Point de vue d'expert

« Les cartes sont vraiment des armes. C’est l’un des principaux enjeux de l’engagement dans les souterrains. » Rémy Hemez

Officier de l’armée de Terre, le colonel Rémy Hémez est diplômé de Saint-Cyr et breveté de l’École de Guerre. Il a écrit plusieurs études et de nombreux articles relatifs aux engagements militaires contemporains. Il est l’auteur de Les Opérations de déception : ruses et stratagèmes de guerre (Perrin, 2023).

 

Dans le cadre de nos travaux sur les sous-sols urbains, il nous apporte un éclairage complémentaire en tant que spécialiste des enjeux de défense.

 

LFDLC : Dans quelles circonstances utilise-t-on les sous-sols à des fins militaires ?

 

R.H. : Pour les forces armées, la première fonction des sous-sols est tout simplement d’attaquer. Lorsque l’on défend une ville, il est difficile de bloquer les accès à tous les souterrains, notamment aux égouts. Ils peuvent être utilisés discrètement pour surgir et surprendre, un atout pour lancer une attaque.

Les souterrains sont également utilisés pour le renseignement. Les forces armées peuvent en creuser pour se rapprocher des zones d’intérêt, écouter et collecter des informations. Les sous-sols servent aussi à se déplacer à couvert, ils évitent aux troupes d’être repérées, de subir des attaques aériennes et permettent des déplacements discrets pour encercler, prendre à revers.

Enfin, les souterrains sont utilisés pour se protéger et mettre à l’abri des stocks : il est possible, par exemple, d’y installer un poste de commandement ou un dépôt de matériel. Cette fonction est d’ailleurs revenue sur le devant de la scène depuis 2014 et la prise de conscience qu’un conflit de haute intensité était possible. Le sous-sol offre la meilleure des protections. On peut y installer des infrastructures pérennes, notamment des réseaux de télécommunications, ou y organiser le repli de certaines activités civiles : des services publics administratifs, de santé, ou des usines par exemple.

 

LFDLC : Depuis quand les sous-sols sont-ils utilisés ?

 

R.H. : Les souterrains ont régulièrement été utilisés dans les conflits armés depuis l’Antiquité. Lors du siège de Sébastopol, épisode marquant de la guerre de Crimée (1854-1855), les soldats de Napoléon III ont par exemple utilisé les sous-sols pour miner les remparts de la ville et y faire entrer ses troupes. Cet épisode fait écho à de nombreux autres dans l’histoire militaire – notamment médiévale – par exemple, lorsque Guillaume le Conquérant fit le siège de Château-Gaillard, en 1204.

Les souterrains de refuge ont été progressivement abandonnés à la fin de la Guerre Froide, car c’est un milieu difficile à aborder. Cependant, en Afghanistan, dans les années 2000, les Kârêz, des galeries souterraines utilisées traditionnellement pour l’irrigation, ont été employées par les Talibans pour se protéger. Ce recours devient d’autant plus important que les combats gagnent en intensité, comme en Ukraine. D’ailleurs, dans les combats pour le complexe industriel Azovstal en 2022, les 20 km de couloirs souterrains sous l’usine ont joué un grand rôle dans la résistance des soldats ukrainiens.

 

LFDLC : Est-ce qu’il y a des typologies de zones ou de reliefs qui ont favorisé la création d’espaces souterrains ?

 

R.H. : La Suisse possède d’énormes installations militaires enterrées ou dissimulées dans la roche des montagnes, y compris des bases aériennes. Le relief a été déterminant dans la création de telles installations. Elles datent de la seconde guerre mondiale, et répondent à une volonté géopolitique de protection face à un contexte international.

 

LFDLC : Si les sous-sols sont si stratégiques pour les forces armées, la bonne connaissance et la cartographie des souterrains peut devenir un enjeu de premier ordre…

 

R.H. : Les cartes sont vraiment des armes. C’est l’un des principaux enjeux de l’engagement dans les souterrains. La plupart du temps aucune cartographie n’est disponible, notamment lors d’un combat sur un terrain étranger. Même en faisant appel à un drone ou à un satellite, il reste très compliqué de cartographier rapidement le sous-sol, d’autant plus que les communications fonctionnent mal sous terre. Aujourd’hui, il n’existe pas de dispositifs technologiques permettant d’en dresser rapidement une topographie fine, même si certaines pistes technologiques comme le LIDAR1, sont explorées.

 

LFDLC : Quelles sont les difficultés rencontrées par les forces armées, lors de l’exploitation des souterrains à des fins militaires ?

