants… Cependant pour que ce choix soit actualisé, il faut d’abord qu’un prêt soit accordé ou que le dossier de location soit accepté. Par ailleurs, ceux qui choisissent le périurbain se retrouvent avec des coûts de mobilité qu’ils n’avaient pas forcément anticipés. Cette révolte des gilets jaunes est multifactorielle. Derrière des choix politiques ou libertariens vis-à-vis de la mobilité, il y a aussi des situations économiques très compliquées.
Le problème réside surtout dans le modèle de périurbanisation désorganisée suivi en France : c’est une situation que l’on ne rencontre pas en Allemagne ! On retombe une fois de plus sur la question de la gouvernance et du pouvoir des maires dans l’urbanisation de leur commune. Cette périurbanisation correspond à un mode de vie majoritaire fondé sur une multiplication des lotissements qui, comme le dit Éric Charmes, deviennent des clubs. Le résultat est une carte communale complètement émiettée, avec une décorrélation entre lieux d’habitat et services de proximité. Les principaux déplacements ne sont ainsi pas liés à la géographie de l’emploi mais aux circuits invraisemblables que les gens, principalement les mères de famille, empruntent pour accéder aux services (supermarchés, activités extrascolaires, etc.).
Cyril Roger-Lacan : on parle souvent de la désindustrialisation de notre pays mais beaucoup moins de l’industrialisation de nos modes de vie, alors que celle-ci nous concerne tous, habitants des villes comme du périurbain. Cette industrialisation a beaucoup dégradé les conditions de la vie collective, notamment dans le périurbain, avec une forme de populisme industriel, une notion que Bernard Stiegler aime bien. Il me semble que la crise actuelle tire son origine de ce mode de vie particulier vers lequel nous avons tous été poussés.
Quelles solutions les acteurs des territoires pourront-ils apporter à la fracture spatiale ?
Cyril Roger-Lacan : la transition écologique offre une perspective intéressante : à partir de la création d’un tissu économique et social dans des territoires qui parfois n’en avaient plus, une dynamique nouvelle peut être enclenchée, créatrice de vivre-ensemble, d’activités et de compétences en matière de transition écologique. Il s’agit là d’une perspective nouvelle : contrairement à la vision contemporaine de l’industrie, il ne s’agit pas de créer une activité qui n’existe pas ailleurs ou dans laquelle un territoire est meilleur qu’un autre, selon une logique concurrentielle et différenciante. Il est question, au contraire, de créer ce que l’on peut créer partout, selon une logique de résilience des territoires et de développement ubiquitaire. Dans ces conditions, la transition écologique représente une chance pour surmonter la fracture sociale. Toutefois, oscillant entre la volonté d’accomplir une transition écologique et une centralisation forte, souvent mal pilotée, la France peine à la percevoir ainsi. On continue à parler de facture de la transition écologique quand, en Allemagne, en Suède, au Danemark ou en Autriche, on parle d’opportunités de création de richesses.
Pierre Veltz : aujourd’hui, les start-ups réinventent des modèles économiques destinés à l’urbain seul, avec des projets fort sympathiques mais loin d’être éminemment stratégiques. Pourtant, le besoin en créativité et en nouveaux modèles est bien là : ne pensons qu’à la réorganisation des transports dans les zones périphériques ou à la transition numérique, si nécessaire mais qui tétanise les PME industrielles de nos périphéries. Des avancées formidables seraient possibles si ces mondes-là parvenaient à se connecter. Comme l’a dit Cyril, je pense que nous aurons progressé le jour où nous verrons les territoires comme des sources potentielles de nouvelles formes de croissance. La transition énergétique joue ici un rôle essentiel en permettant de créer de nouvelles formes de coopération et de réciprocité entre territoires à travers les coproductions énergétiques. Alors, ce ne sera plus « les métropoles contre le reste » mais « les métropoles avec le reste ».
Michèle Larüe-Charlus : nous avons effectivement besoin de coopération. Bordeaux a développé des liens avec quatre villes voisines, Libourne, Angoulême, Marmande et Saintes, pour un développement bilatéral et fondé sur des ressources locales. Devant le constat de la saturation de ses infrastructures logistiques urbaines, la métropole a choisi de participer au financement d’une zone d’activités logistiques à Libourne. Avec Angoulême, elle a mis en place un montage foncier et immobilier avec un promoteur unique pour le développement conjoint des quartiers de gare de nos deux villes, tandis qu’avec Marmande, elle a mis sur pied un service de logistique alimentaire inversé. Enfin, avec Saintes, elle a développé une coopération dans le secteur culturel.
Comment articuler les temps et cadres de l’action ?
