La gratuité des transports en commun va-t-elle faire décroître l’usage de la voiture ?
Plusieurs collectivités ont engagé une réflexion sur la gratuité des transports publics en Île-de-France. Cette démarche s’inscrit dans un débat autour de la place de la voiture en zones denses, qui, outre la consommation d’espace, génère une pollution perçue comme étant la première cause d’anxiété chez les habitants. L’Île-de-France détient le record d’Europe de bouchons, avec 400 km recensés quotidiennement. Il s’agit ainsi, avec cette mesure, de rendre les transports en commun plus attractifs. Cela va-t-il vraiment se passer comme le pensent les initiateurs de la gratuité ?
Ces débats lancés par les responsables politiques autour de la gratuité des transports publics, du péage urbain montrent bien que le couple actuel « plus d’infrastructures et régulation des flux automobiles par la congestion » interroge sur sa soutenabilité et son efficacité en matière environnementale, dont les enjeux sont colossaux et urgents. Les records annuels toujours dépassés en matière d’émissions de CO2 et de températures appellent à des mesures à forts impacts (voir, à ce titre, un récent article du blog du Monde, très bien documenté et particulièrement alarmant[1]).
Dans ce paysage, des porteurs privés de solutions, basées notamment sur le numérique, laissent entendre qu’ils viendront optimiser le système de mobilité voire le disrupter. En est-on si sûr ? Les technologies offrent indéniablement des marges de manœuvre mais sauront-elles, seules, nous faire changer de modèle ? Le covoiturage et l’autopartage ne trouvent pas encore leur modèle économique indépendant des fonds publics et touchent un public très restreint : le bilan du covoiturage en Île-de-France pendant les grèves SNCF et la subvention d’Île-de-France Mobilités est de 2 000 trajets par jour sur un total de 40 millions ! Le bilan national de l’autopartage fait apparaître une clientèle aisée (3 700 € mensuels, soit deux fois le revenu médian), dont 75% de niveau BAC +5, utilisant les véhicules pour l’essentiel le week-end sur des distances moyennes de 80 km.
Le véhicule autonome soulèvera des défis technologiques considérables ; son usage (partagé ou privé), la mixité ou non des voiries qu’il utilisera, son modèle économique sont autant de difficultés à résoudre. Les acteurs de l’écosystème le reconnaissent sans mal : la route est longue, très longue pour passer de la promesse à la réalité.
Le véhicule électrique, qui très probablement se déploiera essentiellement dans sa version hybride rechargeable, s’il résoudra partiellement l’enjeu de pollution, faiblement celui des émissions de CO2 (tout dépend du mix énergétique du pays), ne résoudra en rien celui de l’occupation de l’espace public, tout comme le véhicule autonome individuel : une fois que l’on aura des bouchons de voiture propre, il faudra sans doute se poser les vraies questions.
Cet article vise à analyser la mesure gratuité des transports et la resituer dans un contexte plus global, en partant d’abord des besoins de mobilité, des mesures à déployer pour une mobilité raisonnée, moins consommatrice d’espace, écologique, et financièrement soutenable.
Quel est le choix des usagers et comment opèrent-ils leurs choix modaux ?
Les choix des usagers en matière de mode de transport se basent d’abord sur l’existence d’une alternative (celle-ci existe-t-elle toujours en Île-de-France ?) puis sur trois critères : le temps de transports, le coût et le confort.
