Les espaces publics : clef du bien vivre ensemble ?
Les espaces publics sont-ils la clef du bien vivre-ensemble ? Les villes redécouvrent leurs espaces publics depuis plusieurs années déjà et les parent de mille vertus : ils seraient les garants de la qualité de vie et de l’intégration sociale, le ciment de la communauté, le véritable espace du (bien) vivre-ensemble et de la mixité sociale. L’image de la ville moderne avec son efficacité et sa circulation facilitée est devenue le contre-modèle à combattre : rendre l’espace public au piéton et aux mobilités douces, l’apaiser, le verdir et surtout chasser la voiture seraient les recettes d’une urbanité renouvelée. Les catalogues de « bons exemples » d’aménagement d’espaces publics se multiplient et semblent effectivement prouver cette hypothèse en affichant un esthétisme riant et une fréquentation accrue de ses espaces, particulièrement mise en valeur par une superposition de photos « avant/après » réaménagement. La Fabrique de la Cité a fait dialoguer plusieurs experts de l’aménagement de l’espace public pour interroger ce consensus peut-être un peu trop parfait et le lien entre forme urbaine et vie sociale : en quoi les espaces publics participent-ils réellement à améliorer la qualité de vie ? Dans quelle mesure cette qualité de vie peut-elle être produite grâce à un travail sur la forme urbaine ?
L’espace public, support de la vie urbaine
Repartons de la définition : l’espace public est d’abord, assez banalement, l’espace nécessaire de pénétration de la ville. Il la structure et en garantit l’accès et donc le bon fonctionnement comme la vitalité. Il peut prendre différentes formes : des rues, des places, des parcs. Ensuite, l’adjectif « public » signifie qu’il est (censé être) ouvert à tous, de jour comme de nuit, gratuitement, ce qui n’exclut toutefois pas un certain code d’usage permettant de garantir l’ordre public. L’espace public est donc un espace physique commun, aménageable, qui sert de support à diverses activités et qui accueille une vie sociale. Le caractère prosaïque de cette définition n’en donne pas moins des éléments fondamentaux pour la compréhension de la réelle complexité de cet espace. On comprend en effet que :
- L’espace public n’est pas un espace neutre: à travers lui, une ville et une société peuvent se mettre en scène et renvoyer une certaine image. Cet aspect structurant de l’espace public, qui parcourt l’histoire urbaine[1], gagne aujourd’hui une dimension particulière du fait de l’importance des images dans le marketing territorial.
- Sa forme et son aménagement vont pouvoir faciliter ou, au contraire, contraindre certaines activités tout comme l’accès et le séjour de certaines catégories de personnes perçues comme désirables ou non. Le caractère « public » de l’espace public n’est donc pas un donné mais bien un construit soumis à différentes interprétations.
- L’acte aménageur est guidé par un ensemble de normes et de valeurs qui va tendre à influencer certains usages et à donner une certaine coloration à la vie urbaine.
De ce fait, Sabine Knierbein, professeur à la Technische Universität de Vienne et à la tête de l’Interdisciplinary Centre for Urban Culture and Public Space, peut affirmer que « les espaces publics sont les garants de la vie urbaine et du sentiment d’urbanité ». Sont-ils pour autant les garants de la qualité de vie ?
Quel lien avec la qualité de vie ?
