Point de vue d'expert

La nature en ville, facteur de santé et de bien-être : points de vue de Lise Bourdeau-Lepage et Florence Marin-Poillot

Depuis la révolution industrielle, la nature est fréquemment pensée en opposition au milieu urbain. L’urbanisation, les pollutions combinées de l’air et du sol, la densification de nos villes sont en partie à l’origine d’un sentiment d’urgence : celui d’une nécessité de « verdir » notre environnement urbain – espaces publics comme privés – afin de rendre les villes plus saines.

Aménager un urbanisme favorable à la santé ne va cependant pas de soi et ne relève pas du domaine de compétence traditionnel des collectivités locales. Aussi, ce travail sur la morphologie urbaine pose la question fondamentale du rapport de l’Homme à la nature et à l’urbain, entre désir de bien-être et besoin de santé.

La Fabrique de la Cité a invité Lise Bourdeau-Lepage, professeur en géographie (Université Jean Moulin, Lyon 3) et docteure en économie, et Florence Marin-Poillot, présidente-directrice générale d’Urbalia (société de conseil en biodiversité et agriculture urbaine), pour discuter du retour de la nature en ville, de ses représentations et des enjeux de bien-être et de santé associés.

LFDLC : Quelle définition pourrait-on donner à la nature en ville et quelles en sont les caractéristiques principales ?

Lise Bourdeau-Lepage : La nature est plurielle, ce mot recouvrant de très nombreuses significations. Elle peut être végétale, animale, minérale ; solide ou fluide. Elle peut renvoyer à de nombreuses acceptions : les quatre éléments, la faune (sauvage ou domestique), les nuisibles, les cours d’eau, les phénomènes météorologiques. En découlent de multiples paramètres à prendre en compte dans les choix d’aménagement, comme la morphologie du terrain, la qualité de l’air ou encore la lumière (on parle à ce titre de droit à l’ensoleillement).

La nature en ville appartient au registre du sensible et des représentations. Selon Nathalie Blanc [i], la nature peut être qualifiée de banale ; elle est socialisée, désirée, produite. Quelle est donc la nature désirée par les citadins ? Le désir est propre à chacun mais est également le fruit d’une construction sociale : selon son milieu social, le désir de nature d’un individu peut varier.

La terminologie qu’utilise John Dixon Hunt [ii] est également intéressante. Il existe selon lui trois types de nature : vierge et sauvage ; l’alteram naturam de Cicéron, une nature exploitée par l’Homme pour satisfaire ses besoins (l’agriculture) ; et, enfin, la terza natura de Jacopo Bonfadio [iii] ou Bartolomeo Taegio [iv], la nature magnifiée par l’art, qui correspondrait aux jardins.

Dans cette typologie, les citadins penchent aujourd’hui pour le deuxième type de nature, l’alteram naturam, avec toutefois quelques différences en fonction des nationalités : c’est, pour les Français, une nature verte, végétale, là où elle est plutôt bleue, fluviale, pour les Britanniques et les Allemands. En interrogeant les individus sur ce qu’est la nature en ville, les réponses les plus communes relèvent du registre matériel, de cette alteram naturam : ce que l’on souhaite, c’est une nature domestiquée, façonnée et confortable pour l’Homme, esthétique, mais surtout utile, comme si la nature était appelée au secours des maux de la ville.

La nature en ville appartient au registre du sensible et des représentations.

— Lise Bourdeau-Lepage

LFDLC : Peut-on parler d’un réveil des consciences sur le besoin d’un retour de la nature en ville ?

Florence Marin-Poillot : Le thème de la nature en ville relève effectivement d’une prise de conscience. Ces dernières années, les bilans annonçant de nouvelles pertes de la biodiversité[v] se sont multipliés. Cette érosion provient de la très forte urbanisation et de la perte continue en surfaces agricoles et en prairies. La diminution du nombre d’oiseaux s’observe tout autant à la campagne et en ville, du fait de l’utilisation de produits phytosanitaires et de pesticides. La baisse de la biodiversité est un facteur déterminant dans la volonté de réintroduire de la nature en ville.

Lise Bourdeau-Lepage : L’intérêt renouvelé pour la nature en milieu urbain vient en effet d’une sensibilité écologique liée notamment aux accidents dommageables pour l’environnement qui s’enchaînent depuis les années 1970. Cette sensibilité a même débouché sur le concept d’anthropocène (« l’ère de l’Homme »), le fait que l’activité des sociétés humaines a un impact significatif sur notre planète à toutes les échelles et sur tous les territoires.

Ce « verdissement sociétal » a permis quelques avancées, que ce soit à l’échelle internationale (accords sur la biodiversité[vi] et le climat) ou nationale (en France avec les lois Grenelle 2 en 2010 et Alur en 2014). À l’échelle des actions citadines et citoyennes, l’économie sociale et solidaire et la volonté de fabriquer soi-même des produits du quotidien chez soi sont le résultat de cette sensibilité accrue, comme le sont aussi les actions de fleurissement des trottoirs, la végétalisation des pieds d’arbres, etc.