Une première observation est qu’alors qu’en Île-de-France, comme ailleurs en France, l’usager ne paie que 25% des coûts d’exploitation (à l’exception notable de Lyon : 60%), la part du coût dans le choix modal est déjà très faible. Dès lors, l’impact de la gratuité généralisée sera lui aussi faible et ce d’autant plus que l’industrie automobile avance. Loin d’être figée, elle évolue rapidement comme le montre actuellement l’engouement né autour du véhicule autonome.Si l’on compare 1970 à 2016, on peut s’acheter aujourd’hui 2,5 fois plus d’essence avec une heure de smic. La consommation des véhicules a par ailleurs été réduite de moitié sur la même période. Le prix du pétrole, compte tenu de l’explosion à la hausse des réserves, a été divisé par deux en quelques années. Il devrait durablement s’établir aux alentours de 65 $ le baril, hors contexte géopolitique. Enfin, la mise sur le marché, d’ici 2020, de véhicules urbains hybrides rechargeables par tous les constructeurs automobiles mondiaux va encore diviser par deux la consommation des véhicules (pour arriver à 2l/100 km), avec, qui plus est, des véhicules propres en ville car fonctionnant à l’énergie électrique. En soi, cette évolution constituera un progrès pour la qualité de l’air mais si rien n’est entrepris nous assisterons rapidement à une augmentation forte des problèmes de congestion, avec des bouchons de voitures propres. En 2020, le coût d’usage de la voiture hybride rechargeable sera comparable à celui des transports en commun, même avec abonnement et participation à 50% de l’employeur. C’est un grand paradoxe mais le signal prix envoyé aux usagers est clair et produira inévitablement son effet : la circulation automobile augmente et augmentera si les pouvoirs publics restent inactifs.
Aujourd’hui, alors que le coût d’usage de la voiture est deux fois plus élevé que celui des transports en commun, celle-ci, dans les comptes transports de la nation 2017 qui viennent juste d’être publiés, occupe 80% de la part modale. On le voit, le coût dans le choix modal est aujourd’hui marginal en France (et l’analogie avec le transport de marchandise est forte : le transport routier coûte beaucoup plus cher que le ferré, cela ne l’empêche pas d’assurer 88% des tonnages transportés).
Faut-il en déduire que les Français et les Franciliens seraient accros à la voiture ? La réalité est évidemment tout autre : les alternatives à l’usage de la voiture sont d’autant plus faibles que l’on s’éloigne du centre des agglomérations, qui concentrent les emplois. Il faut ainsi faire particulièrement attention à un discours culpabilisateur, qui ne part pas des solutions réelles de mobilité des populations. C’est ce qui explique notamment qu’à Paris intra-muros la part modale de la voiture est de 20% et de 10% pour les actifs (source EGT IdF) : l’alternative à la voiture est forte et efficace en termes de temps de parcours, il n’est donc tout simplement pas sensé d’utiliser sa voiture. Ailleurs en Île-de-France, la réalité est tout autre.
Une concentration des emplois et un allongement des distances domicile-travail
L’INSEE et différents instituts ont évalué les créations et destructions d’emplois sur le territoire. Leur diagnostic est sans appel, comme le montre le graphique ci-après : le phénomène de concentration des emplois dans les aires urbaines est majeur.
Par ailleurs, les prix des logements dans les grandes agglomérations ont explosé depuis 20 ans. Cette évolution a poussé de nombreuses catégories à s’éloigner des cœurs de villes : Paris compte ainsi plus de 40% de cadres (16% sur le plan national), Lyon 30% (x 3 en 40 ans) contre 10% d’ouvriers (division par 3 en 40 ans).
La conséquence de ces mutations est un allongement des distances domicile-travail, aujourd’hui constaté dans toutes les agglomérations. La carte ci-après est particulièrement éclairante : elle donne à voir la polarisation des zones d’emploi et l’allongement des distances pour aller travailler, bien au-delà des 15 km moyens constatés des déplacements, pour se situer souvent vers 30 voire 60 km de trajet entre son lieu de résidence et son lieu de travail. Les distances et les durée moyennes journalières (15 km, 1h par jour) des enquêtes ménages déplacements recèlent de très grandes disparités !
Il existe une inadéquation entre l’offre de mobilité alternative à la voiture et les bassins de vie de l’Île-de-France. C’est cette inadéquation qui engendre des flux de véhicules qui viennent saturer les réseaux routiers. Tant que l’on n’aura pas mis en place une alternative efficace à l’usage de la voiture, il y a très peu de chance que le facteur coût vienne impacter les comportements de manière massive. S’il y a des usages excessifs évidents de la voiture, notamment sur les faibles distances, il y a aussi et surtout une inadéquation entre l’offre et la demande[2]. Les usagers veulent-ils des transports gratuits ou plus de transports répondant mieux à leurs besoins ?
