Le regard d’Etienne Achille sur Lisbonne
Lisbonne.
Symbole d’une identité ancienne et multiple, le nom même de la ville hésite toujours entre ses origines phéniciennes, ibères, wisigothes ou encore arabes, voire son lien mythologique avec Ulysse[1]. Il prend sa forme actuelle – Lisbõa – en 1147. Comme les frontières millénaires du Portugal.
« Point extrême de la plaque eurasiatique », « Porte atlantique de l’Europe », « Proue du continent » : les variantes du marketing territorial de la ville affirment toutes un positionnement résolument ouest, océanique et marin. Comme ses armoiries : bouclier d’or, navire noir et argent sur une mer de sept vagues vert et argent. Ces vagues qui ondulent sur la calçada, célèbre chaussée portugaise, plus fameuses à Rio le long de Copacabana que sur les trottoirs du Chiado ou de la Baixa de Lisbonne. Ces vagues qui ont porté les caravelles d’Henri le Navigateur, Bartolomeu Dias, Vasco de Gama et Magellan vers le Cap Vert, São Tomé e Principe – premier poste historique de la traite négrière transatlantique – Bonne Espérance, les Indes, les vraies, la Chine et jusqu’où naît le soleil, le Japon. La remarquable exposition Présence portugaise en Asie à la Fondation Oriente rend compte de cette expansion planétaire partie des quais du Tage.
Peu de capitales impériales ont, comme Lisbonne, bénéficié d’un front fluvial majestueux et si proche de la mer : Londres est à plus de 150 km de la Manche à vol d’oiseau. Saint-Petersbourg ouvrait sur un Golfe de Finlande pris par les glaces plusieurs mois par an, obligeant à aller chercher au sud la très lointaine Mer noire. Quant à Paris, Fernand Braudel observait, dans L’Identité de la France, : « A son désavantage, la capitale française est continentale ».
Si ses temps de grandeur et découvertes semblent révolus, pétrifiés en monument à Belém par un pouvoir salazariste exaltant la puissance, Lisbonne demeure un enjeu par la force de son passé, sa présence intacte parmi les grandes cités ouvertes sur le large, et par la place qu’elle entend se faire dans le futur qu’elle dessine.
UN PARADOXE LISBOETE
Lisbonne est paradoxale : à l’étroit, elle est aussi trop au large.
Que ce soit dans son aéroport saturé, dans son marché du logement en crise, mais aussi dans les inquiétantes perspectives démographiques portugaises, Lisbonne se trouve aujourd’hui à l’étroit.
La porte d’entrée aérienne qu’est l’aéroport Humberto Delgado ne permet plus d’absorber les flux croissants de voyageurs. Thierry Ligonnière, directeur délégué Portugal & Brésil de VINCI Airports, indique que prévue pour 22 millions de passagers annuels, la plateforme en accueille aujourd’hui 33, se classant à la 11ème place européenne alors qu’elle occupait la 28ème en 2012. Elle entend poursuivre sa croissance en tant que point d’arrivée d’un tourisme croissant et hub du sud de l’Europe vers l’Atlantique et l’Orient, fidèle à l’identité lisboète. Avec 38 mouvements d’avions par heure, et jusqu’à 42 en période d’hyper-pointe, les limites fixées à la piste unique par l’aviation civile sont atteintes. L’expérience des passagers en est affectée dans le circuit d’embarquement, ce qui a conduit la société propriétaire à créer un centre d’innovation dédié à la biométrie afin de fluidifier les contrôles de sécurité.
La localisation de l’infrastructure à proximité immédiate du cœur de la ville a longtemps constitué son atout touristique majeur. Mais elle interdit aujourd’hui toute extension. Un projet de second aéroport en face de l’actuel sur la rive sud du Tage, à partir de la base aérienne n°6 de Samouco, agite les débats depuis 50 ans sans aboutir, comme l’indique avec résignation Nuno Canta, le maire de la ville voisine de Montijo qui dispute à Lisbonne le titre de plus ancienne cité de l’estuaire. Cette seconde plateforme d’un investissement estimé à 3 milliards d’euros permettrait d’ajouter 24 mouvements par heure pour répondre à la demande soutenue des compagnies aériennes. Mais l’indécision – et peut-être aussi l’interrogation environnementale – entrave la capitale dans ses ambitions de porte aérienne sud de l’Europe.
