« La route revêt un ensemble de possibles, qui ne va pas dans le sens de la démobilité » Catherine Bertho-Lavenir
Bien plus qu’une infrastructure, la route convoie aussi son lot d’imaginaires, de réflexions et d’innovations. Voilà qui plante le décor du colloque organisé en septembre 2023 à Cerisy, dont La Fabrique de la Cité était partenaire. Là-bas, nous avons interviewé en trois questions chercheur, écrivain, historienne, géographe… pour comprendre leur vision de l’avenir de la route.
Aujourd’hui, rencontre avec l’historienne et sociologue Catherine Bertho-Lavenir, spécialiste de l’histoire des techniques. Elle est l’auteur de Histoire des médias, de Diderot à Internet et La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes. Elle participe à l’aventure des cahiers de médiologie sur la route et le voyageur.
Alphonse Coulot : Vous avez participé aux Cahiers de Médiologie sur l’automobile, il y a 25 ans. Et vous y publiez notamment des travaux sur le rôle de la mobilité routière dans la découverte de la « France Profonde » (le mot est de vous). La mobilité routière a donc un rôle dans la découverte d’un territoire et son appropriation ? Vous parlez dans ce texte d’« interstices », pour désigner les traces du passé encore à l’abri des regards, que la route et l’automobile ont dévoilées. Le lien entre mobilité routière et histoire du pays est-il bien établi ?
Catherine Bertho-Lavenir : L’Histoire de la mobilité illustre tout-à-fait cette idée que la route participe activement à la découverte d’un territoire et à son appropriation. Dès lors qu’on peut aller quelque part, on découvre les lieux, comme les Alpes au 19ème siècle. C’est une histoire à lire évidement avec celle des réseaux (postal, électrique, et évidemment routier). C’est une histoire politique commune.
Les grandes routes radiales du territoire sont d’abord décidées au moment de la monarchie absolue, à partir de la fin du 17ème siècle. Ce sont les fameuses routes “nationales” ! Bien plus tard, la grande décentralisation qui démarre dans les années 1980 a dû participer à la dénomination de ces routes nationales. Essayez de suivre une route nationale de Paris à Marseille : à chaque département, on change de numéro, ce qui participe à la fragmentation du territoire !
Il est aussi très intéressant de voir que, dans l’Histoire des réseaux, on repère une tendance : chaque réseau est d’abord créé, puis abandonné…puis recréé ! Entre 1850 et 1880, en France, on crée un réseau de chemin de fer connecté au réseau européen, et on abandonne progressivement les diligences et leur très intense activité sur leurs routes. Lorsque l’automobile arrive, on se rend à nouveau sur ces grands axes routiers, désormais intéressants ! C’est très rapide, et à chaque fois se pose la question du partage des usages, de la vitesse… Nous sommes à un moment dans l’Histoire des mobilités où on questionne la place de la voiture en ville, sur la route… Mais la route, elle, ne va pas disparaitre pour autant ! De même, la négociation des différentes circulations en ville est un phénomène aussi vieux que la ville ! Tramways, cyclistes, chevaux, piétons, autobus…
Enfin, votre mot d’interstice m’intéresse beaucoup : c’est lié à l’histoire de la technique. Par exemple, les premiers cyclistes, en 1890, sont des bourgeois soucieux de performance sportive et de plaisir de regarder des paysages. On construit des routes, avec les fameux Touring Clubs, pour découvrir des espaces plaisants, historiques… On ne passe pas par des cols pour aller plus vite, mais au contraire, pour découvrir. Et l’interstice est par définition attirante : discrète, cachée, pittoresque…Les routes dans les gorges du Tarn, ou dans le Larzac proviennent de ce trafic cycliste et automobile, très particulier ! La plupart des pays d’Europe ont aussi hérité de ces territoires riches de routes vers les interstices.
En Bretagne, lorsque nous avons goudronné les chemins de fer et les sorties de ferme, après les années 1960, nous avons ouvert des interstices à la route. Et c’est un exemple de désenclavement très important pour des petits véhicules agricoles, les vélos, et les fameuses mobylettes, qui s’avèrent très utiles pour toute une classe de population qui veut accéder à la mobilité, sur des petites routes…Il ne faut pas négliger la capacité formidable de ces petites routes à accueillir de très nombreux usagers variés.
Alphonse Coulot : Et à présent, quelle perspective historique peut-on apporter à l’histoire des mobilités pour se projeter à 10 ans, 20 ans ? Est-ce une histoire faite de rupture (peut-être déjà commencée ?), ou continue ?
Catherine Bertho-Lavenir : Je suis frappé, lorsqu’il s’agit de se projeter dans le futur, de plusieurs conceptions du monde difficilement réconciliable, qui sont d’ailleurs apparues à Cerisy. D’un côté, certains annonciateurs de la fin du monde inévitable, de l’autre, une perspective très différente, portée par des entreprises de terrain, ou de personnes en réelle responsabilité dans les villes, qui se donnent un cadre dans lequel tous convergent vers la transition.
Bien entendu que rien n’est parfait, mais on sent une façon de faire plus pragmatique, quotidienne. Bien entendu aussi, tout cela se passe dans un cadre économique qui leur soit viable. Mais, ils agissent, et surtout sur des buts d’abord intermédiaires. Et la mobilité est peut-être le lieu où ces énergies s’observent le mieux. De même, on remarque que certains regardent le grand réseau des routes communales avec une grande gourmandise !
Alphonse Coulot : Comment agir aujourd’hui, dans ce cas ?
Catherine Bertho-Lavenir : J’aime l’idée que les réseaux sur lesquels sont assises les mobilités peuvent être transformés, presque au même rythme que les mobilités elles-mêmes ! La route revêt un ensemble de possibles, qui ne va pas dans le sens de la démobilité d’ailleurs. C’est à la fois une source de marché pour les entreprises, un champ d’action important pour les institutions publiques, et ce cadre est généralement porteur dans l’histoire. Et l’histoire de la technique continuera !
On ne peut pas se projeter en imaginant un retour technique à la charrette ! On dit toujours, d’ailleurs, qu’on ne peut pas apporter une réponse technique à une question qui ne l’est pas. Si la question est politique, le choix technique n’apportera pas la réponse. Un objet se déplace en fonction d’un système technique (diverses techniques associées entre elles : la route, les freins, le moteur, le règlement, le code de la route…). Introduire de l’innovation dans ce système, c’est bousculer un équilibre, et ajouter des considérations externes (bien ou pas, moral ou non, prioritaire ou non…).
L’innovation dans le futur devra impérativement comprendre l’étendue de son impact, et intégrer tous les changements nécessaires à son intégration. Par exemple, faire rouler les vélos sur le bord des routes demande de changer le revêtement, la vitesse des automobiles, les infrastructures d’éclairage, le code de la route peut-être…Et tout l’enjeu de l’acceptabilité est là !
Je suis sûre que les assurances, les villes, les infrastructures sauront s’adapter à une gamme plus élargie de mobiles. Je crois que beaucoup de projets sont intéressants et viables parce que la réutilisation du réseau existant a toujours – ou presque –bien fonctionné, et évite des investissements considérables.
Il y a plusieurs hypothèses, entre création d’un réseau et réutilisation de l’existant. C’est passionnant et je crois que, une fois encore, l’acceptabilité réussie se loge dans ces questions.
Pour aller plus loin : Catherine Bertho-Lavenir est l’auteur du livre « La Roue et le Stylo ».
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.