La ville « vivable », un outil pour façonner l’imaginaire urbain : dialogue entre Limin Hee et Antoine Picon
Du 10 au 12 juillet 2019, La Fabrique de la Cité organisait une expédition urbaine à Singapour et accueillait Limin Hee, directrice de la recherche au Centre for Liveable Cities, et Antoine Picon, professeur d’histoire de l’architecture et des technologies à l’université de Harvard et à l’École des Ponts et Chaussées, pour un débat intitulé : « La ville ‘vivable’ : un outil d’attractivité et de façonnement de l’imaginaire urbain ». « Ville tropicale d’excellence », « ville biophile dans un jardin », « ville intelligente » et « liveability » : quelles réalités se cachent derrière le récit de Singapour ? Les citoyens de la cité-État accepteront-ils les visions proposées par leurs dirigeants à long terme ? Enfin, dans un contexte de changement climatique, la qualité de vie et la durabilité sont-elles compatibles ? Si la transition numérique est un vecteur de performance et d’opportunités, son coût énergétique croissant va à l’encontre de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dialogue entre Limin Hee et Antoine Picon.
Singapour a développé sa propre définition de l’habitabilité, qui englobe bien plus que la simple qualité de vie. En quoi consiste-t-elle ? Comment la cité-État donne-t-elle forme à cette vision sur son territoire ?
Limin Hee : Singapour a dû faire face à des défis d’urbanisation tout au long de son histoire : bidonvilles surpeuplés, chômage élevé, pénuries d’eau, inondations, rivières polluées, embouteillages… Il y a 5,61 millions d’habitants à Singapour sur un territoire de 722 km² aux ressources naturelles très limitées ; pourtant, les besoins essentiels de ces habitants doivent être satisfaits par la cité-État, notamment la défense, l’accessibilité, et l’approvisionnement en eau.
Singapour est devenu une ville très vivable, dense et durable, avec beaucoup de verdure et de plans d’eau. Une grande importance est accordée à l’évolution vers une dépendance moindre vis-à-vis de l’automobile : le Schéma directeur des transports terrestres 2040 a été conçu pour être le plus complet possible. L’objectif est de passer d’une île centrée sur la voiture à une île centrée sur les personnes en encourageant les modes actifs de mobilité et en réduisant les temps de déplacement.
Afin de compléter cette vision d’un Singapour vivable, nous avons créé le Singapore Liveability Framework, qui dépasse la simple qualité de vie. Deux autres piliers complètent cet élément : une économie compétitive et un environnement durable. La mise en œuvre de ce plan-cadre a nécessité de repenser le système, comme en témoigne l’association prudente d’une gouvernance urbaine dynamique et d’un aménagement et d’un développement intégrés. Le Centre for Liveable Cities mène des recherches fondées sur des ateliers, des études de sites, des enquêtes internationales sur les bonnes pratiques existant dans d’autres villes (Munich ou Vancouver par exemple), ainsi que des contributions d’experts locaux et internationaux. Notre objectif est de faire de la ville habitable une réalité.
À cette fin, nous organisons des ateliers multilatéraux et menons des processus de recherche itératifs auxquels participent le secteur public, les entreprises et les citoyens. Dans le cadre de l’étude « Heartland Tampines », nous avons souhaité adopter une approche centrée sur l’utilisateur, en créant des espaces publics de qualité avec des espaces verts et une meilleure connectivité pour les cyclistes entre les « towns » de la ville (les « towns » étant de grands et nouveaux quartiers localisés dans les périphéries). En ce qui concerne l’étude « Reimagining Orchard Road » (une rue qui n’est pas seulement une artère commerciale mais aussi l’un des principaux espaces publics de Singapour), nous nous sommes éloignés de l’approche traditionnelle consistant à améliorer l’expérience de shopping, pour plutôt nous demander : « que devrait être Orchard Road ? » L’étude vise à reconquérir les rues au bénéfice des gens et à les transformer en espaces habitables souhaités par la communauté.