Lisbonne est également de plus en plus à l’étroit dans un marché du logement en crise majeure sous l’effet d’une politique d’attractivité agressive qui a incité de très nombreux étrangers, européens ou non, à investir massivement dans l’immobilier portugais, notamment à Lisbonne, sans forcément occuper ces résidences. Il en résulte une forte hausse des prix qui repousse les classes moyennes de plus en plus loin du centre. Ces Lisboètes retrouvent la pauvreté.
Cette politique d’attractivité étendue au tourisme a aggravé la situation du logement par les effets cumulés d’une airbnbisation de la ville et d’un sur-tourisme principalement causé par le développement de l’activité de croisières des 4 terminaux de passagers (+50 % de 2021 à 2022) : des paquebots de plus en plus grands barrent désormais la vue multiséculaire sur le Tage depuis le quartier historique de l’Alfama et la cathédrale Santa Maria Maior, la Sé. Autre paradoxe alors que Lisbonne n’aime rien moins que voir son horizon bouché et ses perspectives vers le large obstruées, fut-ce par un navire.
Mais le plus préoccupant est que Lisbonne est à l’étroit dans une démographie portugaise elle aussi en crise : comme l’a souligné Nicolas Séjour, chef du service économique de l’ambassade de France, le Portugal est entré dans une phase de forte réduction de sa population. Le taux de natalité brute a été divisé par 2 entre 1984 et 2021, s’établissant à 7,7/1000 habitants. Le taux de fertilité, lui, a chuté à 1,31 enfant/femme (2,07 en 1982)[2]. A tendance constante, ces records historiques ramèneraient la population portugaise de 10,2 à 6,9 millions en 2100[3].
Si Lisbonne se sent à l’étroit, c’est aussi parce qu’elle a toujours tenu à ce que le monde reste son horizon. Le monde qu’elle veut accueillir comme celui où elle se projette, depuis des siècles :
Naître petit et mourir grand est l’accomplissement d’un homme ;
c’est pourquoi Dieu a donné si peu de terre pour sa naissance
et tant pour sa sépulture.
Un lopin de terre pour naître ; la Terre entière pour mourir.
Pour naître, le Portugal ; pour mourir, le Monde.
Antonio Vieira (1608-1697)[4]
Le paradoxe lisboète veut que si la ville est à l’étroit, elle est aussi trop au large.
L’estuaire du Tage – la « mer de Paille » – offre un linéaire de 204 kilomètres dont la seule partie sud constitue une réserve foncière à même d’accueillir un million d’habitants supplémentaires.
La rive nord, là où est Lisbonne, dispose également de considérables emprises portuaires encore à développer.
Lisbonne est surtout trop au large dans ses ambitions de renouer avec un rôle maritime majeur pour rester dans le cercle étroit des capitales dont la position géographique fait un point avancé du continent.
QUEL HORIZON POUR LISBONNE AU XXIEME SIECLE ?
Juste avant que ne commence le XXIème siècle, 500 ans après avoir atteint l’Inde à la voile, Lisbonne s’était ouvert une nouvelle ère maritime en obtenant l’exposition internationale spécialisée de 1998 sur la thématique Les océans, un patrimoine pour l’avenir. Réussissant l’exploit de réaliser ce projet en 5 ans, la ville avait saisi cette occasion pour se réconcilier avec le Tage qu’elle avait négligé pendant des décennies, délaissant ses rives et son port jusqu’à s’en séparer par la création, dès 1907, de la Lisboa Port Authority.
Pour l’exposition, l’Etat et la ville ont mis en place une société à capitaux publics mais de statut privé, Parque Expo’98, qui a d’abord développé les 30 hectares dévolus à l’évènement en créant le Parc des Nations. Puis, dans cet élan, ont été aménagés au-delà du site de l’exposition les 300 hectares de ce qui est devenu un nouveau quartier urbain de stature internationale, avec en son centre la Gare de l’Orient multimodale (architecte : Santiago Calatrava). Ainsi, Lisbonne affirmait-elle la réconciliation avec son fleuve et le monde selon Branca Neves, architecte à la direction de l’économie et de l’innovation de la mairie de Lisbonne.
