Le commerce et la ville : vers un changement radical des logiques d’aménagement ? Entretien avec Philippe Dugot
Alors que les contestations à l’encontre de grands projets de centres commerciaux se multiplient et que le numérique redéfinit l’acte de consommation comme les chaînes logistiques d’approvisionnement, les liens entre ville et commerce sont en pleine évolution. Ces transformations sont au cœur de la table ronde qu’organisait La Fabrique de la Cité le 28 mai dernier, intitulée « Ville et commerce : vers de nouveaux paradigmes d’aménagement ? ». La Fabrique de la Cité recevait à cette occasion Philippe Dugot, professeur de géographie à l’Université Toulouse Jean Jaurès et auteur de l’ouvrage Commerce et urbanisme commercial dans la fabrique de la ville durable, où il dresse le portrait d’un domaine d’activité en constante adaptation, source d’importants défis en matière d’aménagement urbain.
Philippe Dugot : Comment définir aujourd’hui les liens entre ville et commerce ? Ils sont multiples. Dans mes recherches, je suis parti d’un constat relativement simple : nous nous situons dans une phase de mutations commerciales particulièrement rapides. Le commerce n’a toutefois rien de stable : un vieil adage allemand ne dit-il pas que « le commerce, c’est le changement » ? C’est, je trouve, très représentatif. La nouveauté résidera davantage, dans les années à venir, dans la rapidité des changements attendus que dans le constat du changement en lui-même.
Depuis l’âge de la production de masse, le commerce est en perpétuelle métamorphose. Chaque étape de cette métamorphose a engendré son lot de soubresauts et d’inquiétudes. Par exemple, on annonça en 1886 la fin des boutiques, avec l’ouverture du Grand bazar ; Émile Zola dépeignait ainsi, dans Au bonheur des dames, l’évolution du petit commerce et son inadaptation à un monde nouveau. Ce que l’on sait moins, c’est qu’un moratoire fut adopté en 1936 pour limiter le développement des magasins à prix unique de peur qu’ils se diffusent hors de Paris et tuent le petit commerce dans les métropoles secondaires. Lorsqu’elles virent le jour, les grandes surfaces suscitèrent de virulentes réactions, avec, à nouveau, l’idée qu’elles allaient balayer un équipement commercial présenté comme multiséculaire – ce qu’il n’était pas.
Subirait-on aujourd’hui une nouvelle phase de changement particulièrement déstabilisatrice des relations entre ville et aménagement commercial ?
Je pense qu’il faut en effet s’inquiéter de cette nouvelle période pour deux raisons. La première tient à ce que les mutations s’accélèrent et ouvrent une période d’incertitude, alors que, dans nos sociétés de consommation, le commerce est excessivement important à la fois dans l’économie, dans la façon que l’on a de circuler et dans celle de fabriquer la ville. Prenons le e-commerce par exemple : il représente actuellement 8 ou 9 % du commerce de détail en France, contre le double au Royaume-Uni. Parallèlement, 8 000 ou 9 000 boutiques britanniques disparaissent chaque année.
Cela m’amène à ma deuxième inquiétude. De multiples hybridations montrent qu’il est réducteur d’opposer frontalement e-commerce et commerce physique. Néanmoins, une incertitude plane : le commerce est intrinsèquement lié à la ville et à son essor, mais, en même temps, il est en train de se détacher en partie d’elle et de réécrire l’histoire de leurs relations. Ce nouveau rapport entre ville et commerce annonce peut-être une future crise économique et territoriale. S’il reste de nombreuses rues commerçantes, l’offre commerciale de quartiers entiers, comme certains espaces de Manhattan par exemple, s’est délitée.
Une incertitude plane : le commerce est intrinsèquement lié à la ville et à son essor, mais, en même temps, il est en train de se détacher en partie d’elle et de réécrire l’histoire de leurs relations.
La ville fordiste a longtemps opposé aménagements périphériques, avec les « shopping malls » ou les hypermarchés, et centres historiques. La géographie du commerce se situe-t-elle toujours dans cette dualité spatiale ?
Tout d’abord, il faut se souvenir de toujours utiliser le pluriel : ce n’est pas le centre-ville mais les centres villes, pas la périphérie mais les périphéries.