Si on interroge l’imaginaire social lié aux villes associées à une forte qualité de vie, le lien entre espaces publics et qualité de vie apparaît évident. Plusieurs des images peuplant cet imaginaire commun ont été présentées par Gil Peňalosa, fondateur du bureau de conseil en urbanisme 8-80 Cities : places animées de terrasses et d’enfants qui jouent, marchés aux couleurs et aux odeurs variées invitant aux plaisirs de la table et de la convivialité, promenades romantiques à l’abri des arbres ou sur les bords d’un fleuve pittoresque, parcs aux pelouses soignées et aux fontaines généreuses auprès desquelles il est possible de se reposer, de lire, de jouer, loin de la pollution des axes de circulation embouteillés, rues piétonnes invitant à la flânerie, espaces appropriables accueillant des danseurs, des troupes de théâtre amateurs ou encore des sportifs… Ces images pourraient être multipliées à l’envi en en faisant varier les types. Elles ont en commun de mettre en valeur l’intensité des relations sociales, toutes apaisées, la diversité des publics, le plaisir partagé d’être parmi les autres, une couleur locale qui permet d’identifier le lieu où on se trouve ou tout du moins l’aire culturelle, la propreté sinon l’esthétisme et enfin la capacité à avoir prise sur l’espace public en y faisant l’activité de son choix. L’imaginaire lié à la qualité de vie accorde donc une importance toute particulière aux espaces publics dont la forme spécifique est censée permettre une vie sociale intense, ferment de la qualité de vie. Il soulève plusieurs interrogations.
Cet imaginaire, assez éloigné de la réalité quotidienne des villes et de leurs espaces publics, traduit-il une tendance à la réduction de la qualité de vie à des stéréotypes, à des images facilement « instagrammables » ?
Cette tendance existe et conduit à une certaine standardisation de l’aménagement des espaces publics, inspirée des benchmarks qui se multiplient. Elle est directement liée à la tension qui se trouve au cœur de la définition de la qualité de vie, qui combine trois dimensions très différentes : (1) une dimension objective correspondant aux standards internationaux, globalement mesurable et comparable à l’échelle internationale[2]– (2) une dimension normative, le musée imaginaire commun qu’exploite le marketing territorial en le concentrant autour de quelques images fortes et consensuelles, et enfin (3) une dimension subjective, qui correspond à la conception très personnelle de la qualité de vie. Toutefois, la standardisation ne concerne qu’une minorité d’espaces publics dans les villes, le plus souvent les plus représentatifs ou les plus centraux. L’imaginaire évoqué, au-delà de certaines images d’Épinal, traduit en fait également une assimilation de la qualité de vie à la qualité des relations sociales (et donc de l’urbanité) permises. Fred Kent, président et membre fondateur du bureau spécialisé en placemaking Project for Public Spaces, l’affirme avec force : « un véritable espace public de qualité est celui que l’on a envie de fréquenter régulièrement et où l’on tisse des liens avec d’autres personnes ». Pour ce qui est de la qualité de vie, l’espace social prévaut sur l’espace formel.
À quoi est réellement due cette intensité de la vie sociale espérée ? Quel rôle joue ici l’aménagement de l’espace public ?
L’espace social prévaut sur l’espace formel pour définir la façon dont les espaces publics participent à la qualité de vie en ville. Mais la forme de l’espace public n’aurait-elle pas quand même un rôle central à jouer pour générer cette vie sociale ? Gil Peňalosa défend par exemple l’importance de changer de paradigme pour favoriser les relations sociales en favorisant les espaces marchables plutôt que les espaces circulables pour les voitures : « au cours des quarante dernières années, nous avons accumulé les erreurs en construisant nos villes. Rien n’est aujourd’hui plus important que de rendre les villes marchables. En fait, penser des rues pour les piétons est bénéfique à plus d’un titre. Au-delà de l’activité physique ainsi permise, participant à la résolution des problèmes de santé publique, on favorise l’intégration sociale ». Fred Kent, quant à lui, affirme qu’« un espace public de qualité pousse les habitants hors de chez eux et les connecte avec les autres » et le prouve en appliquant aux espaces publics du nouveau quartier de Vienne, Aspern, les outils d’analyse spatiale développés par le Project for Public Spaces à partir des observations menées par William H. Whythe dans sa fameuse enquête morpho-sociologique publiée sous le titre « The social life of small urban spaces[3] ». Accessibilité de l’espace pour tous, disponibilité d’assises flexibles dans leur agencement (seul, en groupe, à l’ombre ou non…), abris pour se protéger du soleil ou des intempéries, espaces dont on peut disposer librement pour jouer, pour donner un spectacle ou vendre de la nourriture, présence ou absence de clôture, de fontaines et de végétation… Tels sont quelques éléments de composition urbaine parmi d’autres qui ont prouvé leur efficacité pour faciliter la mise en relation entre individus dans l’espace public, tout en garantissant cette inattention polie théorisée par Erwin Goffman qui fonde une certaine conception de l’urbanité des grandes villes. « Les villes font face à une autre demande forte : faire réapparaître la nature. Huit personnes sur dix souhaitent habiter près d’un espace vert », constate ainsi Florence Marin-Poillot, fondatrice d’Urbalia, start-up dédiée à la biodiversité en ville.
