Point de vue d'expert

Le numérique pour renouveler la démocratie locale ? Le point de vue d’Ornella Zaza

Loin de simplifier le rapport gouvernant/gouverné et le travail des collectivités territoriales, le numérique induit des dynamiques complexes et, plus largement, une nouvelle façon d’appréhender la ville. Nous nous sommes entretenus avec Ornella Zaza, docteure en aménagement et urbanisme et enseignante à l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (Université Aix-Marseille), qui, dans le cadre de ses travaux de recherche, s’est intéressée à l’usage des outils numériques dans le domaine de la participation citoyenne. A partir d’un travail de terrain qu’elle a effectué à la mairie de Paris, elle nous a présenté les effets politiques et sur le travail administratif du numérique, dont les administrations locales se saisissent afin d’accompagner les processus de participation.

La Fabrique de la Cité : Dans vos derniers travaux, vous écrivez que le numérique n’est ni un outil, ni une fin en soi. Comment le définir ?

Ornella Zaza : C’est une immense question, à laquelle il est très difficile de répondre. Parler du numérique exclusivement comme d’un outil serait limité. Je préfère donc l’entendre comme un entourage d’objets, acteurs et de pratiques, qui se regrouperaient autour d’un dispositif, également porteur d’imaginaires. Or, pour l’acteur public, le numérique est souvent perçu comme un outil pour accompagner des processus de participation, mais il devient également un véritable horizon de transformation de l’administration publique, qui dans le cas de la participation ne s’arrête pas à la mise en place d’une plateforme.

La Fabrique de la Cité : S’il a des effets sur la participation citoyenne, peut-on dire pour autant que le numérique permet la mise en place de nouveaux régimes de démocratie locale ?

Ornella Zaza : Le numérique met en lumière une grande contradiction, une tension entre démocratie participative et démocratie de proximité, entre démocratie représentative et démocratie directe. On souhaite que tout le monde participe mais en pratique tout le monde ne participe pas, on souhaite donner la parole à tous et en même temps tous les publics ne s’expriment pas de la même manière. Derrière les outils participatifs se pose donc la question de ce qu’on entend par participation. Participer, c’est pouvoir dire ou être également en mesure de faire ? Avec les outils numériques, on demande aux habitants de proposer des projets mais cela ne veut pas dire qu’ils pourront ensuite les réaliser, cela n’implique pas une forme de démocratie directe comme on voudrait parfois le penser. Mais s’il y a des limites évidentes à la participation, qui malgré des plateformes numériques continue d’ailleurs d’être pour beaucoup fondée sur des formes assez classiques d’interactions entre habitants et pouvoirs publics – comme la mise en place d’ateliers participatifs en présentiel qui parfois sont organisés en parallèle aux plateformes numériques – il ne faut pas oublier que le numérique fait également « bouger des lignes ». Certes il convient de ne pas mystifier les outils numériques, de penser qu’ils induisent des formes radicalement différentes d’exercice de la démocratie, mais à l’inverse on ne peut pas nier leurs effets politiques. Des individus prennent la parole publiquement pour la première fois, proposent des projets, avancent des critiques, s’intéressent et comprennent les logiques de l’acteur public, et dans l’ensemble ce sont de nouvelles zones de négociation qui s’ouvrent. Les outils numériques de la participation questionnent donc la façon de concevoir la ville.

« Certes il convient de ne pas mystifier les outils numériques, de penser qu’ils induisent des formes radicalement différentes d’exercice de la démocratie, mais à l’inverse on ne peut pas nier leurs effets politiques ».

— Ornella Zaza

La Fabrique de la Cité : Avez-vous des exemples concrets d’utilisation du numérique dans le domaine de la participation citoyenne ? 

Ornella Zaza : J’ai particulièrement travaillé sur les dispositifs mis en place par la Mairie de Paris. En 2014, elle a inauguré la plateforme Imaginons.paris, qui est spécifiquement conçue pour la concertation sur des grandes opérations d’aménagement. Elle a été utilisée pour l’aménagement du secteur Paris Nord-Est, ou encore pour le projet urbain Clichy-Batignolles. Parce qu’elle est tournée vers les projets d’aménagement, la plateforme a été pensée avec des fonctionnalités particulières, qui rendent par exemple possible le partage de dessins ou de photos. C’est un objet qui a été créé dans une optique très visuelle.

Un outil de pétitions en ligne a également été mis en place mais a été un échec. La mairie est partie du constat que les parisiens et les parisiennes participent massivement à des campagnes de pétitions en ligne, notamment lancées par des acteurs associatifs, pour développer son propre outil municipal. Mais bien que les habitants participaient activement sur des canaux privés, ils ne sont pas saisi du « doublon public » pour interpeller les élus locaux. Ce n’est pas parce qu’outil fonctionne par ailleurs que les habitants l’utiliseront aux fins de la décision politique locale.

