La ville cyborg, une urbanité totale ?
Le cyborg, créature électronique hybride de chair et de machine, est le produit par excellence de la science-fiction. Résolument urbain, il incarne à la fois l’affranchissement de l’Homme de ses conditions physiques et sa lutte agressive contre toute domination politique et sociale : le cyborg est ainsi une figure émancipatrice.
Avec les récentes initiatives de smart cities, la figure du cyborg est devenue une réalité tangible. Elle a également changé de taille et de nature, passant du corps humain au territoire urbain et au corps social. Par ce saut scalaire, la ville cyborg interroge donc toutes les échelles de la vie urbaine. De l’habitant augmenté par le transhumanisme et le numérique à la domotique des environnements bâtis, en passant par l’automobilité et la gouvernementalité algorithmique des infrastructures, le cyborg est devenu un hybride d’êtres, de territoires et de technologies.
Sujet original, innovant et décalé, La Fabrique de la Cité a invité Antoine Picon, Sylvie Allouche et Jean Daniélou afin de débattre du cyborg comme nouvelle condition possible pour la ville. Urbanité totale en raison des multiples dimensions qu’elle recouvre, la ville cyborg soulève des enjeux socio-techniques et politiques qui conduisent à interroger avec une attention toute particulière ses propensions autoritaires, voire totalitaires.
Le cyborg, héroïsation de l’individu technologique
Pour Antoine Picon, professeur à l’École des Ponts et à l’université de Harvard, la notion de cyborg n’est pas neuve. Exploré dès le XIXe par Edgar Allan Poe et son personnage d’homme prothèse dans L’Homme qui était refait, le cyborg devient une figure de fiction chaque jour plus réelle avec l’avancée de la biomécanique.
C’est en regardant le personnage de Terminator se mouvoir avec une agilité stupéfiante dans la jungle urbaine qu’Antoine Picon a imaginé le concept de ville connectée. Le cyborg apparaît comme le citoyen idéal de cette ville d’un nouveau genre ; à partir de là, Antoine Picon en est venu à penser l’idée d’une communauté urbaine augmentée par la cybernétique puis le numérique. Le cyborg permet aussi de penser la dualité entre la solitude due à la technique et la solidarité née du besoin d’être réparé, solidarité qui ne se limite pas aux humains mais concerne aussi les animaux et la nature.
Malgré ses pouvoirs étendus, le cyborg a ses limites. La figure ne permet pas de penser un collectif entre l’humain et le non-humain : à ce titre, le travail réalisé par l’action conjointe des humains et des algorithmes au sein de Wikipédia, par exemple, constitue plus un agrégat d’actions que l’expression d’une action symbiotique. Le cyborg reste encore une héroïsation de l’individu technologique propre au 20e siècle, qui demande de penser de nouvelles symbioses homme/machine.
Le cyborg, une figure duale
« Le cyborg a deux visages », explique Sylvie Allouche, professeure à l’Université Catholique de Lyon. Si l’on connaît le premier, véhiculé par la science-fiction, le second se révèle plus ancien et plus proche des préoccupations techniques. Cette approche est introduite pour la première fois par Clynes et Kline dans la revue Astronautics, où la figure du cyborg en tant qu’homme augmenté transparaît dans l’idée qu’une refonte de notre métabolisme par les drogues sera nécessaire pour l’exploration spatiale.
Il est alors intéressant d’étudier le passage de l’un à l’autre, entériné en 1973 par le livre Cyborg – inspiration de L’Homme qui valait trois milliards, et qui offre un passage de l’extraterrestre (exploration du système solaire) au terrestre (retour sur terre de la figure cyborg). Dans la littérature scientifique, le terme « cyborg » est en outre parfois employé dans une perspective tout à fait inattendue, comme dans l’œuvre de la cyber-féministe Donna Haraway, qui se réapproprie la définition de Clynes et Kline afin d’interroger et de promouvoir la cause féministe dans les sciences. Dans ce grand mouvement réflexif et contestataire, comment adapter la notion de cyborg à la ville comme socle de réflexion pour repenser et transformer son organisation, voire sa nature profonde ?
La ville cybernétique, une utopie mobilisatrice
« Le cyborg est avant tout un filtre pour analyser les conditions de vie urbaines contemporaines », déclare Jean Daniélou, chargé d’études sociologiques chez Engie. Dans une vie entièrement soutenue par la technologie, le cyborg devient, au-delà de la figure fantasmée, un outil d’explication heuristique des conditions de vie urbaines.
Le cyborg interroge aussi la notion de cybernétique, définie comme la capacité de réaction d’un organisme à son environnement, selon le principe du feedback et de la rétroaction. Si l’organisme peut être compris comme un ensemble d’individus, la définition de la cybernétique s’applique aussi au fonctionnement de la ville, en particulier quand on aborde la notion de résilience, qui intègre ces notions de réactivité et d’adaptabilité face aux défis climatiques. En mobilisant ces principes, la ville cybernétique devient une utopie mobilisatrice.
La ville cyborg, une urbanité totale ?
Ces autres publications peuvent aussi vous intéresser :
Cahors : innover pour une qualité de vie remarquable
Derrière les mots : la smart city
Portrait de ville – Toronto : jusqu’où ?
Yearbook 2019 – L’accélération
Toronto : jusqu’où ?
Le numérique pour renouveler la démocratie locale ? Le point de vue d’Ornella Zaza
Viktor Mayer-Schönberger : quel rôle pour le « big data » en ville ?
Vienne et la « smart city » : l’analyse de Thomas Madreiter
“Il était une fois…”
La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.