Toutefois, l’aménagement des espaces publics ne fait pas tout : il a des conséquences importantes mais non systématiques sur les usages développés par les habitants. Certains espaces aménagés avec grand soin et tenant compte des formes favorables à une vie sociale riche peuvent rester désespérément vides… tandis que d’autres, peu voire pas aménagés, très contraints, envahis par la circulation et donc a priori fortement défavorables à toute interaction sociale, s’avèrent néanmoins très animés et dotés d’une urbanité riche. Ce constat fait dans de nombreuses villes européennes est également partagé par Sabine Knierbein dans ses recherches menées à partir de l’exemple argentin. Les usages comme les relations sociales, s’ils peuvent être favorisés et peut-être même encore plus aisément contraints par une certaine forme urbaine, ne peuvent être conditionnés. Ils sont le produit d’une société et d’un mode de vie. Le constat n’est pas nouveau : Camillo Sitte le faisait déjà à la fin du XIXe siècle, dans un passage d’une extraordinaire actualité, en observant les conséquences sur les espaces publics viennois du changement radical de la vie publique imposé par la modernité :
« Dans la vie publique, bien des choses se sont transformées sans retour, vidant de leur signification maintes formes architecturales anciennes, et nous n’y changerons rien. Qu’y pouvons-nous, si aujourd’hui tous les évènements de la vie publique sont discutés dans les journaux, tandis que jadis, dans la Rome antique ou en Grèce, on les apprenait de la bouche des crieurs publics, aux thermes, sous les portiques ou sur les places ? Qu’y pouvons-nous, si les marchés quittent de plus en plus les places, pour s’enfermer dans des bâtisses utilitaires, mais inesthétiques, ou s’ils disparaissent, parce que remplacés par la livraison à domicile ? Qu’y pouvons-nous si les fontaines publiques n’ont plus qu’une valeur décorative et sont désertées par les foules vivantes et pittoresques d’autrefois, puisque les canalisations modernes apportent bien plus commodément l’eau directement dans les maisons et les cuisines ? Les œuvres d’art, elles aussi, abandonnent toujours davantage les rues et les places pour se retirer dans les zoos artistiques que sont les musées ; et de même disparaît l’animation pittoresque des fêtes populaires, des cortèges de carnaval et autres défilés, des processions religieuses ou des représentations théâtrales sur les places du marché. Depuis des siècles, mais particulièrement de nos jours, la vie populaire se retire progressivement des places publiques qui ont perdu ainsi une grande partie de leur ancienne signification[4]. » (Sitte, 1996 [1889], p. 112-113).
Ainsi, l’espace public ne peut contribuer à l’amélioration de la qualité de vie qu’au sein de cette rencontre entre une forme spatiale et une société. La question qui se pose alors à tous les aménageurs est la suivante : comment réussir cette rencontre, alors même que la forme reste et que les usages changent ?
Pourquoi, devant un tel consensus des attentes envers l’espace public vecteur de qualité de vie, continue-t-on de bâtir tant d’espaces qui les ignorent ?