Par ailleurs, la crise majeure à venir n’est pas celle des centres-villes mais celle des polarités périphériques car nos villes sont essentiellement des villes périphériques. Prenons l’exemple de Toulouse : son aire urbaine approche aujourd’hui les 1,4 million d’habitants et la commune-centre concentre 400 000 personnes. Cela signifie qu’un million d’habitants vit dans les communes périphériques de Toulouse. Ces gens habitent dans du pavillonnaire, circulent en automobile, consomment beaucoup dans des polarités périphériques. Or les comportements de ces consommateurs changent : ils se rendent de plus en plus dans les supermarchés qui maillent le grand périurbain et subissent une automobilité[1] contrainte, alors que le coût du carburant croît et que leur pouvoir d’achat baisse. Les hypermarchés et polarités connexes pourraient pâtir de ces recompositions.
Je pense que la crise actuelle du commerce et celle des polarités périphériques doivent nous inquiéter car ce sont peut-être des centaines de milliers de mètres carrés de friches qui nous attendent. Toutefois, nous devons aussi la voir comme une opportunité fantastique de réécrire le rapport entre le commerce et la ville, non pas en l’intégrant dans un rapport binaire entre centre et périphérie mais en considérant les villes très étalées comme les réceptacles potentiels d’une pluri-centralité dans laquelle le commerce pourrait jouer un rôle (re)structurant. Les actuelles polarités périphériques monofonctionnelles pourraient ainsi devenir des ébauches de centralités, à la condition que le commerce se combine avec d’autres fonctions (résidentielle, économique, etc.), afin qu’elles soient pensées comme des hubs de transport pouvant couturer le périurbain et la ville plus dense. Cela permettrait de faire évoluer le débat sur les mobilités, qui sont, pour l’instant, inféodées à l’automobile.
Cette reconstruction du rapport du commerce à la ville pose également la question des acteurs et de leur légitimité respective pour concevoir l’urbanisme commercial. C’est une question essentielle pour interroger la ville commerciale de demain. Entre commerçants, promoteurs, puissance publique aux différents étages mais aussi citoyens et associations diverses, quelle légitimité d’action ? Quel arbitrage entre la liberté d’établissement telle qu’elle est défendue dans le TFUE (article 49-51) et les « raisons d’intérêt général » ? N’est-ce pas vers une forme de contrat urbain qu’il faut tendre pour recomposer de l’urbain véritable ? Qui mobiliser dans l’urbanisme commercial ? Tout le monde car tous ont leur légitimité. Il faut ainsi s’appuyer sur la compétence des professionnels afin de réenchanter la consommation (prenons exemple sur les multiplexes qui se portent très bien là où la mort des cinémas était programmée), écouter les habitants en se méfiant des limites et contradictions du consommateur-citoyen et enfin incorporer le mouvement associatif, quitte aussi à en déconstruire les argumentaires égocentrés.
Mais pour le rapport et l’intégration à l’urbain, la prééminence du public n’est pas discutable ! Sans idéaliser non plus l’action publique… Ce n’est pas un blanc-seing qu’il faut donner aux élus. Mais qu’il s’agisse de biens communs ou de gérer la mixité fonctionnelle, la sphère publique apparaît incontournable : l’urbain est collectif car il s’agit de l’air qu’on respire et de qualité du vivre ensemble.
Pour autant, s’il faut lutter contre une forme de forclusion de l’action publique faute d’avoir exercé sa prééminence à mon sens indiscutable dans ledit contrat urbain, il ne faut pas pour autant souhaiter une forclusion inverse. Pour reprendre le propos d’Adam Smith, on peut penser que nous sommes dans un croisement d’intérêts mutuels qui pourrait être fécond entre investisseurs en quête de retour à un moment d’incertitudes et collectivités qui redoutent vacances et friches commerciales alors même que des enjeux de fond questionnent nos sociétés urbaines. Mais toujours avec l’idée qu’il doit y avoir un chef d’orchestre.
Cette reconstruction du rapport du commerce à la ville pose également la question des acteurs et de leur légitimité respective pour concevoir l’urbanisme commercial, une question essentielle pour interroger la ville commerciale de demain.
Quelle place occupe le e-commerce dans les recompositions commerciales contemporaines ?
