La réindustrialisation au défi du zéro artificialisation nette des sols
Fortement marquée par quatre décennies de recul industriel, la France voit enfin la tendance s’inverser. Le pays semble revenu du fantasme d’une « France sans usines » et la conjoncture internationale se combine aux efforts consentis depuis plusieurs années par l’État pour accélérer la relocalisation de certaines activités et l’émergence d’industries nouvelles. 2021 fait figure d’année record avec un solde positif de 120 usines nouvelles, l’industrie faisant, en matière de création d’emploi, jeu égal avec le numérique.
L’effort de réindustrialisation réclame que des terrains nouveaux soient alloués aux activités économiques. Si aujourd’hui la surface de terres artificialisées en France allouées aux activités industrielles ne dépasse pas 4% (contre 42% pour l’habitat), de nouvelles contraintes menacent de freiner le développement de nouvelles implantations industrielles. Ainsi est-il permis de se demander si l’objectif de Zéro Artificialisation Nette fixé par la loi Climat et Résilience du 22 août 2021 (qui doit freiner la consommation de sols pour la prochaine décennie dans la limite de 50% des surfaces transformées au cours des 10 dernières années, soit 125 000 ha au lieu de 250 000 ha — puis bloquer toute artificialisation « nette » en 2050), ne contredit pas l’objectif de réindustrialisation du pays.
Deux représentants de l’État et deux élus ont accepté de témoigner de cet enjeu et de partager leurs réflexions avec le public de la 4e édition des Rencontres des Villes moyennes de La Fabrique de la Cité en Terre de Loire :
- Rollon Mouchel-Blaisot, préfet, ancien directeur du programme national Action Cœur de ville, ancien directeur général de l’AMF — et chargé fin février 2023 d’une mission « flash » en faveur du foncier industriel, dont les conclusions remises au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires Christophe Béchu étaient sur le point d’être publiées 1 ;
- Hervé Gerin, sous-préfet de Roanne depuis 2022. Précédemment en poste à Saint-Dizier (Haute-Marne), il est familier de la réindustrialisation des territoires ;
- Yves Nicolin, avocat, chef d’entreprise, maire de Roanne entre 2001 et 2008 puis de nouveau depuis 2014 et président de Roannais Agglomération ;
- Yves Crozet, professeur émérite, ancien professeur d’économie à Sciences Po Lyon et à l’université Lumière Lyon 2, spécialiste des transports, maire de Saint-Germain-la-Montagne, vice-président du SCoT Roannais
La réindustrialisation en marche
« Jusqu’il y a peu, les villes moyennes n’avaient pas d’avenir. »
Le préfet Rollon Mouchel-Blaisot souligne en introduction que le pays, qui redécouvre le potentiel économique exceptionnel des petites et moyennes villes, revient de loin. Selon lui, la désindustrialisation est bien une spécificité française, l’activité industrielle s’étant contractée de 22 à 11% du PIB au cours des dernières décennies, quand l’Allemagne et l’Italie maintenaient leurs industries.
La réindustrialisation, une histoire de résilience
Ces villes moyennes, qui portent aussi les « stigmates du recul de l’État », que symbolisent les fermetures de casernes et la réorganisation de certains services publics, Rollon Mouchel-Blaisot rend hommage à leur combativité. Certains de ces territoires ont développé « un esprit de résilience et d’entrepreneuriat local dont on n’a aucune conscience au niveau central. Ces territoires se sont pris en main. Et ce qu’ont fait Action Cœur de Ville, Petites Villes de Demain, Territoires d’industrie ou d’autres programmes, c’est leur donner des outils et des moyens de financement pour leur permettre de réaliser leurs projets, dans une approche ascendante. »
Avec plus de 30% d’activité industrielle, Roanne a su capitaliser sur sa tradition manufacturière et redévelopper un niveau d’activité industrielle nettement supérieur à la moyenne du pays. Les deux grands employeurs du territoire, l’armurier Nexter et Michelin, voisinent une nouvelle vague d’entreprises « textiles 2.0 » qui redonnent vie à une filière « made in France » traditionnellement implantée dans le Roannais, dont Le Slip Français, Carré Blanc, la Fée Maraboutée sont les fers de lance. Passée de 55 000 à 33 000 habitants au cœur de la crise, la ville a rebondi, et affiche l’un des meilleurs taux d’emploi de la région Auvergne-Rhône-Alpes, avec 6% de chômage seulement.
