Point de vue d'expert

La ville post-carbone sera-t-elle inclusive ? Le point de vue de Cyril Roger-Lacan

Parce qu’elles concentrent les activités et les hommes, les villes sont souvent désignées comme des facteurs majeurs du changement climatique. De problèmes, elles souhaitent aujourd’hui devenir des territoires de solutions. Or, l’actualité l’a montré avec l’avènement du phénomène des “gilets jaunes”, une transition écologique qui s’abstiendrait de prendre en compte les réalités socio-économiques serait condamnée à demeurer une belle idée. Comment, dès lors, (re)construire des villes post-carbone qui puissent être bénéfiques à la fois sur le plan environnemental et sur le plan social, deux axes indissociables de la transition écologique ? La Fabrique de la Cité a rencontré Cyril Roger-Lacan, président et directeur général de Tilia, société de conseil pour la transition énergétique.

Qu’est-ce qu’une ville inclusive ?

La littérature foisonne de définitions de la ville inclusive. Mais qu’est-elle réellement ? Je propose de la définir en partant de cette citation de Paul Éluard : « je me construis tout entier à travers tous les êtres » (Vivre). La ville inclusive est donc celle qui donne à tous les citoyens la capacité de se construire à travers les autres, avec les autres.

On ne peut cependant pas établir de lien direct entre ville inclusive et transition énergétique. Si l’on réfléchit en termes d’empreinte carbone, il est clair que les villes remplies de systèmes digitaux sont aujourd’hui les plus efficaces sur le plan énergétique – mais elles ne sont pas forcément les plus inclusives. À Singapour, par exemple, les autorités ont longtemps tout misé sur la rationalité et le digital. C’est un modèle dont on peut penser que la vocation est plus de développer des vitrines technologiques avec les grandes entreprises que de se préoccuper de l’inclusion des individus. Traiter la question de la ville post-carbone inclusive déborde de beaucoup les simples préoccupations en matière d’approvisionnement énergétique. C’est pourquoi elle ne peut pas se focaliser uniquement sur une optimisation technologique. Il s’agit de glisser progressivement de la transition énergétique vers la transition écologique. Cette dernière englobe davantage d’aspects, en proposant une évolution vers un nouveau modèle économique et social et un modèle de développement durable qui changent nos modes de vie. La transition énergétique ne constitue donc qu’un seul des axes d’action de la transition écologique.

« On ne peut pas établir de lien direct entre ville inclusive et transition énergétique : pendant très longtemps, on a conçu des infrastructures énergétiques sans prendre en compte ceux qui en bénéficiaient. Aujourd’hui, les infrastructures se réinventent dans un creuset territorial en lien étroit avec la population et la démocratie municipale ».

— Cyril Roger-Lacan

Comment concevoir des systèmes énergétiques inclusifs ?

L’énergie thermique – qui représente 50% de l’énergie que l’on consomme – constitue un des éléments centraux de la transition énergétique. Pourtant, les débats se concentrent aujourd’hui sur la production et l’alimentation en électricité, qui ne représente que 20 à 30% de la consommation. La production d’énergie thermique permet de valoriser toutes les formes d’énergies présentes sur un territoire – de la biomasse bois à l’énergie résultant du traitement des déchets, par exemple. Toutefois, la chaleur et le froid se transportent très mal : les nouveaux systèmes énergétiques thermiques doivent donc se concevoir localement, en lien avec des projets urbanistiques et sur la base d’une nouvelle forme de coopération étroite des acteurs. C’est la solution la plus efficace pour concevoir une ville post-carbone inclusive.

« Le premier défi aujourd’hui est de réussir à penser l’énergie en lien avec d’autres services urbains, comme par exemple les transports ou la gestion des déchets ».

— Cyril Roger-Lacan

Les modèles actuels de réseaux de chaleur et de froid n’ont heureusement plus rien à voir avec ceux des années 1970-80. À l’époque, les usagers étaient captifs d’un réseau organisé et fixe ; aujourd’hui, les systèmes s’incrémentent, se développent et fonctionnent par le biais de demande de raccords au réseau. Il est désormais possible de penser les systèmes à plus petite échelle en les construisant autour de productions décentralisées et de systèmes semi-fermés ou fermés, comme par exemple sur le plateau de Saclay[1]. Dans ce contexte, la coopération entre les acteurs devient essentielle.