Comme si elle cessait de tourner le dos à son identité fluviale profonde mais aussi à son empire perdu, la ville s’est réappropriée ces espaces délaissés des rives du Tage, les a repensés pour en faire le moteur de sa nouvelle phase de développement. La preuve symbolique en est que le Parc des Nations accueille désormais chaque année le Web Summit, rassemblement majeur de 70 000 acteurs du monde de la tech.
Lisbonne renoue avec sa dimension planétaire en se reconnectant au monde, à la pointe de ses techniques, comme il y a 525 ans lorsque Vasco de Gama touchait enfin la côte indienne de Calicut.
Mais l’élan de 1998 s’est brisé 10 ans plus tard sur la crise mondiale. Le seconde décennie du XXIème siècle a commencé par trois ans (2011-2014) d’assujettissement aux règles strictes de la troïka – Commission européenne/Banque centrale européenne/Fonds monétaire international – venue remettre en ordre une économie portugaise particulièrement fragilisée[5]. La rigueur des mesures a conduit notamment à des privatisations de pans entiers de l’Etat, faisant de nouveau perdre au pays des composantes de sa grandeur passée.
Nicolas Séjour souligne que 2024 sera pour Lisbonne le 10ème anniversaire du départ de la troïka. Le pays est fier d’être parvenu à réduire la part de la dette publique dans son PIB de 130 à 100 % à force de sérieux budgétaire, d’austérité pour les Portugais et d’attractivité pour les étrangers, notamment par les Golden Visas exonérant de fiscalité les investisseurs avec de forts effets pervers sur l’immobilier. La croissance de 2,5 % prévue sur l’année 2023 est un résultat positif dans le contexte européen, comme le taux de chômage de 6 %.
Toutefois, une productivité dégradée et une fiscalité encore héritée de la troïka et pesant essentiellement sur des classes moyennes paupérisées sont autant de risques à moyen terme. A fortiori dans la perspective d’extinction en 2026 des fonds européens du Plan de relance et de résilience qui ont atteint 22,2 milliards d’euros (dont 16,3 milliards de subventions et 5,9 milliards de prêts), soit 10 % du PIB.
L’humiliation qu’a pu constituer cette mise sous tutelle économique peut aussi être considérée comme la base d’une certaine renaissance, obligeant le pays à un changement de paradigme.
Car Lisbonne, de tous temps, sait se relever. Par coïncidence, 2024 sera également le 50ème anniversaire de la Révolution des Œillets. Ce jalon historique symbolise la manière dont la ville, comme de nombreuses grandes cités, a su prendre de nouveaux départs à partir de crises majeures :
- le tremblement de terre et le tsunami de 1755 l’ont ravagée. Effaré comme une grande partie de l’Europe par cette catastrophe qui déclenche, au Siècle des Lumières, une controverse philosophique majeure de Rousseau et Leibniz contre Voltaire, ce dernier y consacre son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) :
« … Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne
Et de trente cités dispersent les débris
Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix … »
Lisbonne s’est alors rebâtie dans sa physionomie d’aujourd’hui selon la vision et la trame urbaines du Premier ministre du royaume, Sebastião José de Carvalho e Melo, marquis de Pombal, en adoptant des méthodes et techniques constructives nouvelles « de standardisation, de coordination modulaire et de préfabrication des éléments de construction »[6], réduisant la part du bois et intégrant d’innovants dispositifs antisismiques ;
- la Révolution des Œillets de 1974 a imposé la démocratie et inauguré une phase où Lisbonne a compensé la perte de ses colonies par un arrimage à l’Union européenne à laquelle le Portugal a adhéré en 1986. Ce choix stratégique a apporté jusqu’à aujourd’hui de considérables financements communautaires qui ont soutenu la mise à niveau du Portugal, notamment en matière d’infrastructures ;
- un incendie a dévasté en 1988 la Baixa Pombalina, la basse ville pombaline. « Il faut arrêter la décadence de ce quartier et inverser le courant » affirmait alors Nuno Abecasis, maire de Lisbonne. Il fait appel à l’architecte Álvaro Siza pour penser cette renaissance et déclare : « Pour la première fois, les lieux d’un sinistre peuvent être considérés comme un laboratoire et les solutions trouvées appliquées à l’ensemble du centre de Lisbonne, comme au cœur historique des vieilles villes européennes vidées de leurs habitants et tertiarisées à outrance »[7] ;
- la crise de 2008 a contraint le Portugal à devoir solliciter le soutien de la troïka. Le pays en sort certes fragilisé au plan social mais assaini au plan économique, prêt à relancer une nouvelle dynamique de développement. Lisbonne décline cette renaissance, notamment dans le champ maritime inhérent à son identité atlantique.
