En question

La décroissance, modèle d’avenir ou illusion ?

En 2019, La Fabrique de la Cité entamait une réflexion de long terme sur la contestation des grands projets d’infrastructure et d’aménagement urbain. Parmi les nombreux motifs de l’opposition aux grands projets se dégage une revendication singulière : celle de la décroissance. En quoi consiste-t-elle ? À quoi ressemblerait une société acquise à sa propre décroissance ? Derrière les débats actuels quant à la pérennité de l’objectif de croissance qui structure nos sociétés se trouve une question fondamentale : comment construire un futur « désirable, attractif, crédible » (Étienne Klein) ? Et surtout, peut-on encore croire à l’idée de progrès ?

De quoi « décroissance » est-il le nom ?

La décroissance est un « concept politique, économique et social qui remet en cause l’idée selon laquelle l’augmentation des richesses produites conduit à l’augmentation du bien-être social[i] ». L’apologie de la décroissance repose souvent sur la mise en cause du caractère pérenne et souhaitable d’un objectif de croissance économique présenté comme un choix politique : « les pays de l’OECE s’accordent au tout début des années 1950 pour faire du produit intérieur brut (PIB) l’indicateur global et potentiellement universel de mesure de la croissance (en dépit des réserves exprimées par des grands économistes de l’époque comme Friedrich Hayek et Robert Solow) [ii] », écrit ainsi Marieke Louis. Les penseurs et partisans de la décroissance prennent ainsi le contrepied d’une vision téléologique répandue qui voit dans la croissance économique l’unique horizon souhaitable de nos sociétés modernes ; ils soulignent l’urgence d’adopter un nouveau modèle alors que celui de la croissance arrive, selon eux, à ses limites. Le rapport The Limits to Growth, publié en 1972 par des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology à la demande du Club de Rome et plus connu sous le nom de rapport Meadows, constitue à cet égard le document fondateur de la pensée de la décroissance ; il prédit que « les ressources imbriquées de la Terre – le système mondial de la nature dans lequel nous vivons tous – ne peuvent probablement pas soutenir les taux actuels de croissance économique et démographique bien au-delà de l’an 2100 […] même avec une technologie de pointe[iii] ».

Dans la lignée du rapport Meadows, les promoteurs de la décroissance font de celle-ci la seule stratégie offrant la perspective d’une survie de nos sociétés face à un changement climatique dévastateur né des dérives du capitalisme. À cet égard, ils s’opposent au recours à la notion de développement durable en ce qu’elle formule l’hypothèse d’une compatibilité entre poursuite du développement économique (et donc croissance et conservation du modèle capitaliste) et protection de l’environnement. Serge Latouche, économiste et « objecteur de croissance », appelle ainsi à « dénoncer la mystification de l’idéologie du développement durable[iv] ». Les partisans de la décroissance soulignent l’incohérence entre un modèle économique supposant une croissance économique infinie et la déplétion réelle et rapide des ressources naturelles (« la singularité de la crise actuelle est qu’elle confronte le capitalisme à une limitation des ressources naturelles et des capacités d’absorption de la Terre qui ébranle ses fondements. L’horizon est nécessairement la fin de ce système qui suppose une croissance indéfinie des activités économiques[v] », notent ainsi Catherine Larrère et Raphaël Larrère).

 

La croissance économique est-elle incompatible avec la sauvegarde de l’environnement ?

La pensée de la décroissance se distingue encore de l’écologie positive, selon laquelle il est possible de maîtriser les effets des émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre sans renoncer à la croissance ni s’écarter du capitalisme. Utilisation des mécanismes de marché, des externalités négatives (en particulier au moyen de la taxe carbone), politique d’investissement dans la recherche et développement en matière de technologies bas carbone ou de substitution : pour l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, c’est l’innovation qui permettra de concilier croissance économique et sauvegarde de l’environnement. Il affirme en effet qu’ « à partir du moment où l’innovation est le moteur de la croissance, on peut penser que l’innovation verte est une innovation qui permet d’économiser les ressources naturelles ou de préserver l’environnement[vi] ». Pour lui, le marché innove naturellement dans les domaines qui peuvent d’ores et déjà se prévaloir d’une certaine excellence technique ; « or les gens sont très bons pour innover dans ce qui utilise des énergies fossiles ; il faut diriger le progrès technique[vii] ». C’est ainsi que Philippe Aghion appelle l’État à mener une « politique industrielle d’incitation à l’innovation et la production dans les secteurs verts[viii] », en commençant par allouer des subventions à la recherche en matière de technologies vertes et en promouvant la diffusion de ces technologies dans des pays faisant face à des contraintes de crédit. L’innovation permettrait alors de rendre la croissance économique moins consommatrice de ressources. Mais pour Christophe Caresche, Géraud Guibert et Diane Szynkier, innovation et progrès technique ne peuvent pas tout : si « le degré de proportionnalité entre croissance et prélèvements sur les ressources naturelles s’est certes plutôt atténué ces dernières années dans les pays occidentaux » et que « des progrès réels ont par exemple été enregistrés sur l’intensité énergétique du produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire l’augmentation de la quantité d’énergie nécessaire pour un même accroissement de richesses[ix] », les auteurs soulignent néanmoins que cette évolution « a seulement permis d’atténuer le lien entre la croissance et l’utilisation des ressources et non de le supprimer[x] ».

 

À quoi ressemblerait un projet de société fondé sur un objectif de décroissance ?