 

R.H. : En sous-sol, la matière, c’est-à-dire le type de sol (béton, terre), impacte beaucoup les effets des actions souterraines. Les effets des tirs et des explosions sont décuplés, que ce soient les effets sonores ou l’effet de blast2. Prévoir ces effets est difficile et nécessite des compétences particulières. L’incertitude y est beaucoup plus prononcée qu’en surface, notamment pour anticiper la réaction du milieu aux tirs. Pour la réduire, l’armée étudie avec précision les interactions des matériaux et leur résistance. Nous sommes en train de consolider une ingénierie des sous-sols (connaissance des contraintes physiques, des matériaux ou des techniques de ventilation…). Pendant la Première Guerre mondiale, la « guerre des mines » bénéficiait de l’expertise des mineurs pour pouvoir creuser des galeries.

 

LFDLC : Les sous-sols ont certes un impact sur la matière, mais en ont-ils aussi sur les êtres humains ?

 

R.H. : Absolument. La question de la santé est très prégnante. Sous terre, les individus sont soumis à un stress aggravé par la faible luminosité, et par une perte de repères géographiques. Ils sont aussi exposés au manque d’oxygène et aux maladies transmises par la faune souterraine, par exemple la leptospirose, véhiculée par les rats. C’est pourquoi l’action en sous-sol suppose des connaissances et un entraînement particulier.

 

LFDLC : Ces difficultés sont-elles comparables à celles des sous-mariniers, qui peuvent partir plusieurs mois en mission en mer ?

 

R.H. : La comparaison des souterrains avec la vie en sous-marin a ses limites, car les sous-mariniers bénéficient aujourd’hui de davantage de confort et de locaux plus spacieux et aménagés. En revanche, ce qui rapproche l’expérience en sous-marin de la vie en sous-sol, c’est le besoin d’autonomie, et, de façon non anecdotique, la gestion de la luminosité. Les sous-mariniers vivent en lumière artificielle en permanence. Pour recréer la succession du jour et de la nuit, ils mettent en place une alternance entre lumière rouge et jaune. En souterrain, cette routine est difficile à installer, ce qui peut créer des décalages de rythme biologique au sein des groupes de militaires qui seraient amenés à durer dans un milieu souterrain.

 

LFDLC : Ces limites peuvent-elles être dépassées ? Pourrait-on envisager une vie en sous-sol ?

 

R.H. : C’est très difficile. Il existe quelques cas d’êtres humains, qui ont pu vivre pendant de longues périodes sous terre. Par exemple, une partie de la population et des militaires de Marioupol, en Ukraine, s’est réfugiée en souterrain pendant plusieurs mois. Mais cela reste très rare. Aujourd’hui, les limites humaines de résistance à la vie en souterrain sont testées et font l’objet d’expérimentations. Il existe, par exemple, des expériences de « vie en campagne » menées dans les Ardennes par le 3e régiment du génie qui permettent de tester les limites du corps humain, notamment en souterrain.

 

LFDLC : À l’avenir l’armée utilisera-t-elle davantage les souterrains ?

 

R.H. : Les sous-sols sont redevenus une préoccupation de l’armée de terre. Il n’existe pas d’exemple de batailles souterraines, en raison notamment de l’impossibilité d’engager des effectifs importants et de manœuvrer en sous-sol. Néanmoins, les champs de bataille contemporains étant devenus transparents (drones, imagerie satellite), il redevient important de pouvoir se dissimuler et se protéger. Aujourd’hui encore considérée comme secondaire, la voie souterraine sera d’autant plus courante que des combats se tiendront en zone urbaine, car les villes offrent des kilomètres de souterrains exploitables. Le Centre d’entraînement en zone urbaine (CENZUB) de l’armée de Terre à Sissonne a d’ailleurs adapté ses installations pour mieux prendre en compte cette dimension souterraine. Les sous-sols pourraient être aussi employés à des fins de protection des populations. Dans certains pays, comme en Corée du Sud, les sous-sols sont totalement inclus dans les plans de protection civile, ils sont cartographiés très précisément et les refuges sont faciles à identifier par la population en cas d’alerte.

 

[1] Acronyme de l’anglais « Light Detection And Ranging », (détection de la lumière et mesure à distance). Il s’agit d’une technologie de télédétection qui utilise des faisceaux laser pour mesurer des distances et des mouvements précis en temps réel.
[2] L’effet de souffle (blast) désigne l’effet d’une explosion sur des organismes ou des bâtiments.

 

Interview réalisée par La Fabrique de La Cité

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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