Le e-commerce a une emprise spatiale et un effet sur les recompositions sociales dans la ville, dans la mesure où je pense qu’il peut accentuer des ségrégations et des oppositions existantes. Il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur ceux qui sont obligés d’acheter des produits très peu chers et ne regardent pas la provenance des produits qu’ils consomment, même si nous disposons en France d’une marge de choix suffisante qui pourrait nous permettre d’avoir une influence sur la façon dont le commerce fonctionne.
Le commerce électronique est passionnant car il nous contraint à nous interroger sur la ville que nous voulons pour demain. Il nous amène à un élément clé du rapport entre le commerce et l’aménagement du territoire, qui est la responsabilité du consommateur dans ces dynamiques. Un renversement s’est produit : si le commerce est monté en puissance et a pris du poids dans nos vies, le consommateur a et doit avoir son libre arbitre, en choisissant où dépenser son argent. Des acteurs ont parié, sans succès, sur des centres commerciaux et des hypermarchés sans proximité avec un bassin de vie, pensant que les installations créeraient une nouvelle polarité, à l’image des villages de marques[2] à 30 ou 40 km de toute ville, uniquement atteignables en navette ou voiture.
A l’inverse, le e-commerce est très pratique : on peut, depuis un ordinateur, commander de n’importe quel lieu une très grande variété de biens, c’est pourquoi les consommateurs ne vont plus forcément dans les hypermarchés. Mais l’empreinte écologique et sociale du commerce électronique est énorme. S’il se développe, nous pouvons en outre nous demander si le « business model » sur lequel il se construit va perdurer, car le panier moyen de commande a tendance à baisser. Une baisse de 5 ou 10 euros peut sembler anodine mais si l’on habite dans le périurbain et que l’on commande un article qui coûte 40 ou 60 euros, il y aura tout de même une camionnette, un livreur venu d’une plateforme installée en grande banlieue, dans des communes qui auront fait ce choix de développement faute d’autre opportunité. Cette baisse de la valeur du panier moyen est donc un problème dans le cadre d’un système de livraison dans des espaces périurbains diffus car il réduit les bénéfices possibles pour le vendeur et risque d’entraîner la non-desserte de lieux éloignés ou enclavés. Ainsi, à la ségrégation socio-spatiale s’ajoute une ségrégation géographique et fonctionnelle entre ceux qui vivent près de plateformes logistiques et les autres, bien que les premiers ne soient pas forcément ceux qui utilisent le plus Amazon ou un autre commerçant électronique.
E-commerce d’une part, renforcement des mouvements d’opposition à certains grands projets commerciaux d’autre part : le modèle d’aménagement des « shopping malls » a-t-il atteint ses limites ?
Nous parlions en effet de l’opposition à l’encontre des grandes surfaces et des centres commerciaux périphériques mais ces derniers se sont développés car des personnes y allaient et continuent d’y aller. Il ne faut pas non plus oublier ce qu’était le commerce en France à la naissance des hypermarchés dans les années 1960 : des centaines de milliers de petites boutiques, un manque de choix en termes de produits, des zones de chalandise très réduites, des prix très élevés et des personnes sans automobile.
Lorsque Leclerc se présenta, il fut d’abord le « Zorro » de la distribution en démocratisant une certaine forme de consommation. Il nous est bien plus facile d’être critiques, nous qui sommes bien nourris et hyperconsommateurs. Le commerce tel qu’il est aujourd’hui est né dans un moment où il répondait à l’attente des Français. Qu’il y réponde moins ou en tout cas de façon moins exclusive aujourd’hui ne doit surtout pas conduire à passer au registre des pertes et profits tout cet héritage. Les professionnels du commerce, les collectivités territoriales et les consommateurs, individuellement et sous une forme associative, ont tous un rôle à jouer pour déterminer le futur du secteur commercial.
Les professionnels du commerce, les collectivités territoriales et les consommateurs, individuellement et sous une forme associative, ont tous un rôle à jouer pour déterminer le futur du secteur commercial.