Si les catalogues de bons exemples se multiplient et si les maires semblent prêter une attention nouvelle et réelle à la création d’espaces publics de qualité, force est de constater que l’espace public quotidien et banal s’approche rarement de l’imaginaire social attaché à l’espace public vecteur de qualité de vie, alors même que celui-ci fait consensus. Comment expliquer ce paradoxe ? C’est qu’en convoquant l’imaginaire attaché à la qualité de vie, on fait appel à des images mentales ayant trait au loisir, au repos, aux vacances, aux instants passés avec ses amis ou sa famille. Les attentes que traduisent ces images mentales vis-à-vis de l’espace public sont réelles et puissantes. Mais elles ne sont que quelques-unes parmi d’autres. Les espaces publics, supports de la vie urbaine quotidienne, font également l’objet d’autres attentes : permettre de se rendre rapidement à son travail, de se garer facilement pour déposer les enfants à l’école en chemin, de garantir la tranquillité et la sécurité diurnes et nocturnes, ne pas provoquer d’allergies à cause du pollen…. Autant d’attentes qui varient en fonction de l’usage que l’on a de l’espace public et qui peuvent aisément entrer en contradiction les unes avec les autres : le même habitant se réjouira d’une vie nocturne animée et festive en vacances pour s’en plaindre une fois rentré chez lui et en position de riverain.
Les aménageurs doivent faire face à des attentes contradictoires sans pouvoir en qualifier certaines de plus légitimes que d’autres, car chacune participe de fait à la qualité de vie, subtile combinaison entre un quotidien facilité et allégé et des moments d’exception. Pour sortir de ce qui peut sembler une aporie, une réflexion de plus en plus poussée est développée sur le jeu d’acteurs à mobiliser dès l’étape de la programmation de l’espace public.
Construire « pour » ou construire « avec » ? Le défi du jeu d’acteurs dans l’aménagement des espaces publics
La clef de l’espace public vecteur de qualité de vie semble être sa capacité à accueillir différents usages et usagers et à organiser leur cohabitation. Pour cela, trois pistes principales sont explorées :
- Changer le paradigme d’aménagement de façon à privilégier les plus vulnérables
C’est l’idée forte défendue par Gil Peňalosa : « le plus important, quoi que l’on fasse dans l’espace public, est qu’il soit adapté aux personnes les plus vulnérables. Je pense ici aux enfants, aux personnes âgées et aux plus pauvres. En somme, il faut arrêter de penser nos villes comme si tout le monde avait 30 ans et était athlétique ». Il propose donc de prendre deux types d’usagers aux deux extrêmes de la pyramide des âges pour tester la qualité d’usage des espaces publics : un enfant de huit ans, qui peut commencer à avoir un usage autonome de l’espace public tout en restant particulièrement vulnérable par sa taille et son degré de maturité et d’expérience, qui ne lui permettent pas d’appréhender tous les dangers ; et une personne âgée de 80 ans dont la vulnérabilité particulière tient surtout à une capacité physique amoindrie et à un isolement social plus important. L’hypothèse (simplifiée) de Gil Peňalosa est que si l’espace public est accueillant pour ces deux types d’usagers, alors il pourra l’être pour tous.
- Passer d’un urbanisme de la concertation à un urbanisme de la participation
L’aménagement des espace publics est sous-tendu par une interrogation constante sur la façon de bien programmer les usages : pour cela, vaut-il mieux planifier en chambre, observer les usages existants, consulter les habitants sur leurs attentes et besoins ou bien encore les faire participer directement à la programmation voire à l’aménagement de l’espace public ? Chaque position a ses défenseurs et détracteurs et l’histoire de l’aménagement de l’espace public oscille entre ces différentes tendances sans jamais que l’une d’entre elle éclipse complètement les autres. Aujourd’hui, on peut noter une préférence pour la participation et la co-construction après une période plus portée sur la consultation/concertation, comme le souligne Sabine Knierbein. Au cœur de ce changement, une interrogation profonde sur la légitimité des professionnels de l’aménagement et sur leur capacité à traduire, sans trahir, les idées rassemblées lors des consultations, en raison de leur imbrication dans des intérêts multiples dépassant ceux des seuls usagers. « Il est nécessaire d’accepter que la communauté soit l’experte. La conception de ces espaces ne peut pas uniquement être le fait des professionnels qui sont dans des logiques autres et n’habitent pas les lieux. Ainsi, un maire va chercher en priorité à développer économiquement