Les retours d’expérience sur la gratuité
La gratuité est surtout le fait de petites agglomérations dans le monde et toutes les grandes agglomérations l’ayant expérimentée (Portland, Austin, Denver…) sont revenues en arrière pour des raisons de :
- financement du développement des réseaux, indispensable avec la croissance des villes ;
- baisse de la qualité de service ;
- et d’augmentation des incivilités.
Par ailleurs, cela n’a pas eu pour effet de limiter le trafic automobile : il y a eu une substitution dans les voyageurs utilisant les transports en commun. Le rapport du ministère américain des transports sur le sujet est particulièrement éclairant sur ce point[3].
À Tallinn, agglomération de 400 000 habitants où la gratuité des transports vient d’être mise en place, il est frappant de constater les larges espaces de voiries offerts à la voiture (des 2 x 3 voies en zones urbaines !), la faible densité de l’agglomération (2 000 habitants par km2, soit 10 fois moins qu’à Paris) rendant encore plus complexe la desserte en transports en commun et la quasi absence des vélos. Dès lors, on ne peut être que dubitatif quant à l’impact de cette mesure sur le trafic routier.
En France, l’introduction des abonnements a rendu nul le coût marginal d’un déplacement. Cette mesure a été mise en place à l’origine pour simplifier la vie des usagers réguliers, 75% des utilisateurs (et, contrairement aux réseaux de provinces, 70% des recettes), qui devaient tous les jours acheter leurs tickets de transports. L’un des effets de cette gratuité partielle a été de remettre des piétons dans les bus et les métros. Ainsi, à Lyon, 25% des usagers de la ligne A l’empruntent pour effectuer un déplacement d’une station soit 300 m. Les effets de bord de la gratuité ne sont pas ceux que l’on croit.
Par ailleurs, les technologies actuelles permettent de simplifier la vie des usagers sans forcément rendre les transports gratuits tout en augmentant l’usage : dématérialisation des titres sur carte ou téléphone. De manière plus rustique, les ventes de tickets par SMS dans les réseaux ouverts (Rouen, Reims par exemple) connaissent un franc succès, avec des usagers préférant payer plus cher par ce biais que l’achat de carnets de 10, pour éviter de faire la queue devant des distributeurs ou de frauder compte tenu des temps d’attente pour acheter le service : ce système simplissime a augmenté la fréquentation et diminué les coûts d’exploitation et est tout simplement rentable !
À l’opposé de la gratuité pour tous, Nancy vient par ailleurs d’introduire le paiement à l’usage des transports en commun, une initiative dont l’impact sur la fréquentation sera à suivre.
La gratuité se justifie pour les publics en fragilité et à faibles ressources, pour lesquels le coût peut peser de manière importante voire empêcher de se déplacer. C’est à l’aune des ressources individuelles que la gratuité de la mobilité doit être évaluée, en quoi se justifierait-elle pour tous par principe ? C’est tout l’objet des tarifications solidaires qui se sont mises en place à Strasbourg, Grenoble….
Enfin, ajoutons que le prix d’un Pass Navigo est de 77 € à Paris, 140 € à Madrid, 190 € à Berlin, 400 € à Londres. 77 € si l’on déduit la participation employeur pour les salariés, c’est 1,2 €/jour pour se déplacer dans toute l’Île-de-France à volonté ! Pour les étudiants, le forfait ImaginR est de 350 €/an, soit, sur 10 mois, le même coût journalier. On ne peut pas dire que la contribution est forte individuellement, même si globalement les sommes en jeu sont importantes pour la collectivité.
La gratuité en Île-de-France, un impact financier majeur
Île-de-France Mobilités (anciennement Syndicat des transports d’Île-de-France) a fortement accru l’offre de bus et de tramway ; le projet du Grand Paris Express viendra déployer un réseau ferré extrêmement important. Ces investissements montrent qu’il est clair pour les décideurs qu’il faut construire les alternatives au-delà de la seule commune de Paris, là où l’offre alternative à la voiture est plus faible.
Ceci n’est pas sans impact sur les finances publiques et la soutenabilité tant en investissement qu’en fonctionnement est une question clef : le budget d’IDF Mobilités, actuellement de 9,5 milliards d’euros devrait passer, en tendanciel, à 15 milliards d’euros en 2030 :
- L’impact du Grand Paris Express devrait être de 1 à 1,2 milliard d’euros par an.