J’ai participé au rapport « Quels facteurs clefs pour garantir le succès de la Transition Énergétique ? » adressé à la Commission européenne. Plusieurs conclusions en ont été tirées. La première, et peut-être la principale, est qu’un système de réseau de chaleur et de froid n’est efficace que s’il est conçu en lien très étroit avec un projet urbanistique. La deuxième est que l’innovation non technologique est aussi importante que l’innovation technologique, qui repense les façons d’intégrer les différents acteurs au fonctionnement du système. La dernière est que la réussite du projet dépend tout autant de la coopération que de la concurrence. Il est donc important de retenir que les systèmes énergétiques urbains doivent, pour permettre l’avènement d’une ville inclusive, être pensés comme des projets qu’il faut fabriquer en collaboration avec les différents acteurs.

J’aimerais illustrer mon propos avec un exemple pris en Allemagne, à Postdam. Nous avons participé à l’élaboration d’un écoquartier dans un ancien quartier militaire que la municipalité souhaitait reconvertir en y implantant des bureaux, des logements et des immeubles de service. Un grand équipementier allemand avait d’abord proposé un système énergétique pensé avec les meilleures pratiques et les outils les plus performants qui soient. Il proposait une solution où le coût de la chaleur revenait à 200 € le mégawatt/heure. C’était inabordable pour le logement ! Nous avons repris le projet et effectué un travail en profondeur avec les usagers. En développant une approche plus participative et plus inclusive, nous avons réussi à diviser par deux le prix de la chaleur.

Un système énergétique urbain ne peut donc être réellement inclusif que si l’on développe une approche holistique. Il faut concevoir les réseaux comme un tout et considérer toutes les parties prenantes. Beaucoup de projets de transition énergétique sont pensés uniquement par le biais de la technique. Un maire va par exemple se fixer pour objectif de « faire du photovoltaïque en toiture ». C’est faire preuve de bonne volonté mais je ne pense malheureusement pas que ce raisonnement soit le bon, si le projet n’est pas pensé plus globalement : quel est l’objectif poursuivi ? Est-ce d’être à la pointe de la modernité technologique quel qu’en soit le coût pour l’usager ou de développer un système intégré, efficace pour tous ? La question des investissements, où, comment et pourquoi les réaliser, ainsi que celle du biais par lequel s’attaquer à la transition sont pressantes.

« Aujourd’hui en matière technique, on sait tout faire. Le prix de l’énergie est un enjeu social. Un des grands défis de la transition énergétique est de parvenir à reconstituer un ordre de priorité des investissements ».

— Cyril Roger-Lacan

À Querfurt (Allemagne) par exemple, les infrastructures étaient anciennes et leur empreinte carbone élevée. De nombreuses entreprises s’étaient déconnectées du réseau municipal et les coûts fixes des infrastructures retombaient principalement sur les habitants des logements sociaux. Tilia a participé à l’élaboration d’un système énergétique fondé sur la collaboration des différents acteurs. En conséquence, l’empreinte carbone a diminué de 40%.

Cependant, une question mérite d’être posée : en développant des systèmes locaux autonomes, ne risque-t-on pas de détricoter l’idée même du service public en faisant retomber les coûts fixes de l’entretien sur ceux qui n’ont pas la possibilité de devenir des producteurs d’énergie autonomes ? Par exemple, une partie des modèles de réseau solaire est fondée sur la revente de l’énergie solaire produite, ce qui suppose l’existence d’un réseau universel auquel on peut se connecter. Mais qui pourra financer ce réseau ? L’optimum de la transition énergétique n’est pas dans l’agglomération de différents systèmes autonomes mais, au contraire, dans la capacité à mettre en lien les différents systèmes. Plutôt que de chercher à restreindre le nombre de réseaux pour tout fondre en un unique réseau universel national, il vaut mieux chercher à multiplier les échanges entre des réseaux locaux autonomes qui offrent plus de souplesse.  À ce titre, on observe que la transition se passe mieux là où le réseau est porté par des systèmes communaux que là où l’on trouve des monopoles nationaux qui se fondent difficilement dans les projets locaux.

Comment une ville peut-elle incarner concrètement sa politique de transition énergétique inclusive ?