Jacques Lévy : « il faut prendre le temps d’aller vite » : c’était le slogan de la SNCF. Je pense qu’il faut refuser le diktat de l’urgence et profiter des crises actuelles pour développer ce que j’appelle une « démocratie interactive » qui compléterait la démocratie représentative et permettrait à la société d’intervenir en permanence. Mais cette démocratie interactive doit s’activer très en amont, dès la définition des enjeux. On a vu cette évolution en urbanisme quand on a inventé la concertation. La décision était au départ prise par le maire, qui faisait un bel exercice de communication en espérant que le résultat de l’élection aille dans son sens. Aujourd’hui, les opérations d’urbanisme les plus réussies reposent sur une réflexion partagée très en amont : on discute des valeurs, des orientations, des horizons qui vont permettre de coproduire quelque chose qui sera à la fois le projet, sa réalisation et son évaluation. Ce qui s’est passé à Stuttgart avec le projet de gare Stuttgart 21 est très intéressant : après un mauvais départ, les compteurs ont été remis à zéro. L’organisation d’un référendum a permis de rendre l’ambiance plus sereine et le projet de gare souterraine initialement combattu a finalement été adopté. Il ne faut pas avoir peur de la démocratie interactive, de poser les questions difficiles et d’instituer les simples citoyens en décideurs. Il ne faut pas non plus avoir peur de faire confiance. À la question « qu’est-ce que vous voulez pour la société ? », les citoyens ne répondent pas selon leur intérêt personnel. Ils veulent une société juste et ont des réponses extrêmement sophistiquées.
Michèle Larüe-Charlus : Bordeaux Métropole mène une campagne de démocratie participative allant dans ce sens : la mission #BM2050. Nous avons consacré le premier trimestre de cette démarche à une concertation de type anthropologique, avec le camion du futur qui allait au plus près des citoyens pour collecter leurs idées et impressions. Nous avons également organisé des conférences ainsi qu’un « serious game ». Les maires des communes de la métropole ont eux aussi participé en organisant leurs propres concertations. On estime à 50 000 le nombre de personnes touchées par cette initiative. Beaucoup d’enseignements peuvent en être tirés dont ceux-ci : d’une part, il existe une certaine schizophrénie des revendications, avec la volonté de vivre en milieu non dense dans une maison avec jardin… Tout en ayant à disposition un tram. D’autre part, pour en revenir à la question des mobilités contraintes, nos concitoyens croient à une révolution prochaine des modes de travail avec le développement du télétravail. Toute notre mission consistera donc, dans les prochains mois, à entreprendre une politique réformiste et trouver un mode de gouvernance adapté aux attentes citoyennes.
Quant à l’échelle de temps, je pense qu’il faut réhabiliter l’échelle de temps court. À Bordeaux, notre phrase fétiche est : voir loin, viser court. II faut jongler entre ces deux échelles temporelles. Dans le cadre de la mission #BM2050, on ne se demande pas ce que l’on va faire en 2050. On se demande comment agir aujourd’hui, comment peser sur les décisions politiques actuelles pour que demain soit meilleur. À ceci, il faut rajouter un autre élément : plus de politique et moins d’administration.
Cyril Roger-Lacan : quand on essaie de conduire des transformations réelles, il faut concilier un horizon lointain et des échéances beaucoup plus proches. Ainsi, paradoxalement, je pense aussi qu’il faut apprendre à réhabiliter le court terme. Il n’y a pas que les élus qui ont envie d’agir dans le temps d’un mandat. Il y a aussi les gens qui veulent voir les résultats de ce qu’ils font. Pour construire de manière efficace, il faut avant tout laisser les parties prenantes travailler sur ces sujets dans une démocratie représentative qui peut s’enrichir d’autres formats. C’est pourquoi il est important d’agir au niveau local et de permettre aux citoyens de réinventer et de s’approprier leur cadre de vie. L’engagement citoyen n’est pas une abstraction ni un postulat idéologique mais bien une réalité. Cela procède d’un urbanisme ouvert et efficace, résultat d’un projet politique local. Les citoyens et grandes organisations sont en train de le comprendre. Ils s’adaptent en conséquence et prennent leur place dans ces projets. Je ne crois pas qu’il faille opposer cette démocratie que je n’ai pas peur d’appeler communautaire et l’efficacité dans le travail ; c’est de la démocratie que naît l’efficacité. En revanche, la question de la tutelle étatique se pose quand même quand celle-ci se traduit par de nombreux plans et peu d’action…
Pierre Veltz : ménager a donné aménagement. Cela veut dire aménager de manière intelligente et fine. On parle beaucoup de démocratie participative mais il faudrait d’abord démocratiser la démocratie représentative ! Tant que nous n’aurons pas de vrais pouvoirs territoriaux et d’agglomération légitimes et identifiés, cela sera compliqué. La participation est, quant à elle, rendue difficile par l’hyper-formatage étatique. Prenons l’exemple d’une zone d’aménagement concerté : celle-ci est si codifiée par le droit de l’urbanisme que le nombre de réunions à organiser et les recours possibles sont entièrement prédéterminés. Si on veut que les communautés puissent commencer à s’organiser, un nouvel ordre est nécessaire : sur ce point, je suis d’accord avec Cyril Roger-Lacan. Il faut absolument sortir du discours dans lequel on dit que les métropoles vont redistribuer, qu’elles sont les locomotives. C’est penser les métropoles trop étroitement en les réduisant à leur périmètre géographique. Toutes les zones périphériques naturelles et peu denses sont clés pour les enjeux majeurs d’aujourd’hui et de demain que sont la biodiversité et la transition énergétique et écologique. Elles font partie intégrante de la dynamique de la métropole.
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.