Mais la dernière crise politique en date ouvre une période d’incertitude après la démission d’Antonio Costa (ancien maire de Lisbonne) en novembre 2023 alors qu’il était Premier ministre depuis 2015.
UNE NOUVELLE AMBITION MARITIME
Naturellement, l’horizon que se donne aujourd’hui Lisbonne est de nouveau la projection vers le monde, par l’océan.
Cette orientation est d’abord tangible dans la mutation des rives du Tage dont Lisbonne poursuit la réappropriation depuis l’exposition de 1998 : pont Vasco de Gama (architecte : Charles Lavigne), Musée d’art, architecture et technologie (MAAT, architectes : Amanda Levete Architects et Central Tejo), terminal de croisières (architecte : Carrilho da Graça), Fondation Champalimaud (architecte : Charles Correa), nouveaux quartiers du Parc des Nations (Prata Riverside Village, architecte : Renzo Piano) et extension par l’urbaniste Joan Busquets, etc.
Cette orientation se concrétise aussi dans Forum Oceano, le cluster qui met en œuvre la nouvelle stratégie maritime « D-D-C » présentée par Ruben Eiras, secrétaire général de ce pôle de compétitivité, ancien directeur de la politique maritime au ministère de la mer :
- Digitalize : numériser l’économie bleue pour créer un océan 4.0 où la donnée permet un pilotage optimisé de tous les processus maritimes ;
- Decarbonize : faire contribuer l’économie bleue, particulièrement émettrice, à la lutte contre le changement climatique et mieux prendre en compte la relation à la nature des espaces portuaires. L’enjeu est d’importance pour Lisbonne puisque 57 % du territoire de l’estuaire du Tage sont aujourd’hui occupés par l’agriculture et des espaces naturels, notamment d’importantes zones humides ;
- Circularize : reboucler partout où c’est possible la chaîne d’approvisionnement en produisant des biens et services de manière durable et en limitant la consommation, le gaspillage des ressources et la production de déchets. Cette approche fait un écho contemporain à la circumnavigation si intrinsèquement liée à la grandeur de Lisbonne.
Au sein de Forum Oceano, le Hub Azul est un réseau d’infrastructures pour l’économie bleue intégré au Plan de relance et de résilience. Il a pour objectif principal de contribuer à la décarbonation et à la transformation numérique de l’économie bleue. A cette fin, il articule des hubs d’innovation dans 7 ports du Portugal (Aveiro, Leixões 1 et 2, Lisbonne, Olhão, Oreiras et Peniche) et comprend également l’École Hub Azul (École Nautique Infante Dom Henrique et réseau de centres FOR-MAR).
En outre, le Hub Azul a créé une Deal Room, plateforme digitale d’internationalisation de l’économie bleue mettant en contact les investisseurs avec près de 1300 start up ; plus de 2000 rounds de financements ont déjà été réalisés. Forum Oceano intègre également l’Ocean Campus (architecte : Falcão de Campos), projet de site de formation aux métiers bleus porté par la Fondation Calouste Gulbenkian, la Fondation Champalimaud et l’Administration du Port de Lisbonne sur 64 hectares de rives du Tage avec pour épicentre le dock de Pedrouços.