sa municipalité, les urbanistes seront spécialisés dans un domaine », affirme par exemple Fred Kent. Cette position met en avant, d’une part, l’expertise d’usage des habitants, d’autre part, la primauté de l’usage habitant de l’espace public sur d’autres valeurs d’usage, comme par exemple la valeur économique ou la valeur de représentation politique. Elle soulève plusieurs interrogations : comment faire quand il n’y a pas de communauté déjà présente, comme dans le cas d’une nouvelle construction ? Comment éviter la communautarisation et une certaine forme d’appropriation de l’espace public mettant précisément en danger le caractère public et ouvert à tous que cette position prétend défendre en promouvant l’habitant expert (vs. le technocrate loin des vrais besoins) ? Comment garantir, au long terme, la gestion et la maintenance des espaces publics ainsi produits ? Gil Peňalosa souligne par exemple, à propos des parcs urbains : « le plus gros problème qu’on a avec les parcs, c’est leur gestion. Les gens pensent que la gestion des parcs c’est la municipalité. En réalité, la municipalité, c’est 20% de la gestion des parcs. Les 80% restants ? C’est l’engagement des citoyens. Ils ont leur rôle à jouer dans la vie du parc et dans son organisation ».
3. Dissocier l’usage de la propriété
L’ampleur de la tâche est immense : réaménager l’espace public pour en faire un vecteur de qualité de vie ne peut s’arrêter aux quelques espaces représentatifs des centres-villes. Ce projet exige de passer à une autre échelle et de s’attaquer à l’espace public quotidien et banal, soit à des kilomètres de linéaires de rue et de mètres carré de places. Les collectivités locales ont-elles les moyens de cette ambition ? En dépit des appels qui se multiplient à la participation citoyenne ou à l’aménagement temporaire, force est de constater que les moyens financiers manquent pour le réaménagement, voire parfois même plus simplement pour la maintenance quotidienne des espaces publics. La question suivante se pose donc de plus en plus souvent : ne serait-il pas possible de confier l’espace public au secteur privé, qui aurait la capacité financière et les instruments à disposition pour à la fois réaliser un aménagement de qualité supérieure et organiser une gestion et une maintenance efficaces de long terme ? L’espace public doit-il être forcément de propriété publique pour être d’usage public ? N’est-il pas possible de dissocier l’usage et la propriété ? Cette réflexion n’est pas nouvelle et de nombreuses villes, aux États-Unis notamment, ont franchi le pas depuis longtemps : c’est le cas des « private-owned public spaces » (POPS), dont on connaît certains exemples célèbres à New-York (Seagram Building, Paley Park…). La ville, qui les a institués dès 1961, a en effet clairement tranché en faveur de partenariats public-privé, en concédant un droit à bâtir plus avantageux en échange de l’aménagement et de la maintenance de places et parcs en pied d’immeuble. Elle maintient toutefois la publicité de l’usage de ces espaces (qui doivent continuer à rester ouverts à tous) par une réglementation stricte, ainsi qu’une norme de qualité par l’édiction d’une charte[5] auxquels sont soumis tous les espaces publics de la ville, de propriété publique comme privée. En dépit d’un réel succès, ce modèle bute sur des résistances puissantes, qui ne viennent pas toutes du secteur public : c’est que l’espace public, espace du commun et donc de la norme et des valeurs, reste un espace à part.
Renouer avec la dimension politique de l’espace public
« Les espaces publics sont ce qui fait de nous des animaux politiques ».
Qu’est-ce qui fonde l’espace public ? Ce ne sont pas tant les usages ni l’accessibilité : c’est le fait d’être l’espace du commun et donc profondément un espace politique. Chaque décision d’aménagement de l’espace public engage une certaine organisation sociale et donc un édifice composé de normes et de valeurs qui s’imposent à tous et pas seulement à quelques-uns. Gil Peňalosa peut ainsi affirmer que « la rue est le seul endroit où les gens peuvent se rencontrer comme égaux. Quand il s’agit de loisirs, les inégalités sociales font surface de manière parfois violente : le CEO a accès aux restaurants, aux courts de tennis… Le pauvre n’a rien à faire. Mais si on améliore l’espace public et ses usages dans les zones les plus pauvres, on va améliorer la qualité de vie de tout le monde. L’appropriation de ces espaces par les plus modestes leur permettra d’y pratiquer leurs loisirs et activités. Les plus riches ne rechigneront pas à fréquenter des espaces publics de qualité. Le travail sur ces espaces améliore la qualité de vie de chacun ».