Enfin, l’exemple le plus classique reste le Budget Participatif, mis en place en 2014 également. La mairie laisse au vote 5 % de son budget, qui doit donc être utilisé pour les projets des habitants. Il est intéressant de voir que même si tous les types de projets peuvent être proposés, le plus grand ombre concerne l’aménagement urbain. J’y vois la continuité d’une tradition de la participation en France, qui a pour point de départ des mouvements contestataires qui ont émergés face aux grands projets d’aménagement.

La Fabrique de la Cité : Tous les habitants se saisissent-ils de la même manière de ces dispositifs participatifs ?

Ornella Zaza : Dans l’ensemble les acteurs publics aiment croire qu’avec ces nouvelles plateformes numériques tout le monde participe désormais. Dans les faits, c’est différent. Lors du lancement du Budget Participatif numérique parisien, la localisation des projets proposés nous a montré une continuité avec des tendances participatives qui précédaient le dispositif. Sur les plus de 5000 projets proposés en 2015, il n’y en a aucun dans lesdits « quartiers de la politique de la ville ». Au contraire, on en dénombrait énormément dans les arrondissements à forte tradition de participation, par exemple dans le 12ème, où des budgets participatifs locaux avaient déjà été mis en place. Ce qui est intéressant c’est que ce constat d’une exclusion de certains quartiers a poussé la Mairie à faire de nouveau appel à des acteurs intermédiaires quelque peu oubliés au moment du lancement du dispositif numérique, dont on attend qu’ils retissent un lien entre habitants et pouvoirs publics.

En France, entre 2002 et 2003, à la suite des propositions de la Commission Mauroy sur l’avenir de la décentralisation et à d’autres premières mesures de concertation, deux lois consacraient les principes fondateurs de la démocratie de proximité, sur lesquelles se base encore la pratique de la participation citoyenne française aujourd’hui. Cette démocratie de proximité se fondait notamment sur une implication forte d’acteurs intermédiaires, les conseils de quartier par exemple. Or, avec l’émergence progressive des dispositifs participatifs numériques, qui se tournent vers un idéal de démocratie participative plutôt que de proximité, ces acteurs ont été mis parfois de côté. L’usage du numérique a quelque part « court-circuité » les anciennes structures et les acteurs centraux de la démocratie de proximité. Face au constat que les dispositifs numériques n’impliquent pas nécessairement un lien plus direct et systématique entre les habitants et les pouvoirs publics, les pouvoirs publics se tournent cependant de nouveau vers ces acteurs. En faisant appel à eux, on espère réussir à motiver la participation dans lesdits « quartiers de la politique de la ville » et auprès des populations que l’on considère être les plus éloignées du pouvoir politique. Cependant, dans une telle logique d’accompagnement à la participation numérique, il ne faut pas considérer que ces individus ne participent pas car ils ne se saisissent pas du numérique ! Ils peuvent tout à fait connaître finement certains outils, mais ne pas être intéressés par la participation citoyenne. Ou alors ne pas être intéressés par les thématiques qui entrent dans le cadre des dispositifs participatifs. Car souvent, dans lesdits « quartier de la politique de la ville » les habitants ne veulent pas tant parler de l’avenir d’un parc que des problèmes de la vie quotidienne qui les concernent, dont l’accès au travail par exemple. La question devient alors : de quoi débattons-nous au sein des dispositifs participatifs ?

La Fabrique de la Cité : Les collectivités ne véhiculent-elles pas une sorte d’imaginaire collectif qu’elles projettent sur les outils numériques ?

Ornella Zaza : J’ai observé qu’en leur sein, notamment à la Mairie de Paris, des agents « non-experts » connaissent peu le numérique et ses problématiques propres. Ainsi sont-ils très méfiants, soit ils y projettent beaucoup de choses, en croyant que le numérique pourra résoudre tous leurs maux. Un agent public « expert », qui lui connaissait vraiment les contraintes techniques, financières et parfois mêmes sociales du numérique, me disait à ce propos qu’à la place d’un logiciel certains de ses collègues imaginaient des « magiciels » ! L’expression est à mon sens très parlante.