 

LFDLC : Cette prise de conscience peut-elle aussi être mise sur le compte de notre mode de vie citadin ?

Lise Bourdeau-Lepage : Elle est également liée, en effet, à un sentiment de perte de contact avec le rythme naturel. L’urbanisation massive, qui a transformé les milieux de vie, a aussi induit un changement de comportement et de mode de vie : en 1903 déjà, Georg Simmel écrivait sur l’indifférence à autrui et la réduction de la vie sociale dans les grandes villes. Ces dernières sont à l’origine d’une surcharge environnementale : l’individu y est soumis à un trop-plein de stimuli et ne peut plus traiter l’ensemble des informations qui lui parviennent, ce qui engendre du stress et entraîne une perte de civilité et d’urbanité. La présence de la nature permet d’apaiser tout cela.

Par ailleurs, l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) est selon moi à l’origine d’une surcharge supplémentaire, de nature virtuelle. La présence du virtuel dans tous les domaines de la vie modifie notre rapport au monde mais aussi à l’autre : par les réseaux sociaux, l’individu est constamment sollicité, incité à se manifester, se représenter. Une société de l’instantanéité s’est développée ; il faut être en mesure de répondre à tout moment aux multiples sollicitations que l’on reçoit.

Il y a donc un besoin de ralentir. Ce besoin se retrouve dans les « slow movements » mais aussi dans cette volonté de se reconnecter à une certaine nature : le jardinage est un exemple de tentative de reconnexion au rythme naturel, au cycle biologique. Marcher dans la nature, c’est également lutter contre la surcharge socio-environnementale et virtuelle à laquelle chacun est confronté en permanence. Un besoin de nature est né.

 

LFDLC : La réintroduction de la nature en ville répond donc à un besoin de services écologiques et psychologiques offerts par la nature ?

Florence Marin-Poillot : Le retour de la nature en ville est plébiscité par 92 % des Français : le jardin est aujourd’hui considéré comme une véritable pièce à vivre. En 2005, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport sur les services écosystémiques : la nature rend des services dont l’Homme a besoin. Les bénéfices qu’elle apporte nous permettent de nous nourrir, de bénéficier des ressources nécessaires pour vivre et donc in fine d’être en bonne santé. Elle nous permet également de développer notre bien-être, par son esthétique ou le repos qu’elle procure.

Lise Bourdeau-Lepage : Le nouvel intérêt pour la nature en ville provient de la reconnaissance de ses vertus et de notre besoin d’un environnement pacifié pour notre santé et notre bien-être. En 2012, j’ai mené une enquête par entretiens réalisés dans la rue ; 96 % des personnes interrogées considéraient que la présence d’espaces verts ou d’éléments liés à l’eau participait à leur bien-être. En 2017, nous avons considéré le problème d’une autre manière, en nous demandant quels étaient les éléments constitutifs du bien-être sur un territoire donné. Un « environnement sain et sans nuisance[vii] » est apparu comme le facteur le plus déterminant, devant les services médicaux et la sécurité.

À travers le besoin d’espaces verts qu’ils expriment, les individus visent ainsi à améliorer leur qualité de vie : nous assistons à l’émergence d’un homo qualitus[viii]. L’individu est toujours un « homo economicus » mais il recherche également un bien-être immatériel et fait de l’introduction de la nature en ville et de son contact un élément incontournable à son épanouissement personnel et à sa santé aussi bien physique que mentale. La préservation de l’environnement devient également importante pour lui.

L’environnement est devenu un besoin pour le bien-être des individus, qui cherchent un meilleur contact avec la nature.

— Lise Bourdeau-Lepage

LFDLC : Cette approche de la nature comme service ne relève-t-elle pas d’une sorte d’instrumentalisation qui, paradoxalement, nous fait perdre de vue ce que nous y cherchons ?

Lise Bourdeau-Lepage : La nature est domestiquée. Mobilisée en ville pour rendre des services à l’Homme, elle y acquiert une valeur et un prix, elle y est synonyme d’opportunités et de profits. Un des risques est de quantifier les bénéfices de ces services écosystémiques : cela peut conduire à l’établissement de stratégies de conservation de la biodiversité induites par des logiques de marché, faisant fi des arguments biologiques ou écologiques. Certains individus pourraient alors, dans cette logique comptable et marchande, être amenés à payer pour accéder aux services que leur confère la nature, que leur coût rendrait alors inaccessibles à d’autres.