Bien que l’approche singapourienne de l’espace public diffère fortement de l’approche occidentale, la vie publique, son appropriation et ses pratiques sont essentielles. Bien que les gens ne manifestent pas dans la rue, l’espace peut être utilisé de manière conviviale pour négocier certains points contentieux. Il y a quelques années, le gouvernement a annoncé le réaménagement d’une aire naturelle. Certains groupes de défense de la nature se sont mobilisés, ont organisé des visites et mené des recherches. Cette mobilisation s’est traduite par un rapport qui a ensuite été remis aux autorités publiques ; face à un plaidoyer citoyen actif, le gouvernement a ensuite décidé de préserver la zone, du moins pour le moment.
Le modèle urbain de Singapour repose sur le déploiement de la « smart city ». Pourtant, les discours technicistes sont nuancés sinon contredits par la réalité ; la technologie ne fait parfois que déplacer ou même exacerber les problèmes existants. Quelles réalités se cachent derrière ces promesses politiques d’une ville agréable ?
Antoine Picon : La technologie ne change pas fondamentalement le monde mais transforme la ville en laboratoire : pour la première fois, nous sommes en mesure de mener une étude approfondie de multiples processus que nous ne connaissions pas. Il est peut-être vrai que nous n’assisterons pas à la fin de la congestion à court terme mais capteurs et autres dispositifs numériques nous permettent maintenant de comprendre la mobilité à un niveau beaucoup plus fin.
Pour en revenir à la notion de « liveability », elle ne peut être absolue, quels que soient les paramètres et les points de comparaisons considérés. La « liveability » est un projet politique. Dans le cas du City Brain Project en Chine, les citoyens sont prêts à échanger sécurité et contrôle de la population. Il est certain que ce projet aborde la question de la « liveability » mais dans des conditions qui ne convaincraient pas des Européens.
Quant à nos villes développées, je ne crois pas que nous allons beaucoup améliorer leur caractère vivable. Le plus grand défi qui nous attend concerne peut-être les très grandes métropoles des pays émergents. La technologie pourrait y apporter des solutions intéressantes pour favoriser l’inclusion. On peut penser que des technologies plus agiles pourront transformer les bidonvilles et favoriser une transition plus douce que les processus de démolition et de reconstruction. Dans l’ensemble, la « liveability » ne va pas créer un paradis mais elle peut certainement améliorer les villes.
Les outils numériques peuvent nous aider à gérer les ressources mais ils consomment beaucoup d’énergie et émettent de grandes quantités de CO2. La dimension technologique de la ville vivable est-elle compatible avec la quête du développement durable ?
Antoine Picon : Il semble y avoir un décalage entre la prise de conscience par Singapour de sa propre fragilité en tant qu’île et l’histoire qu’il raconte de sa croissance économique, dans un monde de plus en plus sensible aux questions environnementales. Il pourrait y avoir là une contradiction. Je pense qu’une « smart city » est nécessairement une ville verte ; je ne vois pas comment une « ville intelligente » non écologique pourrait être « intelligente ». Actuellement, l’utilisation des technologies numériques, y compris du cloud, représente 4% de la consommation d’énergie et des émissions de carbone dans le monde. Le plus inquiétant, c’est que cette consommation augmente de 10% par an. Bien que l’utilisation des technologies numériques semble gratuite et sans conséquence, elle impose un coût à la planète et à l’environnement. Nous devons passer d’un hubris numérique à la frugalité en modifiant nos comportements. « Vert » et « smart » ne convergent pas complètement mais comme la ville du futur sera les deux, leur convergence devient une priorité.
« La révolution numérique n’est pas fondamentalement une révolution technologique : c’est une révolution culturelle. »
– Antoine Picon
Singapour a longtemps ressenti le besoin de développer un récit : « ville tropicale d’excellence » dans les années 1990, « ville dans un jardin » à partir de 1998 et maintenant « ville vivable ». Dans quelle mesure la narration d’une ville contribue-t-elle à sa gouvernance ?