Il est en outre très difficile d’identifier des tendances futures. Nous pourrions voir dans les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) ou le commerce bio de nouvelles tendances en reprenant les travaux de Gilles Lipovetsky sur ce qu’il appelle « l’hyperconsommation ». Celle-ci n’est plus unique, standardisée ; le consommateur semble reprendre son destin en main. Néanmoins, malgré les annonces relatives à la fin des hypermarchés, les 1 900 établissements qui existent en France continuent de fonctionner et de drainer des millions de personnes. On est donc loin d’une disparition du commerce fordiste. Les nouvelles chaînes qui se développent de manière phénoménale en France, comme la chaîne néerlandaise Action, sont des enseignes qui pratiquent le fordisme : elles vendent des produits standardisés qui viennent de l’autre bout de la planète, où le déterminant de la consommation est le prix du produit et non la prise en compte de la dimension environnementale. Même si les sociétés occidentales évoluent en se polarisant socialement et que la consommation se diversifie, le rouleau-compresseur fordiste est toujours à l’œuvre.
De quelle marge de manœuvre bénéficient les collectivités territoriales pour avoir une plus grande maîtrise sur l’aménagement commercial ?
Les collectivités territoriales et l’État sont quelque peu démunis juridiquement et financièrement pour agir sur l’aménagement commercial, en dépit d’outils juridiques qui sont petit à petit façonnés autour du droit de préemption et des dispositions a priori intéressantes contenues dans la loi ELAN (n°2918-1021 du 23 novembre 2018). C’est le constat émis lors d’une réunion à laquelle j’ai assisté à Toulouse par des représentants de l’État : pour eux, ce dernier, à l’instar des gouvernementaux locaux, ont des difficultés à peser dans les négociations relatives aux aménagements commerciaux, notamment en région.
Les collectivités territoriales et l’État sont quelque peu démunis juridiquement et financièrement pour agir sur l’aménagement commercial.
Cette impuissance des acteurs publics est en partie liée au droit de propriété. Ce dernier permet aux propriétaires de contester la dévaluation de leur bien en laissant des locaux à l’abandon. Parallèlement, exercer son droit de préemption sur de tels biens est très difficile pour une commune. Sur l’emblématique place du Capitole à Toulouse, il y avait auparavant la librairie Castella. Le loyer ayant été revalorisé, la librairie a fermé pour laisser place à des boutiques Nespresso et Desigual. La mairie n’a pas préempté ce local car cela aurait impliqué non seulement de trouver un locataire mais également de s’assurer de sa solvabilité. Ce sont des démarches qui peuvent s’avérer compliquées et pas nécessairement concluantes. En outre, remettre en cause le droit de propriété en préemptant des espaces pour les (re)mettre en valeur est tout aussi problématique et contestable.
Pour autant, tout ne doit pas être inféodé à ce droit à la propriété et celui-ci peut aussi être limité, au sens de Locke, au regard d’impératifs urbains collectifs. Montpellier est, à ce titre, un cas intéressant. La municipalité a dû édicter une déclaration d’utilité publique pour déplacer des locaux commerciaux se trouvant dans une zone inondable de sa périphérie urbaine. L’espace ainsi libéré a créé une opportunité foncière dont la municipalité s’est saisie pour aménager une polarité polyfonctionnelle, avec des commerces, des bureaux, du logement et de la desserte lourde grâce au tram. Cette déclaration d’utilité publique a donc été un levier d’action pour les pouvoirs publics. Certaines évolutions créent une frustration compréhensible chez les acteurs en jeu, d’où la nécessité, à mon sens, de les mettre autour de la table pour échanger et discuter.
En matière d’urbanisme commercial, nous sommes à des tournants où des opportunités voisinent avec des constats objectifs de crise. À tous de se mobiliser pour que la destruction soit créatrice et créative. Cela commence par une mise en perspective systématique de la question commerciale dans celle plus large de l’urbain et des modes d’habiter : logement, travail, loisirs, mobilités…
[1] Synonyme de la notion de « dépendance automobile » utilisée par le géographe Gabriel Dupuy, ce concept apparu à la fin des années 1990 désigne « un système complexe dans lequel l’usage de l’automobile est central » (Manuel Appert, « Mobilités, flux et transports : La dépendance automobile, une addiction individuelle et collective », Géoconfluences, 2009).
[2] Les villages de marque, ou outlets, sont des complexes commerciaux rassemblant diverses enseignes qui y vendent leurs articles de la saison passée à des prix plus bas.
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.