Redonner une perspective mondiale au Tage et au port de Lisbonne fait écho à la démarche de création d’HAROPA PORT, le grand port fluviomaritime de l’axe Seine associant Paris, Rouen et Le Havre. Elle s’inscrit pleinement dans le scénario « Seine Métropole » imaginé par Antoine Grumbach et Associés en 2009 pour la Consultation Internationale de recherche et développement sur le Grand pari de l’agglomération parisienne : « Paris, Rouen, Le Havre, une seule ville dont la Seine est la grande rue » disait Bonaparte lors de sa visite au Havre le 7 novembre 1802[8].
Initié lui aussi en 2009, le projet HAROPA PORT aboutit en 2021 par la création d’un établissement public fédérant 500 kilomètres de voies navigables sur 16 000 hectares dont 5000 en zone protégée, comme le précise Tommaso Spanevello, responsable des affaires européennes de l’opérateur.
Ces initiatives de mise en réseau et d’intégration des acteurs à grande échelle sont induites par une concurrence européenne et internationale dont la taille, la performance logistique et l’innovation sont les principaux moteurs. Mais ces stratégies fluviomaritimes interrogent sur leur durabilité face à l’accélération du changement climatique.
LISBONNE ET LE TAGE, QUEL AVENIR DURABLE ?
L’expédition urbaine de Lisbonne a eu lieu au moment même où plusieurs zones du Pas-de-Calais (Hauts-de-France) étaient submergées depuis des semaines par des crues d’ampleur inédite de cours d’eau mineurs. De même, outre-Atlantique, une sécheresse historique bouleverse l’écosystème et l’économie du Mississipi en réduisant drastiquement son débit ; l’U.S. Drought Monitor classe le phénomène dans les catégories « D3 extrême » pour l’état du Mississippi et « D4 exceptionnelle » pour la Louisiane[9].
Les conséquences s’en font nettement sentir : l’eau salée du delta remonte de plus en plus haut, perturbant l’alimentation des villes riveraines en eau potable puisque dans certaines cités, les taux de salinité atteignent 6,5 fois les niveaux admis par l’Agence de protection de l’environnement. Les activités agricoles sont également menacées.
Ces situations critiques de cours d’eau majeurs comme mineurs interrogent l’évidence de la présence durable de l’eau des fleuves. Le cas du Rhône est emblématique, comme le souligne Laurent Perrin, architecte-urbaniste senior au Département Urbanisme, Aménagement et Territoires de l’Institut Paris Région. Le débit moyen du fleuve a déjà diminué de 30 % depuis vingt ans et la tendance à 2050 serait une réduction de 40 à 50 %. « Le Rhône est affecté par le changement climatique, ce qui se passe dans les Alpes le concerne directement. Il n’est pas inépuisable, les baisses de débit enregistrées sont considérables, il y a une nécessité d’agir »[10].
En termes d’adaptation, Sylvain Dournel, géographe spécialiste des milieux fluviaux et humides à l’Université d’Orléans, montre pour sa part comment « la culture de l’eau » acquise de longue date par les Néerlandais – mais bien moins par la France – leur permet d’affronter la montée des eaux et la submersion annoncée de parties entières de territoire conquises auparavant sur la mer. Dans le cas de Nimègue, un quartier a été définitivement noyé pour adapter durablement la ville aux variations du cours du Waal.
Le Tage n’échappe pas à cette évolution. Du côté espagnol de son cours, une « guerre de l’eau » implique depuis les années 80 des régions aux intérêts opposés. Réalisée sous le régime franquiste, l’infrastructure Trasvase Tajo-Segura longue de 300 km a dévié 70 % du flux du Tage pour irriguer les anciennes régions arides de Murcie, Alicante et Almeria devenues les immenses zones maraîchères qui approvisionnent le nord de l’Europe. La Castille-La Manche, bassin d’origine de cette eau, s’assèche, exacerbant le conflit. Au Portugal, 36 % du territoire a été en sécheresse sévère ou extrême à l’été 2023, deux ans après la sécheresse historique de 2021. Le phénomène affecte le débit du Tage et dégrade la qualité de ses eaux.