- La dérive du socle d’exploitation est de 300 millions d’euros par an (constatée sur les cinq dernières années).
Les recettes des usagers en 2016 représentant 3,5 milliards d’euros, la gratuité totale généralisée va évidemment renforcer la difficulté de l’équation financière et le développement du réseau pourtant indispensable : + 9 milliards d’euros annuels à trouver, ceci sans prendre en compte les nouveaux frais financiers nés des très importants investissements programmés par Île-de-France Mobilités sur le matériel roulant, qui vont faire très sensiblement augmenter sa dette. Sauf à augmenter une fois de plus le versement transport, impôt unique en Europe, alors que celui-ci représente déjà 7 points de marge (EBE) des entreprises en Île-de-France (idem sur la métropole de Lyon) : c’est très exactement ce qui sépare la France de la moyenne européenne. Ce faible taux de marge des entreprises françaises, l’un des plus bas de l’Union européenne, les pénalise pour investir, innover et créer des emplois. Dans le contexte d’une économie ouverte, cette option entraîne elle aussi de forts effets de bords.
Augmenter la part des transports en commun et diminuer le trafic : les modèles qui fonctionnent
Il y a d’autres voies que celle du financement sans fin de la mobilité individuelle par l’impôt, tout en agissant sur les parts modales.
L’exemple de Lyon l’illustre parfaitement avec depuis plus de 20 ans un effort massif dans les transports en commun et les modes doux : 1 milliard d’euros par mandat investis dans les transports en commun lourds, mise en place de « Vélo’V », réalisation de près de 800 km de pistes cyclables avec une cible à 1 000 km en 2020, des milliers d’arceaux vélos posés…
Cette politique a produit son effet, avec des résultats spectaculaires à Lyon et Villeurbanne :
- Diminution de 20% du trafic automobile en 10 ans ; la circulation en zone centre est aujourd’hui relativement aisée.
- 1 déplacement sur 4 s’effectue en transports en commun,1 sur 4 en voiture (quasiment 10 points de part modale en moins en 10 ans !) et 1 sur 2 à pied ou en vélo.
- Un trafic vélo multiplié par 6 en 15 ans.
- Des espaces publics transformés, avec une amélioration sensible du cadre de vie pour les habitants : berges du Rhône, de la Saône, places réinvesties pour les piétons…
On voit cependant qu’au-delà du périphérique, la situation a peu évolué, le développement du réseau s’étant surtout produit en intra périphérique.
Cette politique ne s’est pas faite avec la gratuité des transports ni la dégradation des comptes publics. L’histoire et la situation en France montrent que c’est en général tout l’inverse qui se produit :
Cette analyse renforce le simple fait que quand l’alternative existe et est efficace, les gens l’utilisent pour peu qu’elle soit abordable, ce qui est le cas des transports en commun, et qu’une gestion rationnelle des transports en commun est parfaitement compatible avec le développement de son usage, sans déployer la gratuité.
En conclusion, la question n’est pas tant la gratuité des transports en commun que la construction d’alternatives efficaces à l’usage de la voiture en zones denses, qui engendre pollution, perte de temps et grande consommation de l’espace public. Le financement de cette alternative au-delà des hypercentres des agglomérations reste entier pour toutes les aires urbaines importantes en France. Les usagers utilisent massivement des solutions efficaces, même si elles sont payantes.
Les 4 leviers d’une action sur la mobilité et sur la baisse du trafic automobile
Les solutions de mobilité doivent se concevoir globalement en jouant simultanément sur les différents éléments du système de mobilité :
- Le renforcement des liaisons en transports en commun en radiale depuis les périphéries vers les centres des agglomérations, entre périphéries en trains et cars express ; elles sont particulièrement insuffisantes pour offrir une alternative à la seule voiture.
- Le développement des solutions numériques, en particulier le covoiturage et la mise en place d’un pass tous modes de transports à l’échelle de l’aire urbaine (« mobility as a service» ou « MaaS ») permettant de simplifier la vie de l’usager et de tarifer la mobilité selon les usages.
