La construction durable est-elle un mirage ?
Le secteur de la construction et du bâtiment est responsable d’une proportion significative de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre (GES) françaises et mondiales : « le secteur du bâtiment représente 44% de l’énergie consommée en France, soit 1,1 tonne équivalente pétrole par an et par habitant », rappelle ainsi Olivier Durin (Le Monde de l’énergie)[i]. Les émissions de GES attribuables au secteur du bâtiment continuent de croître : l’ADEME observe en effet que « depuis 1990, [le secteur de la construction] et celui des transports sont les seuls qui ont vu la part de leurs émissions de CO2 augmenter, respectivement de 21% et de 17% »[ii]. Face à ces constats, la construction durable suscite d’importants espoirs. Définie comme « toute construction ou rénovation qui, tout en assurant la qualité de vie des occupants, maîtrise ses impacts sur l’environnement et assure une performance énergétique optimale, en utilisant autant que possible les énergies renouvelables et les ressources naturelles et locales » [iii], elle recouvre aussi bien la gestion améliorée des déchets de chantier que les bâtiments à énergie positive[1] ou la rénovation thermique des logements. Souvent assimilée de façon réductrice à certains procédés constructifs (construction bois) ou projets (écoquartiers), la construction durable appelle en réalité une approche vaste et multifactorielle, tenant compte de la complexité des systèmes dans lesquels s’insèrent les bâtiments. La construction durable sera le sujet d’une rencontre organisée par Leonard le 3 mars 2020 dans le cadre de son cycle événementiel dédié à la transition environnementale.
De l’objet bâti à l’environnement urbain : pour une approche systémique de la construction
La croissance démographique mondiale et la concentration de la population dans les villes et métropoles sont appelées à se poursuivre dans les décennies à venir. La majorité des bâtiments s’inscrira demain dans un tissu urbain dont le caractère durable dépendra de composantes complexes et multiples. Une réflexion sur la construction durable doit prendre en compte une échelle plus vaste que celle du simple bâtiment et ne peut faire l’économie d’une analyse approfondie de ces systèmes urbains : l’emplacement du bâtiment par rapport aux zones d’activité économique, les interactions et la proximité entre le bâtiment et les réseaux de mobilité, la conception des espaces publics emportent ainsi des conséquences déterminantes sur le caractère durable du bâti. Ainsi, peut-on parler de durabilité lorsque des logements sont construits si loin des bassins d’emploi, infrastructures sociales et réseaux de transports en commun qu’y habiter requiert l’utilisation quotidienne de la voiture ? Le Plan bâtiment durable écrit à cet égard que « la localisation d’un logement influence directement les émissions liées aux transports quotidiens »[iv]. La durabilité de la construction dépend donc directement des politiques adoptées en matière d’aménagement urbain, de mobilités ou de conception et localisation des infrastructures, équipements et espaces publics. Dans le même temps, le bilan des émissions de GES d’un bâtiment ne saurait être complet sans intégrer également les émissions indirectes qu’il engendre (dans un raisonnement semblable à celui qui conduit à reconnaître des émissions de SCOPE 3 en matière organisationnelle) et qui affectent son environnement et le système urbain dans lequel il s’inscrit.
L’analyse de cycle de vie, pilier de la construction durable
L’évaluation du caractère durable d’un bâtiment ne saurait se limiter à l’analyse de sa consommation énergétique ou de ses émissions de GES durant les phases de construction et d’exploitation ; une approche durable du bâtiment doit en effet s’appuyer sur la méthodologie de l’analyse de cycle de vie (ACV), qui évalue les impacts environnementaux de ce dernier depuis la phase de construction jusqu’à la fin de sa vie et son éventuel recyclage. À la seule étape de la construction, la durabilité implique alors de prêter attention au choix des matériaux et équipements, à la gestion des déchets de chantier[2] ainsi qu’à l’énergie grise (énergie consommée pour la production et le transport des matériaux[v]). Des enjeux distincts apparaissent durant la phase d’exploitation du bâtiment : maîtrise des usages et de la consommation énergétique des habitants, rénovation… La finesse de l’analyse ACV, sa complexité et la multiplicité des facteurs qu’elle intègre garantissent une évaluation précise et exhaustive du caractère durable de la construction.