Il n’existe pour l’heure aucune société ayant fait le choix explicite de la décroissance économique. Si certaines villes ont connu une décroissance économique, cette dernière résulte du déclin de certaines activités économiques et industrielles et des territoires dans lesquelles elles se concentraient, et non d’un choix ou de la mise en œuvre d’une stratégie. Certaines de ces villes, qui voient dans la décroissance une crise structurelle, s’y adaptent en mettant en œuvre des stratégies de résilience ; celles-ci consistent, selon Chloë Voisin-Bormuth, directrice de la recherche à La Fabrique de la Cité, « à ne pas lutter contre la décroissance mais à l’accompagner et à tirer profit des opportunités qu’elle offre pour permettre de développer une meilleure qualité de vie pour la population locale[xi] ». En ce sens, Détroit et sa tentative de recréation d’une économie agricole locale offrent l’exemple d’une ville ayant tenté de « proposer une alternative au modèle de la croissance dans un objectif de meilleure qualité de vie et de plus grande résilience[xii] », sans pour autant qu’il s’agisse là du choix d’une ville d’interrompre une dynamique préexistante de croissance pour mettre en œuvre une politique de décroissance urbaine. Pour Max Rousseau et Vincent Béal, qui développent le concept de « post-croissance », la décroissance urbaine recèle pour les villes un potentiel indéniable : « ces espaces sont potentiellement des laboratoires pour l’exploration d’un nouveau modèle de développement, qui ne sera plus uniquement tourné vers la recherche de la croissance à tout prix[xiii] ». Mais il s’agit là, encore une fois, de stratégies de résilience face à une décroissance non désirée et non de stratégies de décroissance à proprement parler. Il faut donc se garder de confondre des mesures déployées par des villes ayant subi la décroissance de plein fouet et une politique de décroissance orchestrée par la puissance publique, dont l’on se demande, du reste, de quel soutien politique elle pourrait bien se prévaloir : qui se fera, demain, élire sur la promesse d’une décroissance économique ?

Enfin, si « le mouvement en faveur de la décroissance fédère des théoriciens […] qui se regroupent autour de publications, de sites internet et d’un embryon de structure politique », notent Christophe Caresche, Géraud Guibert et Diane Szynkier dans un rapport de la Fondation Jean Jaurès, il n’en demeure pas moins que « leur diversité idéologique est non négligeable et que certaines de leurs positions révèlent des ambiguïtés[xiv] ». Il demeure donc difficile de se figurer une société qui aurait fait le choix de la décroissance, d’une part parce qu’aucune ne semble pour l’heure vouloir s’y résoudre, et d’autre part parce que les penseurs de la décroissance, eux-mêmes, semblent peiner à offrir une description aboutie de ce à quoi elles pourraient ressembler.

 

Croissance, décroissance et grands projets

Les interrogations actuelles autour du caractère désirable et durable de la croissance économique s’invitent aujourd’hui dans le débat autour des grands projets : la question de ce qui est nécessaire ou non, centrale au débat sur la croissance, transforme le regard porté sur les grands projets et nourrit l’argument de l’inutilité, que l’on leur oppose régulièrement, comme en témoigne l’essor de l’appellation « grands projets inutiles et imposés ». En définitive, ces débats font transparaître avant tout l’urgent besoin d’un projet de société. L’idéologie de la décroissance semble avoir, pour l’heure, échoué à formuler un tel projet : certains objecteurs de croissance « reconnaissent […] qu’ils éprouvent une vraie difficulté à inventer un nouveau récit pour l’imaginaire collectif, à définir quelle utopie mobilisatrice pourra répondre à la question du vivre mieux avec moins »[xv]. Ne faudrait-il pas dès lors, avec Étienne Klein, s’attacher à « faire progresser l’idée de progrès », et à fonder un projet de société qui, sans minimiser l’ampleur du défi climatique et la gravité de ses conséquences à venir, porte la vision d’un avenir souhaitable et désirable ?

 

[i] http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/decroissance

[ii] Marieke Louis, Aux origines de la croissance, La Vie des idées, 29 juillet 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Aux-origines-de-la-croissance.html

[iii] « The earth’s interlocking resources-the global system of nature in which we all live-probably cannot support present rates of economic and population growth much beyond the year 2100, if that long, even with advanced technology », source : http://www.clubofrome.org/report/the-limits-to-growth/.

[iv] Latouche Serge, « Une société de décroissance est-elle souhaitable ? », Revue juridique de l’environnement, 2015/2 (Volume 40), p. 208-210. URL : https://www.cairn.info/revue-revue-juridique-de-l-environnement-2015-2-page-208.htm

[v] Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Les transitions écologiques à Cerisy, Natures Sciences Sociétés, 24, 242-250 (2016)

[vi] Julia Cagé, Eric Monnet, Croissance, éducation et environnement – Entretien avec Philippe Aghion, La vie des idées, 15 septembre 2010 ; URL : https://laviedesidees.fr/Croissance-education-et-environnement.html

[vii] Ibid.

[viii] Ibid.

[ix] Christophe Caresche, Géraud Guibert, Diane Szynkier, Le bonheur est-il dans la décroissance ? Fondation Jean Jaurès, Les Essais

[x]Ibid.

[xi] Chloë Voisin-Bormuth, Résilience urbaine – Face aux chocs et mutations délétères, rebondir plutôt que résister ?, rapport, Fabrique de la Cité, octobre 2018. URL : https://www.lafabriquedelacite.com/wp-content/uploads/2018/09/Resilience_201809_WEB_VF.pdf

[xii] Ibid.

[xiii] Vincent Béal & Max Rousseau, Après la croissance. Déclin urbain et modèles alternatifs, La Vie des idées , 4 décembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Apres-la-croissance.html

[xiv] Christophe Caresche, Géraud Guibert, Diane Szynkier, Le bonheur est-il dans la décroissance ? Fondation Jean Jaurès, Les Essais

[xv] Christophe Caresche, Géraud Guibert, Diane Szynkier, Le bonheur est-il dans la décroissance ? Fondation Jean Jaurès, Les Essais

 

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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