- L’aménagement des espaces, en particuliers des parcs relais et de voies réservées, ainsi que la gestion des trafics permettant tout deux d’assurer efficacement le transfert de la voiture à d’autres modes d’une part et des vitesses commerciales élevées des transports en commun et du covoiturage d’autre part. L’offre en parcs relais est aujourd’hui ridiculement faible. 99% des bus en périphérie d’Île-de-France ne disposent pas de sites propres. Les systèmes de gestion de trafic permettant d’optimiser l’espace de voirie, avec des gains jusqu’à 20% de capacité, sont quasi-inexistants sauf à Paris et sur les voies structurantes (bien que l’exploitation soit tellement sous-dotée que ces systèmes ont grandement perdu en efficacité).
- Le financement de ces mesures et la tarification de la mobilité.
Le point essentiel est une action concomitante sur ces 4 axes : sans cela, les solutions ne trouvent pas leur pleine efficacité. Des bus et cars express sans voies réservées et sans priorités aux carrefours à feu n’ont pas d’avantages significatifs en temps de parcours par rapport à la voiture, idem sur le covoiturage. L’usage du vélo ne se développera qu’avec des pistes cyclables (la sécurité est le critère n°1 de l’usage ou non du vélo), etc.
Les cas d’usages sont assez simples pour les périphéries : je dépose ma voiture à un pôle d’échanges/parc relais, où je prends, selon l’offre, un covoiturage, un TER/transilien, un car express. J’atteins ma destination avec les transports en commun urbains (TCU) ou un vélo en libre-service (SLC). Pour accéder à toutes ces offres, j’utilise un support unique, sur mon smartphone ou une carte sans contact, qui me permet d’accéder au parc relais, aux trains ou aux cars express et aux TCU, de me déclarer covoitureur. Cet outil est unique dans l’ensemble de l’Île-de-France et me permet d’avoir accès à toutes les informations en temps réel ainsi qu’aux services : parc relais, trains, car, covoiturage, VLS…
Une nécessaire action sur le coût d’usage de la voiture
La vraie question porte sur le financement des alternatives à la voiture dans les zones denses aujourd’hui mal desservies. Ce financement est aujourd’hui hors de portée (cf. Grand Paris Express et rapport de la Cour des comptes), sauf à des horizons temporels lointains, alors que l’urgence climatique appelle à des actions rapides.
Pour cela, deux solutions : l’impôt ou la contribution des usagers. Le pendant de la gratuité est l’augmentation des impôts. Pourquoi pas les entreprises ? Dans le contexte du Brexit, d’une économie ouverte et d’un taux de chômage fort, est-il raisonnable, en France, d’augmenter encore les taxes sur le travail, alors que le versement transport pèse déjà près de 7 points de marge des entreprises en Île-de-France – comme à Lyon – ce qui sépare très exactement la France de la moyenne européenne ? En termes d’attractivité, c’est une mesure à contre-emploi.
Le vrai problème est ailleurs : alors que le coût d’usage de la voiture baisse et va être divisé par deux d’ici 2020, une tarification de l’usage de la voiture apparaît indispensables. Sans rattrapage de cette baisse, la reprise de l’utilisation de la voiture, avec son cortège d’épisodes de pollution, est inévitable.
Une tarification de l’usage de la voiture, faible et sur un large périmètre [4], est une solution pourtant ancienne et que de nombreuses agglomérations pratiquent en Europe du Nord : Göteborg, Stockholm, Oslo, Bergen ou encore Trondheim.
Ce dispositif n’a en soi rien de révolutionnaire: la tarification des ressources rares est une mesure appliquée depuis longtemps pour éviter les gaspillages ; l’eau, l’électricité et l’énergie la pratiquent ainsi depuis fort longtemps et plus récemment l’enlèvement des ordures ménagères procède de la même démarche. La rareté de l’espace public, les enjeux des émissions de gaz à effet de serre (que la taxe carbone vise à limiter, reprenant en cela le même principe d’envoi aux consommateurs d’un signal prix), les enjeux de santé publique et enfin la pénurie de fonds publics sont les fondements d’une refonte du financement de notre système de mobilité.