Ce type de projections, notamment dans le domaine de la participation citoyenne, ont été encouragées par le fait que, dans l’histoire politique récente, une convergence s’est opérée entre ouverture, transparence et numérique. A titre d’exemple, le Partenariat pour un gouvernement ouvert (Open Government Partnership) est une initiative multilatérale née en 2011 et qui rassemble 70 pays, des ONG et des représentants de la société civile. Son objectif est de promouvoir la transparence de l’action publique et d’encourager son ouverture à des formes de participation citoyenne, en faisant particulièrement appel aux outils numériques. Précédemment, les politiques d’open data, dont les Etats-Unis ont été les précurseurs, se sont appuyées sur une dimension idéologique forte du numérique très similaire, selon laquelle la mise à disposition des données aurait pu engendrer une meilleure transparence politique et une plus forte participation des habitants. Evidemment, il a été prouvé que l’accessibilité à la donnée « brute » n’implique pas forcement une participation accrue des personnes à la vie politique. Et pourtant, l’imaginaire de « l’ouverture » comme modèle de gouvernance reste encore fortement véhiculé par le numérique et demeure encore très présent au sein des collectivités territoriales, tout en étant face – de façon contradictoire – à un système politique de type représentatif et fortement hiérarchique.

« Dans l’histoire politique récente, une convergence s’est opérée entre ouverture, transparence et numérique ».

— Ornella Zaza

La Fabrique de la Cité : La mise en place de ces outils numériques de la participation a-t-elle également des effets au sein des administrations ?

Ornella Zaza: Classiquement, l’élu était celui qui s’exprimait dans les réunions publiques, prenait la parole, répondait aux questions. Via les dispositifs numériques, disons la plateforme du budget participatif pour continuer sur le même exemple, les habitants s’adressent directement, par la proposition d’un projet ou par des commentaires, à la mairie. Cela change le rapport au politique. Désormais la parole publique semble en quelque sorte « libérée », quand bien même elle est modérée. Mais bien sûr les élus ne répondent pas eux-mêmes à ce qui se dit sur les plateformes, ce sont des agents de la mairie qui s’en occupent. Le métier d’animateur de plateforme devient alors central. Il n’existait pas avant la mise en place de plateformes numériques participatives et il est d’une grande complexité car repose sur au moins trois expertises : participative, territoriale et numérique. L’expertise participative suppose de comprendre les ressorts de la participation mais également de connaitre toute une série de règles déontologiques, liées au service et au débat public. Elle implique également de savoir répondre aux habitants, ce qui n’est pas facile. L’expertise territoriale est nécessaire car, comme je le disais, la plupart des projets proposés par exemple à Paris étaient liés à l’aménagement urbain. Pour cela, l’agent fait aussi face à ce que des sociologues ont qualifié de « savoirs citoyens », c’est-à-dire au fait que certains habitants qui les interpellent sont des profonds connaisseurs des territoires qu’ils traversent et habitent, au courant de questions très techniques, parfois même plus que certains agents de la ville. Enfin, l’expertise numérique, qui est peut-être la plus évidente, consiste non seulement à savoir utiliser l’outil numérique, mais aussi à en avoir intégré la logique. Son usage structure et cadence complètement le travail de l’agent au quotidien. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser l’outil, mais aussi de le réadapter, de le « bricoler » pour atteindre certains objectifs (en termes de fonctionnalités, mais aussi de temporalités de travail), de faire des propositions d’évolution à l’administration, etc. Le métier d’animateur de plateformes numériques suppose donc des connaissances transversales.

Un autre point important concerne le dépassement progressif des silos au sein des administrations publiques favorisé par ces outils numériques. Cette dynamique de travail transversal n’en est qu’à ses débuts, mais les administrations croient que petit à petit les outils permettront une gestion urbaine de plus en plus partagée entre différents métiers. Pour donner un exemple concret, l’application « DansMaRue », un outil de recueil géolocalisé desdites « anomalies » dans l’espace public, a transformé la façon dont la mairie de Paris traite les « accidents de voirie ». D’une part, l’information qui remonte est beaucoup plus riche et ne repose pas uniquement sur les itinéraires des agents publics. D’autre part, c’est un outil inter-directions. C’est-à-dire que les services des espaces verts et de la voirie, pour ne citer que deux, partagent l’information et peuvent travailler ensemble, mettre à profit conjointement leurs expertises respectives. Cependant, si ces outils de partage d’informations peuvent être utiles pour le travail de l’administration publique, on peut se questionner sur le rôle que le citadin assume dans la gestion d’un service urbain. Sans l’habitant, ce service d’entretien de l’espace public ne pourrait pas fonctionner de la même manière. Ici, nous ne sommes plus face à un dispositif de participation à la décision politique, mais face à un dispositif de co-gestion, qui délègue – et légitime – en quelque sorte une action de contrôle par l’habitant de son territoire environnant. En outre, dans le contexte contemporain de « plateformisation » de l’expérience urbaine, qui fait de l’usager son seulement le destinataire du service mais aussi son « fournisseur » principal, une autre question se pose : face à un retrait progressif de l’acteur public, il me semble que ce dernier se doit de continuer à assurer la persistance de certains principes fondamentaux du service public, dont notamment ceux d’accessibilité et de gratuité.

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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