Quelle énergie pour le bâtiment durable ?
Quel mode de chauffage privilégier pour assurer la durabilité des bâtiments ? La question n’est pas réglée en France, où le choix d’abandonner le tout-électrique au profit du gaz en matière de chauffage[3][vi] est aujourd’hui âprement débattu dans le cadre de la préparation de la nouvelle réglementation environnementale 2020. Dans le même temps, le chauffage issu des énergies renouvelables (EnR) demeure peu développé dans l’Hexagone, le débat autour des EnR se concentrant sur la production d’électricité plutôt que de chauffage. Dans le domaine des énergies renouvelables thermiques, les pays nordiques, à l’inverse, font figure de pionniers ; au moyen d’une politique d’accompagnement dédiée, la Suède a ainsi opéré une réelle transition énergétique et non seulement électrique, passant de 60% de combustibles fossiles pour le chauffage dans les années 1980 à 2% aujourd’hui[vii]. Ainsi, l’Observatoire de l’industrie électrique note, à propos des systèmes de chauffage suédois, que « ceux-ci se répartissent désormais entre électricité classique, pompes à chaleur, et cogénération/biomasse »[viii]. Le résultat ? « À climat identique, un logement suédois consomme quasiment moitié moins d’énergie pour le chauffage par m2 qu’un logement français »[ix]. Une voie d’évolution nécessaire pour assurer la durabilité des bâtiments.
Les usages au cœur du bâtiment durable
La construction durable revêt une dimension sociétale : les dépenses énergétiques des ménages français pour leurs logements s’élèvent en moyenne à 1 552 €/an[x] en 2018 (en hausse de 6% par rapport à l’année précédente) ; or « le taux d’effort, c’est-à-dire la part de l’énergie dans le budget total, est d’autant plus élevé que le revenu est faible. Les ménages aisés consomment moins en proportion de leur revenu », rappelle l’IDDRI[xi] à propos des dépenses énergétiques des ménages (logement et mobilité confondus). La construction durable, dans la mesure où elle doit conduire au développement d’un parc de logement moins énergivore, représente dès lors un enjeu de justice sociale et territoriale. Si la durabilité ne doit donc pas perdre de vue l’usager, c’est aussi parce qu’elle dépend intimement de l’adaptation du bâtiment aux comportements et usages des individus qui y vivent ou y travaillent. Ainsi, si l’on peut estimer, comme Bruno Peuportier, que « l’éco-conception ne suffit pas, la fourniture de modes d’emploi et la sensibilisation des habitants seraient nécessaires pour une meilleure gestion du patrimoine bâti »[xii], il relève des responsabilités des constructeurs d’anticiper les usages et de concevoir les bâtiments en fonction des usages réels et non souhaités de façon à ne pas faire peser sur l’usager l’intégralité de la responsabilité.
La rénovation, enjeu majeur de la durabilité du bâtiment
Si l’expression « construction durable » évoque pour beaucoup l’image de bâtiments neufs, une réflexion sur la durabilité ne peut faire l’impasse sur la question de la réhabilitation des bâtiments existants, alors que l’on estime que « le taux moyen de renouvellement des parcs existants est inférieur à 1% par an dans la plupart des pays développés »[xiii] et que les deux tiers du parc résidentiel ont été construits avant 1974, année d’adoption de la première réglementation thermique française[xiv]. Or, réhabiliter un bâtiment permet, selon le Plan bâtiment durable, « d’économiser au minimum la moitié des émissions liées aux matériaux par rapport à une construction neuve »[xv]. La promotion de la construction durable implique de mettre en œuvre des stratégies qui « se doivent d’envisager, de manière intégrée et potentiellement séquencée dans le temps, des combinaisons d’interventions de réhabilitation ciblant réduction des besoins en énergie, efficacité des équipements, intégration des énergie renouvelables »[xvi], écrivent Mathieu Rivallain, Bruno Peuportier et Olivier Baverel.