Ce type de mesure rééquilibre la baisse du coût d’usage de la voiture, maintient la liberté de circulation des personnes et a un impact réel sur le volume de trafic (de 15 à 30% !). Elle permet de financer les infrastructures et services de mobilité offrant des alternatives efficaces à l’autosolisme, dont les agglomérations ont tant besoin pour accompagner leur développement.
Concrètement, des centaines de milliers de voitures rentrent chaque jour dans nos villes : 200 000 à Rouen, 500 000 à Lyon, des millions en Île-de-France. Un dispositif de tarification de la mobilité routière à base large (périmètre étendu, les frontières des métropoles) et tarif faible (0,5€ à 1€), appliquée aux agglomérations connaissant des problèmes de congestion, permettrait de :
- réduire le trafic, par le signal prix envoyé aux usagers ;
- financer la mobilité urbaine de manière significative avec, en face du péage urbain, un package complet d’alternatives à la voiture : parcs relais, voies réservées, pistes cyclables, services de transports en commun, VLS, covoiturage, autopartage… ;
- réduire en conséquence la pollution (la pollution chronique étant plus nocive que les pics de pollution, agir sur la pollution chronique limite l’accumulation de la pollution qui déclenche les alertes) ;
- favoriser l’usage de la voiture partagée ;
- limiter l’étalement urbain.
Pratiqué uniquement les jours travaillés, donc en dehors des week-ends et cinq semaines de vacances, plafonné à 1 ou 2 €/jour pour limiter l’impact sur les activités économiques aux frontières du périmètre concerné, avec une variation forte les jours de pollution (4€/passage par exemple), une telle mesure rapporterait par exemple :
- 500 000 x 220 jours x 2, soit plus de 200 millions d’euros net par an à Lyon ;
- 200 000 x 220 jours x 2, soit plus de 80 millions d’euros net par an à Rouen ;
et plusieurs milliards d’euros par an en Île-de-France !
Dans tous les cas, des exonérations visant à protéger les plus faibles revenus devront être intégrées pour rendre la mesure socialement acceptable. La future loi d’orientation des mobilités (LOM) va rendre ces mesures possibles.
Ces financements seraient dédiés à la couverture des investissements et des frais de fonctionnement des aménagements et services permettant de faire diminuer le trafic routier tout en assurant aux usagers un service de mobilité fiable, plus rapide qu’aujourd’hui, à un coût identique voire plus faible si l’on passe de la voiture individuelle aux cars express, trains ou covoiturage.
Ce dispositif innovant est un donnant donnant : une tarification de la voiture pour plus de services de mobilité et des temps de parcours améliorés. C’est tout l’inverse de la réforme du stationnement où les usagers paient pour le même service sans savoir à quoi sont affectées les ressources. De véritables packages de mobilité, qui peinent à se déployer compte tenu de la pénurie des budgets publics, verraient alors le jour afin de permettre un développement harmonieux de nos villes, en reliant plus efficacement les centres et les périphéries : nouvelles lignes de transports en commun en sites propres reliant centres et périphéries, plans de parcs relais P+R, pistes cyclables… C’est très exactement ce que pratiquent les villes norvégiennes et suédoises depuis 25 ans !
Ces packages de mobilité seront accessibles via des pass urbains, incitant à ne pas utiliser sa voiture lorsque les alternatives existent en combinant transports en commun, trains, vélos en libre-service, stationnement, autopartage, covoiturage, usage de la route… avec une tarification adaptée. Cette disposition facilitera la vie de l’usager (un pass unique pour accéder à tous les services – concept de « Maas »), tout en répondant aux enjeux collectifs d’espaces urbains, de pollution, de financement de nos mobilités.
Les délais de mise en œuvre peuvent être très courts (3 ans) comparés à ceux de la réalisation d’infrastructures lourdes. Elles permettront de soulager en partie l’infrastructure et d’apporter des solutions opérationnelles à ceux qui doivent travailler. Tout cela permettra de pacifier le trafic.
La mauvaise controverse sur le caractère antisocial du péage urbain
L’objection classique au péage urbain en France est son prétendu caractère antisocial. Pourtant, notre pays sait parfaitement gérer les situations des plus fragiles avec des exonérations ou compensations.