Fret et données : le rôle de la connectivité
Le maire, Yves Nicolin, rappelle que Roanne, située sur de grands axes de communication (dont la fameuse Nationale 7), a été une ville très prospère avant que son déclin ne coïncide avec le développement du réseau autoroutier qui la contourne largement. Pour lui, l’insertion de la ville dans de nouveaux réseaux de communication est, avec une volonté politique sans faille de la part des élus et des acteurs du territoire, l’une des principales conditions du rebond. Ainsi, l’A89, qui relie Lyon à Clermont-Ferrand et irrigue le Sud du territoire roannais, ainsi une chance. Yves Crozet le confirme :
« ce qu’attendent les industriels, c’est d’abord que les poids lourds puissent circuler : l’industrie, c’est du transport routier. »
Et nuance aussitôt : « la connectivité, c’est aussi internet, avec l’accès à la fibre optique. »
Une colonne vertébrale d’entreprises implantées de longue date, l’esprit entrepreneurial et la combativité des acteurs locaux, la connectivité comptent donc parmi les principaux atouts de ces territoires de la réindustrialisation. Localement, Yves Nicolin souligne encore que les tensions sur le foncier disponible dans la région lyonnaise ont convaincu entreprises et investisseurs immobiliers de venir s’implanter sur le territoire de sa ville.
La question foncière
La question de la disponibilité de foncier à usage industriel alimente en effet le débat public depuis que l’objectif de « zéro artificialisation nette », adopté formellement en 2021, a mis en tension l’usage des sols. On peut notamment lire dans le rapport Guillot de mars 2022 sur la simplification des normes de l’installation des entreprises 2 que « le tarissement du flux de foncier productif disponible est un frein majeur aux implantations d’activités économiques » ou encore, ailleurs, que les deux tiers des territoires refuseraient l’implantation de nouveaux projets économiques industriels, faute de place.
L’or des friches
Tous les regards se portent aujourd’hui sur les friches industrielles, où il est possible de bâtir sans artificialiser. Pas de foncier ? Pas de problème : il suffirait de réindustrialiser 10 à 20% des friches existantes pour générer 50 milliards de chiffre d’affaires d’activité industrielle et 250 000 emplois. De fait, les besoins de foncier de l’ordre de 20 à 30 000 hectares estimés pour soutenir l’effort de réindustrialisation du pays seront principalement fournis par la réutilisation de terrains déjà artificialisés, entre 90 000 et 170 000 hectares de friches en France, selon les modes de calculs.
Souvent polluées ou géographiquement éloignées des besoins des industriels, toutes ces friches, cependant, ne se prêtent pas toutes à l’implantation d’équipements industriels. Il convient donc de boucler l’inventaire en cours de ces terrains et d’anticiper leur possible reconversion. Ainsi, à l’échelon du département de la Loire, le sous-préfet dénombre 32 friches de plus de 1 hectare, soit 80 hectares de terrain, bâti ou non, dont 9 friches industrielles totalisant 45 hectares, qui sont identifiées, en cours de requalification ou en attente de financement. Yves Nicolin, le maire de Roanne, souligne que la Loire a, dès 2014, a créé un établissement public foncier (l’EPORA) dédié à cet enjeu : dans un département en déprise économique, l’établissement public a permis de reconvertir de nombreuses friches. À Roanne, il ne reste pas assez de ces terrains pour satisfaire la demande des industriels sur le territoire, où le maire entend privilégier les projets les plus générateurs de valeur et d’emploi.
La sobriété foncière, complémentaire de la réindustrialisation
Pour le préfet Rollon Mouchel-Blaisot, « on peut concilier les deux défis de la sobriété foncière et de la réindustrialisation » qui, s’ils donnent l’apparence d’injonctions contradictoires, ne sont pas seulement compatibles, mais complémentaires. La clé, c’est la densification des zones économiques, qui « ne sont pas des modèles de densité ». Et des acteurs locaux se sont déjà engagés dans cette voie : la métropole de Rennes a pour objectif de récupérer 30% de son foncier économique par la densification de ses zones. À La Roche-sur-Yon, le maire cible l’optimisation de 10 à 15% de son foncier économique.
Pour l’ancien patron du programme Action Cœur de Ville, la revitalisation des centres et la densification sont des alliés objectifs de la réindustrialisation :
« une maison médicale, une boulangerie, une agence de notaires ou une agence comptable n’ont rien à faire dans une zone économique périphérique : elles doivent être en ville. »
Pour faire de ces espaces des atouts pour la réindustrialisation, il faut entreprendre un travail de couture d’une grande complexité pour réorganiser ces zones, diminuer les grands parkings, diminuer les espaces vides, mutualiser l’énergie. Il faut préserver les zones industrielles et commerciales du mitage urbain, car ce sont celles qui pourront accueillir les usines de demain. En somme, la réindustrialisation appelle « une nouvelle conception de l’aménagement urbain qui ne soit pas contre le pavillon, mais contre l’étalement urbain. [Et] refaire la ville sur la ville pour à la fois y résider et y travailler, c’était, selon le préfet, le caractère prémonitoire d’Action Cœur de ville. »
Comme le préfet, le maire de Roanne articule les enjeux de libération de foncier productif et rénovation de centre-ville. Ainsi, pour réserver les friches de périphérie à l’industrie et limiter l’artificialisation de nouveaux terrains, la ville soutient la rénovation de surfaces commerciales de centre-ville. Le projet Foch-Sully offre ainsi 8 500 m2 de surface commerciale destinés à redynamiser le centre-ville, en partant d’une ancienne friche qu’il a fallu dépolluer et démolir. Présentant ce projet, le maire de Roanne interpelle l’État :
« Le fond friche doit aller d’abord vers nos villes moyennes qui n’ont pas un prix de foncier qui permette de réaliser de telles opérations sans soutien public. »
Des ajustements dans l’application du ZAN
Comme de nombreux élus locaux, le maire de Roanne conteste le mode de mise en œuvre du ZAN, trop monolithique selon lui : « ne passons pas tout le monde à la toise : il y a des territoires qui ont consommé énormément de foncier ces 20 dernières années, et d’autres comme Roanne et Montbrison qui en ont consommé beaucoup moins, à qui l’on demande de réduire leur consommation foncière de 50% ! » Il réclame une marge de manœuvre additionnelle par rapport à ce que prévoit la loi.