Les matériaux : faux débat ?
Le 5 février 2020, le Ministère de la ville et du logement annonçait que 50% des bâtiments édifiés par les 14 établissements publics d’aménagement placés sous sa tutelle devraient à l’avenir intégrer « des matériaux biosourcés ou géosourcés »[xvii]. L’engouement pour la filière bois est contemporain d’un désaveu du béton, considéré comme trop consommateur : l’Ademe appelle ainsi à « réduire la quantité de ressources non renouvelables dans ce matériau et […] diminuer les émissions de CO2 lors du processus de fabrication de son principal constituant, le ciment, déjà très énergivore »[xviii]. Mais ce débat sur les qualités intrinsèques des matériaux, qui opposent les « bons » aux « mauvais », va à l’encontre de la démarche nuancée et scientifique qui doit être celle de la construction durable et, plus largement, du développement durable. En effet, si le béton est consommateur de sable et d’énergie, on peut également avancer que l’usage de bois à des fins constructives contribue à la déforestation et à l’attrition des capacités de captation du CO2. Au-delà des impacts environnementaux des matériaux, l’enjeu ne consiste-t-il pas plutôt à abandonner la culture « mono-matériau » qui prévaut aujourd’hui, au profit d’une approche plus flexible ? Ne vaudrait-il mieux pas s’attacher à rechercher le matériau le plus approprié pour l’usage ciblé et, à l’inverse, le meilleur usage fonctionnel d’un matériau ? Cette approche, qui nécessite l’introduction d’un degré supplémentaire de complexité, rend mieux compte de la diversité des usages des matériaux dans un bâtiment (structure, façade, toit…), laquelle appelle une diversité équivalente des matériaux employés. Enfin, ici encore, l’analyse de cycle de vie s’avère très précieuse : les propriétés d’un matériau et les économies d’énergie qu’elles permettent en phase d’exploitation du bâtiment peuvent largement neutraliser les éventuels impacts environnementaux négatifs de son usage durant la phase de construction.
[1] Bâtiments dont la consommation d’énergie primaire est inférieure à la quantité d’énergie renouvelable qu’ils produisent.
[2] « 48 millions de tonnes de déchets sont produites chaque année sur les chantiers de démolition, de réhabilitation et de construction, à comparer aux 28 millions de tonnes d’ordures ménagères » ; source : Bruno Peuportier, Chapitre 2 – Analyse de cycle de vie appliquée aux quartiers, in : Bruno Peuportier (coordination), Eco-conception des ensembles bâtis et des infrastructures, Mines Paris Tech.
[3] La part de l’électrique dans le chauffage des logements neufs est ainsi passée de 72% en 2008 à 29% en 2014.
[i] Olivier Durin, Rénovation énergétique des bâtiments : oui… mais pas n’importe comment !, La Tribune, 31 janvier 2020, URL : https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/renovation-energetique-des-batiments-oui-mais-pas-n-importe-comment-838511.html
[ii] Construction durable – Un formidable défi, La Recherche, cahier spécial réalisé avec le soutien de l’Ademe, de Syntec-Ingénierie et de ParisTech, URL : https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/89969_7950-la-recherche-construction-durable.pdf
[iii] (source : Fédération française du bâtiment https://www.ffbatiment.fr/federation-francaise-du-batiment/le-batiment-et-vous/construction-durable/accueil.html
[iv] Note thématique #1 du groupe RBR : « Vers des bâtiments bas carbone », Plan Bâtiment Durable, Groupe de travail Réflexion Bâtiment Responsable 2020-2050, juillet 2015, URL : http://www.planbatimentdurable.fr/IMG/pdf/RBR2020_vers_des_batiments_bas_carbone_version_finale-2.pdf
[v] Construction durable – Un formidable défi, La Recherche, cahier spécial réalisé avec le soutien de l’Ademe, de Syntec-Ingénierie et de ParisTech, URL : https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/89969_7950-la-recherche-construction-durable.pdf ; autre définition : « l’énergie nécessaire à assurer l’élaboration d’un produit, depuis l’extraction des matériaux, leur traitement, leur transformation, jusqu’à la mise en œuvre du produit ainsi que les transports successifs qu’aura nécessités cette mise en œuvre » (Fédération française du bâtiment).