Juliette Duszynski, cheffe du service de développement de la voie d’eau de Voies Navigables de France, souligne la prégnance accrue d’enjeux conflictuels dans l’usage de la ressource fluviale (eau potable, agriculture, navigabilité) face au changement climatique. Ariella Masboungi, architecte urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2016[11], en vient, elle, à poser la question du vocabulaire : doit-on encore parler de « transition écologique » ou ne faudrait-il pas plutôt engager une « bifurcation » vu l’ampleur et la vitesse des phénomènes concernés ?
La variabilité fluviale croissante et ses risques inhérents, a fortiori dans le contexte d’élévation du niveau des océans et de recul du trait de côte qui concerne aussi Lisbonne, ne peuvent pas ne pas soulever la question d’un changement de paradigme dans les politiques d’aménagement des fleuves et de leurs rives, notamment à des fins touristiques. Jusqu’à un « zéro artificialisation fluviale nette » ?
LISBONNE, « PAUVRE, TOLERANTE ET OUVERTE »
Lisbonne doit se définir aujourd’hui un chemin ambitieux. Pour tracer une perspective, Pedro Siza Vieira, ancien vice-Premier ministre et ancien ministre de l’économie, propose de se référer aux « cinq temps de Lisbonne ».
- Après l’installation des Phéniciens, la Lisbonne ancienne est avant tout une terre pauvre et de ce fait préservée un temps des convoitises.
- Devenue Arabe au VIIIème siècle, elle acquiert son statut de pôle d’échanges commerciaux et de ville cosmopolite.
- Puis, capitale du nouveau royaume, elle conjure sa nature déshéritée et se projette vers l’océan tout en accueillant toujours de nouvelles populations : au XVIème siècle, 10 % de ses 200 000 habitants sont Africains.
- Le choc majeur de 1755 la fait se reconstruire en capitale d’un empire colonial essentiellement côtier, comme si sa nature profonde était de ne faire face qu’à la mer.
- Au XXème siècle, elle devient la ville de la démocratie conquise contre un régime dictatorial, mais perd son empire colonial : 800 000 portugais reviennent d’Afrique et cherchent leur place parmi 9 millions d’habitants. Jorge Sampaio (maire de 1989 à 1996, puis Président de la République) et l’architecte Manuel Salgado, maire-adjoint en charge de l’urbanisme, la réhabilitation et l’espace public (il a conçu le Parc des Nations), positionnent Lisbonne, 9ème aire métropolitaine d’Europe, comme sa capitale atlantique.
Entre pauvreté originelle et grandeur perdue, catastrophes et résilience, Lisbonne a apprivoisé son destin façonné par le balancier de l’Histoire, le flux du Tage et l’appel de la mer. Elle en a conçu une certaine saudade, intraduisible et si intimement portugaise impression de manque, à la fois douce nostalgie et désir d’ailleurs. En escale sur sa route vers les Etats-Unis en 1940, Antoine de Saint-Exupéry a saisi cet état et écrit dans Lettre à un otage :
« Lisbonne m’est apparue comme une sorte de paradis clair et triste…
Et je trouvais Lisbonne, sous son sourire, plus triste que mes villes éteintes… »
Lisbonne se bat au XXIème siècle pour conserver une ambition et rester une cité ouverte et hospitalière.
Pour repartir, encore et toujours, du Tage vers l’océan, son horizon légitime.
[1] « D’après Samuel Bochart (1599-1667), érudit français spécialiste des Phéniciens, le nom antique de Lisbonne (Olisipo en latin, Ολισσιπόνα / Olissipona en grec) est une désignation pré-romaine qui remonterait aux Phéniciens [VIIIème siècle avant Jésus Christ] et dériverait du phénicien Allis Ubbo (« baie agréable » ou « port sûr »), une allusion à son magnifique port dans l’estuaire du Tage. Cependant, il n’existe aucune source corroborant cette théorie. Olisipo est attesté par Ptolémée sous la forme grecque Όλιος Ίππων, c’est-à-dire « qui fait périr les chevaux », car selon la tradition grecque, il s’agit de l’endroit d’extrême occident où chaque soir les chevaux du soleil s’abîmaient dans l’océan. A cause de son importance administrative et économique, Jules César lui donna son nom de Felicitas Julia Olisipo.