D’abord, la politique de transition énergétique inclusive doit s’incarner dans des organisations qui représentent le bien public : des associations, des coopératives ou encore une entreprise de service public. À Vienne, le Stadtwerk « Wien Energie », entreprise communale en charge de la gestion de la production et de l’approvisionnement énergétique au sein du groupe « Wiener Stadtwerke », fonctionne particulièrement bien.  Elle a notamment réussi à construire un réseau de chaleur dans un tissu urbain très ancien. Mais son bon fonctionnement tient aussi à son omniprésence dans la vie quotidienne des Viennois, ce qui permet son implication dans la transition énergétique. Un exemple simple de cette omniprésence est l’implantation de panneaux expliquant les actions de la ville et du Stadtwerk à certains endroits clefs de la ville. Et on voit bien qu’il ne s’agit pas là d’une solution technologique. C’est une solution qui repose d’abord sur la collaboration et la participation des individus.

Ensuite, il existe différents points de rencontre avec les citoyens : au moment de la conception et à celui de la mise en œuvre des systèmes énergétiques. En amont, on peut parler de co-conception, parce qu’on cherche à utiliser les sources d’énergies qui peuvent être enracinées dans des activités industrielles ou agricoles qui sont à la périphérie ou dans la ville. En aval, la rencontre se fait au niveau de la conception des projets avec ceux qui vont consommer l’énergie ou avec des communautés qui se rassemblent pour approuver un projet énergétique qui concerne leur quartier. On observe donc de nouvelles dynamiques participatives tout au long du cycle.

Quelle place le numérique et la technologie occupent-ils donc dans la construction d’une ville inclusive ?

Je ne nie pas que les évolutions technologiques soient bénéfiques pour les villes et profitent à la transition. Seulement, il est permis de prendre du recul et de se demander ce qu’elles vont changer en termes d’inclusion…. J’ai visité des villes comme Riyad, où un piéton peut marcher une demi-heure sans rencontrer âme qui vive. Et pourtant, cette ville est à la pointe de la technologie. Tout cela interroge le sens profond du modèle basé sur la technologie… Je ne pense pas qu’on puisse développer de paradigmes réellement efficaces si on se centre sur le numérique. Bien sûr, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse et négliger totalement le numérique. Il occupe des fonctions très importantes en ville, notamment en ce qui concerne la gestion des flux ou la mesure et le pilotage des données en temps réel. Les modèles entièrement digitalisés sont très utiles, leur dimension prédictive permet d’anticiper un certain nombre d’éléments. Toutefois, il faut se méfier, les statistiques et modèles peuvent finir par nous contraindre.  À un moment, la logique s’inverse : nous ne façonnons plus nos villes à partir des données mais ce sont les données qui façonnent nos villes…

La transition énergétique est donc un enjeu clef pour construire des villes inclusives – tout comme la transition écologique, qui recouvre une dimension plus globale. Comment les villes peuvent-elles amorcer cette transition écologique ?

Les villes ont été le premier lieu de la dissociation entre deux dimensions de la vie : le vivant et le vécu. Le vivant, c’est la vie mais sans la conscience de celle-ci : des animaux, des plantes vivent. Le vécu, en revanche, c’est l’expérience   d’un individu, dont il éprouve toute l’intensité grâce au recul permis par sa conscience. Aujourd’hui, le défi consiste à réunifier ces deux dimensions. L’urbanisme, grâce à sa capacité à créer le beau et à faciliter le vivre-ensemble, peut faire émerger des systèmes vivants, des communautés sensibles où l’agir collectif permet de restaurer le vécu. La régression de l’espace public, sous l’effet des approches fonctionnalistes, a longtemps été un facteur de repli et un obstacle à la ville inclusive et donc à la transition écologique. L’enjeu des villes en transition est de pouvoir reconstituer des communautés sensibles grâce à la qualité de l’espace public. Il faut que les habitants puissent occuper l’espace public et s’y exprimer. Pour cela, il est essentiel de restaurer le lien entre le vécu et le vivant. Ce lien implique de nouvelles alliances entre projets urbanistiques et démocratiques planifiés et initiatives spontanées et créatives des habitants. Certains lieux en offrent une parfaite illustration, comme le canal du Danube, haut lieu de l’urbanité viennoise, tout à la fois participative et inclusive : chacun s’y rend et peut laisser libre cours à sa créativité et s’y exprimer, notamment par l’intermédiaire de graffitis. Les pouvoirs publics l’ont compris et participent à cette dynamique en s’abstenant d’effacer les tags, les murs du canal étant considérés comme un espace de libre expression.

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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