La nature est également utilisée au service de l’attractivité d’un territoire car les espaces verts sont devenus synonymes de qualité de vie. Les grandes métropoles ou les villes globales sont aussi désormais classées en partie en fonction de la qualité de leur environnement. Cela a un impact sur le tourisme mais également sur les choix d’investissements d’entreprises et de localisation des ménages. Certaines populations sont plus attentives à la surface occupée par les espaces verts ou au nombre de parcs dans une ville. Il y a donc derrière le sujet de la nature en ville un enjeu économique important, qui peut conduire certaines métropoles à mener un marketing urbain « vert » afin de renforcer leur attractivité.

LFDLC : Comment rendre possible le retour de la nature en ville ?

Florence Marin-Poillot : Les solutions et pratiques sont de plus en plus nombreuses depuis quinze ans. Chez Urbalia, nous accompagnons des élus, des aménageurs, des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre pour faciliter l’intégration de la nature en milieu urbain ou périurbain.

Nous sommes aujourd’hui capables de proposer différentes formes de végétalisation au sol ou sur le bâti, puis de calculer le rafraîchissement de l’air et savoir de quelle manière cela contribue à la réduction de l’effet d’îlot de chaleur urbain. Il est ensuite possible de mener des comparaisons entre solutions, en termes de bénéfices pour la santé et le bien-être. On peut jouer sur l’ombre, sur l’inertie, sur l’évapotranspiration ou l’évaporation en zone humide.

Il faut utiliser les solutions à bon escient au regard du contexte environnemental local si l’on veut en retirer de réels bénéfices.

— Florence Marin-Poillot

En revanche, la nature ne doit pas être utilisée comme une solution sans réelle réflexion : un écosystème fonctionnel ne pourra exister sans espèces végétales locales, adaptées au climat et capables d’attirer une faune locale. Sans écosystème cohérent, il n’y a pas de service possible : il faut donc fournir beaucoup de travail et utiliser les solutions à bon escient au regard du contexte environnemental local si l’on veut en retirer de réels bénéfices. Il faut également être conscient de tous leurs effets, y compris leurs externalités négatives, et bien garder en tête le fait que le bien-être relève de facteurs subjectifs, même dans le cas de la végétalisation des environnements urbains.

Il est tout aussi essentiel de faire attention à ne pas surestimer les bénéfices de la nature en ville. Ainsi, par exemple, la quantité de CO2 qu’un arbre est capable d’absorber pendant un an correspond aux émissions quotidiennes d’une personne adulte. Les murs végétaux dépolluants sont efficaces mais la végétation ne peut pas absorber toute la pollution. On ne peut pas tout résoudre avec la nature et de toute façon une nature « artificiellement » créée par l’Homme ne remplacera jamais une nature intacte en termes d’efficacité et de cohérence écosystémique.

Lise Bourdeau-Lepage : La nature en ville peut également être source de nouvelles inégalités environnementales, selon le lieu d’implantation des nouveaux projets. Un espace partagé peut contribuer à produire de nouvelles inégalités socio-spatiales en renforçant les dynamiques de gentrification et donc en rejetant des populations en dehors de leur espace de vie initial. Je pense aux cultures des pieds des arbres, notamment dans le quartier de la Goutte-d’Or (18e arrondissement de Paris).

 

LFDLC : L’agriculture urbaine peut-elle participer au retour de la nature en ville ?

Florence Marin-Poillot : L’agriculture urbaine fait partie des solutions productives. Plus de la moitié de nos projets comprennent un volet d’agriculture urbaine car il y a une attente forte, tant en termes d’apport de production alimentaire qu’en termes d’éducation, de lien social, d’ouverture, d’espoir de transition. On peut être en mesure de mesurer ces effets-là mais la qualité nutritive des aliments produits peut varier : il faut limiter l’agriculture urbaine à une production saine et nutritive. Cette question se pose notamment pour l’agriculture urbaine au niveau des sols, souvent pollués, ou de l’agriculture hors sol, où la qualité nutritive des aliments produits peut être décevante. Sur les toits, la pratique s’installe car elle répond aux contraintes du milieu urbain.

 

 

[i] Nathalie Blanc est géographe et directrice de recherche au CNRS.

[ii] John Dixon Hunt est historien du paysage britannique.

[iii] Jacopo Bonfadio (1508 – 1550) est un humaniste et historien italien.

[iv] Bartolomeo Taegio (1520 – 1573) est un homme de lettres italien.

[v] Rapports de l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES) notamment. Le rapport 2018 concernant la biodiversité et les services écosystémiques en Europe est à découvrir ici.

[vi] La COP15 sur la Biodiversité se tiendra en 2020 à Beijing en Chine.

[vii] Projet BRRISE – FEADER & PSDR IV : https ://www.psdr-ra.fr/Les-projets-PSDR-4/Innovations-territoriales-et-Attractivite/BRRISE

[viii] https://www.metropolitiques.eu/Nature-s-en-ville.html

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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