Les mesures d’interdiction des véhicules polluants sont autrement plus violentes et injustes : elles touchent les ménages aux revenus plus faibles que l’on oblige à changer de véhicule, soit une dépense très importante de l’ordre de 10 à 15 000 euros, ce pour le plus grand bonheur des constructeurs automobiles (qui ont œuvré pour faire croire que le véhicule électrique allait résoudre tous les problèmes) !
Le graphique ci-dessous démontre parfaitement le caractère injuste et inéquitable de ces mesures : les classes les moins fortunées sont aussi celles qui émettent le moins d’émissions de CO2, en mobilité quotidienne comme en longue distance. Les voitures les plus polluantes sont aussi les plus anciennes possédées par les moins fortunés.
Ces mesures d’interdiction de circuler des véhicules anciens n’auront que très peu d’impacts sur la circulation automobile et la pollution de l’air. En clair, nous préférons collectivement aujourd’hui des solutions injustes et inefficaces quant aux objectifs visés à des solutions efficaces et équitables faisant appel à l’internalisation des coûts externes (pollution, occupation de l’espace public, CO2) d’utilisation de la voiture. Le projet de loi d’orientation des mobilités (LOM) prévoit d’obliger les grandes agglomérations à déployer ces mesures : en toute logique, si l’on veut vraiment lutter contre la pollution et le réchauffement climatique, c’est la tarification de l’automobile qu’il faudrait rendre obligatoire ! Le bon sens voudrait qu’a minima on laisse le choix aux agglomérations de déployer le système qu’elles jugeront le plus à même d’atteindre leurs objectifs environnementaux. Pourquoi prescrire des solutions (inefficaces qui plus est) et ne pas contrôler au contraire l’atteinte d’objectifs ?
Conclusions
La gratuité des transports publics est une piste envisagée pour répondre aux problèmes d’engorgement et de pollution induits par la voiture individuelle. L’expérience montre que cette solution [5] dans les grandes agglomérations n’est ni efficace (peu d’impact sur le trafic routier), ni soutenable à terme pour assurer leur développement. Elle induit au contraire des effets secondaires néfastes : dégradation de la qualité de service, usages non pertinents sur de courtes distances, non développement du réseau… En dehors des centres urbains, les alternatives à la voiture n’existent souvent pas aujourd’hui, obligeant les usagers à l’utiliser même si cela leur coûte. Il faut donc les construire et les financer. Alors que le coût d’usage de la voiture va encore être divisé par deux d’ici 2020 avec la généralisation des hybrides rechargeables, c’est vers une tarification modérée et large de l’usage de la voiture – le contraire du système élitiste londonien – qu’il faut s’orienter, en exonérant les plus faibles de la mesure. Les ressources dégagées permettront de financer un système complet de mobilité pour diminuer le trafic de manière importante et en même temps accéder de manière fiable, efficace et écologique aux zones d’emploi et aux aménités de l’agglomération parisienne. Il a fallu 10 ans pour que le principe de pollueur payeur soit entériné à Kyoto avec la taxe carbone. Plus personne ne remet aujourd’hui en cause son principe. Pourquoi en irait-il différemment avec le péage urbain pour peu que nous fassions œuvre de pédagogie auprès de nos concitoyens ? Face à l’urgence climatique, avons-nous vraiment le choix ?
[1] Sylvestre Huet, Juillet 2018 : canicules et fonte des glaces, {Sciences2}, LeMonde.fr, 16 août 2018
[2] J’ai personnellement vécu l’expérience de mettre plus de 2h pour rentrer à Paris à 11h30 un mardi depuis le centre de Saint-Quentin-en-Yvelines : offres de train faible et train supprimé 5 minutes avant son arrivée.
[3] Jennifer S. Perone, Advantages and Disadvantages of Fare-Free Transit Policy, National Center for Transportation Research, octobre 2002.
[4] Tout l’inverse de ce qu’a fait Londres : tarif fort de 13 €/j, périmètre très restreint.
[5] Séduisante sur le papier, particulièrement en termes électoraux : le président des États-Unis puise actuellement dans les réserves stratégiques américaines de pétrole pour faire baisser les coûts à la pompe pour l’usager à quelques mois des élections de mi-mandat
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.