Cette dimension profondément politique appelle plusieurs commentaires :
- L’espace public est fondamentalement l’espace du conflit bien plus que l’espace du consensus, ce qui nous éloigne fort du musée imaginaire des espaces publics vecteurs de qualité de vie promouvant des relations sociales apaisées. En cela, l’espace public est un espace à part qui exige de s’interroger sur les acteurs capables de porter ce qui peut être comparé à un projet de société et de supporter la dimension conflictuelle, voire celle d’espace de lutte politique, qui lui est attachée. Une réponse unique ne saurait exister.
- L’aménagement de l’espace public ne peut être pensé uniquement en termes d’amélioration de la qualité de vie. Comme le souligne Sabine Knierbein, il doit pouvoir aussi remplir une fonction primaire d’espace d’accueil pour tous, notamment ceux qui n’ont plus rien, que ce soit pour quelques heures ou plusieurs années : « il est nécessaire pour un espace public de qualité de contenir le minimum pour garantir les besoins de base de la vie en ville : accès à l’eau, à l’électricité, à la nourriture par exemple…Il faut qu’un espace public contienne ce dont les gens ont besoin pour survivre en ville ».
- L’espace public ne peut être aménagé uniquement comme une pièce urbaine qui serait indépendante de ce qui l’entoure. Il est également composé des « murs » que sont les bâtiments qui l’entourent ; son réaménagement a donc des conséquences qui dépassent la transformation des usages qu’il accueille pour concerner les usages des bâtiments, voire du quartier. Sabine Knierbein rappelle que les bonnes intentions peuvent parfois conduire à des effets inverses à ceux escomptés, comme dans le cas de réaménagement très qualitatifs d’espaces publics dans des quartiers défavorisés qui conduisent à une revalorisation foncière importante, excluant de fait les populations auxquelles cet aménagement était destiné. Le cas de la highline à New York en est un exemple bien connu. Sabine Knierbein préconise donc de « s’assurer que l’aménagement des espaces publics profite à tous. L’espace public est catalyseur de gentrification. Ainsi, chaque opération d’aménagement doit s’accompagner d’une protection des loyers, afin d’éviter tout phénomène d’exclusion. »
Renouer avec la dimension politique de l’espace public, c’est comprendre que sa participation à l’amélioration de la qualité de vie va bien au-delà d’une certaine esthétique (sans que l’importance de celle-ci soit par ailleurs niée) : (ré-)aménager un espace public, aussi petit et banal soit-il, c’est porter un projet de société, c’est donc porter l’exigence de s’interroger sur ce qui fonde le bien vivre-ensemble, étape sans laquelle tout projet d’amélioration de la qualité de vie ne saurait être que superficiel et de court terme.
[1] VOISIN-BORMUTH Chloë (2012) La création de nouveaux espaces publics au centre-ville de Dresde et de Chemnitz : quels espaces pour quelle société ?, Thèse de doctorat, Université de Lyon & Technische Universität Dresden
[2] La Fabrique de la Cité. Les villes face au défi de la course à la qualité de vie : entre marketing territorial et nouvelle approche des politiques urbaines. Mai 2019.
[3] WHYTE, WILLIAM H. (1980). The social life of small urban places. Washington D.C.: The Conservation Foundation.
[4] SITTE, CAMILLO. (1996 [1889]). L’art de bâtir les villes ; l’Urbanisme selon ses fondements artistiques (Der Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen, Wien, Verlag von Karl Graeser, 1889). Paris: Points Seuil Essais.
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.