Limin Hee : Nous avons beaucoup travaillé sur l’implication et l’échange avec les citoyens afin qu’ils puissent voir la signification qu’a l’infrastructure. Notre objectif a été de construire un récit qui évolue avec le temps : Singapour n’est pas seulement une ville verte, c’est « une ville dans un jardin ». Nous ne nous dirigeons plus vers une ville « avec de la nature » ou « naturelle », mais vers « une ville dans la nature ». En effet, à Singapour, les calaos ne sont pas considérés comme une nuisance lorsqu’ils font du bruit dans nos arrière-cours. Nous avons travaillé à la naturalisation des cours d’eau afin que les gens se rapprochent de l’eau et considèrent ces endroits comme faisant partie du terrain de jeu urbain. Le concept de « ville dans la nature » devient fondamental pour les habitants de Singapour. À cet égard, la présence de la nature n’est pas seulement une infrastructure mais une infrastructure qui a un sens dans la vie quotidienne des Singapouriens.
Antoine Picon : Singapour n’est-il pas une gigantesque aventure narrative, avec une immense capacité à manipuler les symboles ? Cette capacité est directement liée à son mode de gouvernance, qui ne correspond pas au processus démocratique classique. Le modèle de Singapour vise plutôt à créer un consensus. Il est intéressant de noter que cela est en partie lié à la tradition confucéenne mais aussi à l’époque d’Internet. La gouvernance évolue. Dominique Cardon, sociologue français, a beaucoup écrit sur la démocratie à l’ère d’Internet ; il soutient que les récits produisent du consensus. Les technologies numériques remettent en question les systèmes politiques classiques des démocraties occidentales. D’une certaine façon, ce genre de liens très efficaces entre narration, établissement d’un consensus et développement d’infrastructures peut sembler effrayant pour les Occidentaux.
Dans quelle mesure les dispositifs de « smart city » et les nouveaux acteurs numériques perturbent-ils et renouvellent-ils le contrat social urbain actuel ?
Limin Hee : Tous les acteurs de la ville collectent des données urbaines. Ce qui importe, c’est de savoir qui les recueille, les gère et les traite. Le cadre réglementaire applicable ainsi que l’objectif poursuivi par l’utilisation des données urbaines sont également des éléments essentiels. À Singapour, il y a un besoin constant d’innover pour résoudre les problèmes. Ainsi, nous utilisons des « regulatory sandboxes », lieux dédiés à l’expérimentation pendant une période définie, visant à identifier ce qui fonctionne ou non avant toute intervention du régulateur. L’objectif de ces laboratoires est d’offrir de meilleurs services à la population. Nous sommes dans une période de transition où de nouveaux acteurs arrivent avec de nouveaux modèles économiques et devront adapter ces modèles au contexte singapourien.
Antoine Picon : Nous devons garder à l’esprit que ce n’est pas la première fois que le secteur privé se montre perturbateur. Très tôt, dans l’industrie de l’électricité, les premières multinationales ont causé aux États un énorme problème : en tant qu’acteurs majeurs, elles n’ont pas voulu obéir aux règles traditionnelles édictées par l’État. Actuellement, des négociations très vigoureuses sont en cours, en particulier avec Airbnb. Singapour est un cas intéressant car la confiance dans le gouvernement y demeure forte. Un équilibre entre les plateformes numériques et les pouvoirs politiques (municipalités et États) doit être établi.
En outre, la situation est plus compliquée qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas seulement des « grands méchants acteurs du numérique qui entrent en scène » : nos attentes ont changé. Entre autres choses, la notion de vie privée évolue très rapidement ; prenez le « quantified self », avec lequel on donne de plus en plus d’informations à des applications telles Fitbit. En bref, il ne s’agit pas seulement du contrat social en lui-même mais aussi des personnes impliquées dans ce contrat. La technologie a produit un nouveau type d’individu. Ce changement majeur entraîne donc la nécessité de changer notre façon de voir la politique. La révolution numérique n’est pas fondamentalement une révolution technologique : c’est une révolution culturelle. La technologie est en train de changer la façon même dont nous comprenons la société et communiquons entre nous, pour le meilleur et pour le pire. Les réseaux sociaux sont très emblématiques de ce changement : ils ont apporté des choses nouvelles et intéressantes mais aussi beaucoup de choses terribles. Néanmoins, il est très difficile à l’heure actuelle de décortiquer complètement les conséquences politiques de la transformation du contrat social à l’ère des réseaux sociaux. Il reste que ce contrat ne peut pas être le même que celui que Jean-Jacques Rousseau théorisa en son temps.
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.