Yves Crozet, vice-président du SCoT roannais, abonde : les changements de structure économique réclament des ajustements. À surface arable équivalente, le remembrement des exploitations agricoles a par exemple provoqué l’artificialisation de foncier supplémentaire. La nouvelle dynamique industrielle aura les mêmes effets, et réclamera par exemple de nouvelles voies d’accès pour les poids lourds. « Les périodes de transition réclament plus d’espace et plus de souplesse », confirme Rollon Mouchel-Blaisot, et industrie verte et décarbonation réclameront de l’espace et des investissements fonciers.
Le préfet exhorte cependant les collectivités à prendre le ZAN à bras le corps : « Plus on retarde les échéances, plus on crée de l’incertitude pour les acteurs publics autant que pour les investisseurs ». Après la loi, les objectifs de sobriété foncière doivent encore être traduits dans les schémas directeurs régionaux, les SCoT et les plans locaux d’urbanisme.
Renforcer la coopération entre État, collectivités et entreprises
L’un des freins les mieux identifiés à la réindustrialisation est aussi celui des délais de mise à disposition du foncier disponible. Le rapport Guillot souligne que la validation administrative d’un site prend en moyenne 17 mois en France, contre 6 mois en Suède, 3 mois en Allemagne. De quelles recettes dispose-t-on, en France, pour battre l’horloge ?
Le sous-préfet de Roanne Hervé Gerin rappelle que les délais théoriques prévus par la loi sont les mêmes dans ces différents pays. En France, la mise en œuvre des projets d’implantation industrielles accuse pourtant un décalage de 9 mois. Ce retard peut être imputé à la demande de pièces complémentaires aux dossiers, aux délais intercalaires entre les différentes phases de l’autorisation, au dépassement des délais réglementaires… La question de l’acceptabilité des projets et la multiplication des recours contentieux représentent une autre difficulté de taille.
Pour raccourcir les délais, il faut anticiper. Une meilleure connaissance du foncier mobilisable et des besoins des industriels est un préalable, qui doit permettre la préparation de terrains « clés en main », dont la destination ne sera pas connue au moment d’entreprendre les démarches et les éventuelles opérations de dépollution et de viabilisation.
Les services de l’État doivent adopter une nouvelle culture de l’accompagnement, permettant de travailler de concert, très en amont, avec les collectivités et les entreprises. L’État se familiarise ainsi à l’« approche en mode projet » qui met en dialogue les porteurs de projets avec des représentants de tous les échelons administratifs concernés.
À cet exercice, les villes moyennes tiennent peut-être, selon le maire de Roanne Yves Nicolin, un avantage sur les métropoles :
« Un acteur économique qui envisage de s’implanter ici a besoin de rencontrer les acteurs politiques et administratifs du territoire : le sous-préfet, la présidente de la chambre de commerce, la région, le département, l’agglomération se mettent autour de la table en moins de 24 heures. »
Ces échanges se sont tenus à l’occasion de la quatrième édition des Rencontres des villes moyennes en juillet 2023. La vidéo de la table ronde est disponible ci-dessous.
La réindustrialisation face aux enjeux de la sobriété foncière
- [1] Quelques jours suivant la table ronde, la « Stratégie nationale de mobilisation pour le foncier industriel » proposée par le Préfet Rollon Mouchel-Blaisot à Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie, était publiée. Il y réaffirme, dès l’introduction, que « notre pays peut parfaitement concilier accélération de la réindustrialisation et trajectoire nationale de sobriété foncière et démontrer que ces deux enjeux sont non seulement compatibles mais complémentaires. »https://presse.economie.gouv.fr/25072023-remise-du-rapport-de-mobilisation-pour-le-foncier-industriel/
- [2] Laurent Guyot, Simplifier et accélérer les implantations d’activités économiques en France, Ministère de l’économie et des finances, 2022 https://www.economie.gouv.fr/simplifier-accelerer-implantations-activites-economiques-rapport-guillot
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Zéro Artificialisation NetteL'introduction de l'objectif Zéro Artificialisation Nette dans la loi Climat et Résilience invite à repenser en profondeur les stratégies d'aménagement urbain.
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.