Une autre théorie fait d’Olisipo un nom d’origine tartessienne [langue morte ibérique pré-romaine], le suffixe ipo [forteresse] étant fréquemment utilisé dans la région d’influence de cette langue. Le préfixe Oli(s) a été également utilisé dans le nom d’une autre ville de Lusitanie, de localisation inconnue, que Pomponius Mela [plus ancien géographe romain connu, environ 43 après Jésus Christ] mentionnait comme Olitingi.
Lisbonne a été ensuite nommée Ulishbona par les Wisigoths. Les Maures, qui ont conquis la ville lors de l’invasion de la péninsule Ibérique en 719, l’ont nommée, en arabe, اليكسبونا (al-Lixbûnâ) ou لشبونة (al-Ushbuna) ». Source : Wikipedia.
Selon les étapes historiques et les envahisseurs, le nom Olisipo s’est transformé en Olisipona, Ulyssipona (Ulysse n’y aurait jamais accosté), Luxbona, Ulixbuna. Par la suite, la forme évolua encore en Lisipona, Lisibona, Lisbona, Lixbõa, puis Lisboa, après la conquête de la ville aux Maures par les croisés et Dom Afonso Henriques, en 1147.
Sources : diverses.
[2] Source : Perspective Monde – École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Sherbrooke, Québec, Canada
[3] Source : World population Review
[4] Prêtre jésuite portugais, écrivain et prédicateur de renom. Auteur de plus de deux cents sermons, représentant du Baroque littéraire, Antonio Vieira est considéré comme l’un des grands noms de la littérature portugaise et l’un des plus grands orateurs sacrés du XXVIIème siècle. Proche du roi Jean IV de Portugal, il est chargé en 1646 de défendre les intérêts du Portugal contre l’Espagne et la Hollande dans les débats préparatoires à la Paix de Westphalie. Ses positions en faveur des droits humains des peuples indigènes du Brésil ainsi qu’en faveur des Juifs, et sa critique de l’esclavage et de l’Inquisition, témoignent de la modernité de sa pensée. Dans Message, Fernando Pessoa le nomme, « Empereur de la langue portugaise ».
[5] Facteurs caractérisant la crise de l’économie portugaise au moment de la signature du premier programme d’assistance externe avec la troïka en 2011 : retard technologique, production indifférenciée, forts taux d’inflation et d’ouverture à l’extérieur, entrée dans la zone euro sur la base d’un ancrage de la valeur de l’escudo à celle du Deutsche Mark induisant une quasi-stagnation de la croissance, amplification des déficits publics malgré la réduction des dépenses, accumulation de l’endettement extérieur privé, spéculation financière
[6] Selon Nuno Teotonio Pereira, président de l’Association des architectes portugais, cité par Le Monde du 28 août 1988.
[7] Cité dans Le Monde du 7 mai 1989.
[8] Cité par Antoine Grumbach et Associés.
[9] Source : drought.gov
[10] Laurent Roy, directeur de l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, cité par Le Monde du 1er février 2018
[11] Autrice de Le projet urbain en temps de crise : l’exemple de Lisbonne, Editions du Moniteur, 2013
Retrouvez cette publication dans le projet :
Ces autres publications peuvent aussi vous intéresser :
Oslo : à l’avant-garde de la décarbonation urbaine
« L’incertitude de certains sinistres tend à devenir une quasi-certitude » Joël Privot
Bourges : un avenir entre nature et culture
Développement portuaire et croissance urbaine : deux mouvements contraires ?
Un front d’eau, des attentes multiples : quels arbitrages ?
Portrait de Lisbonne
Sobriété foncière et accès au logement : une nouvelle équation à inventer
Helsinki : planifier l’innovation et la résilience
Accorder aménagement urbain et santé pour combattre les inégalités sanitaires
La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.