[vi] Philippe François, Transition énergétique en France : Gaz vs. Électricité – La stratégie de l’ADEME en question, Fondation Ifrap, 18 mai 2017, URL : https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/transition-energetique-en-france-gaz-vs-electricite
[vii] Financement public de la transition énergétique : la Suède, un modèle d’efficience ?, Fiche d’information, Ambassade de France en Suède, Service économique régional, 11 octobre 2018, URL : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/72a71c66-37f7-4d7a-a3c0-e4f1b0010db0/files/6230c671-c924-4080-b219-a6d643eeb831
[viii] L’exemple de la stratégie bas carbone de la Suède, note pédagogique, Observatoire de l’industrie électrique, mai 2016, URL : https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/note_pedago_suede.pdf
[ix] La transition énergétique en Suède : un aperçu du modèle scandinave, Les cahiers de GLOBAL CHANCE, n°36, novembre 2014, URL : http://www.global-chance.org/IMG/pdf/gc36p36-46.pdf
[x] Bilan énergétique de la France pour 2018 – Janvier 2020, Commissariat général au développement durable, Ministère de la transition écologique et solidaire, URL : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2020-01/datalab-64-bilan-energetique-france-2018-janvier2020.pdf
[xi] Mathieu Saujot, Lucas Chancel, Inégalités, vulnérabilités et transition énergétique, février 2013, URL : https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/policy-brief/inegalites-vulnerabilites-et-transition-energetique
[xii] « Chapitre 2 – Analyse de cycle de vie appliquée aux quartiers », Bruno Peuportier, Mines ParisTech, in : Bruno Peuportier (coordination), Eco-conception des ensembles bâtis et des infrastructures, Mines Paris Tech
[xiii] « Chapitre 10 – Réhabilitation des bâtiments », Mathieu Rivallain, Bruno Peuportier, Olivier Baverel, in : Bruno Peuportier (coordination), Eco-conception des ensembles bâtis et des infrastructures, Mines Paris Tech
[xiv] Bâtir pour la Planète – Réussir la transition énergétique, les propositions de la Fédération française du bâtiment, URL : http://www.batirpourlaplanete.fr/
[xv] Note thématique #1 du groupe RBR : « Vers des bâtiments bas carbone », Plan Bâtiment Durable, Groupe de travail Réflexion Bâtiment Responsable 2020-2050, juillet 2015, URL : http://www.planbatimentdurable.fr/IMG/pdf/RBR2020_vers_des_batiments_bas_carbone_version_finale-2.pdf
[xvi] « Chapitre 10 – Réhabilitation des bâtiments », Mathieu Rivallain, Bruno Peuportier, Olivier Baverel, in : Bruno Peuportier (coordination), Eco-conception des ensembles bâtis et des infrastructures, Mines Paris Tech
[xvii] Jacqueline Gourault et Julien Denormandie annoncent une nouvelle feuille de route pour construire une ville plus durable, 10 mesures avec comme priorité d’accompagner tous les territoires, communiqué de presse, Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, 5 février 2020, URL : https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/jacqueline-gourault-et-julien-denormandie-annoncent-une-nouvelle-feuille-de-route-pour-construire
[xviii] Construction durable – Un formidable défi, La Recherche, cahier spécial réalisé avec le soutien de l’Ademe, de Syntec-Ingénierie et de ParisTech, URL : https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/89969_7950-la-recherche-construction-durable.pdf
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.