Édito

Les grands projets d’infrastructure face à la démocratie du XXIe siècle : orgueil, préjugés, raison et sentiments

Photo : Cpl. Jeraco Jenkins

La transition écologique est urgente alors que les records de chaleur tombent les uns après les autres et que des points de non-retour sont franchis, qui touchent tant à la biodiversité qu’à l’épuisement des ressources. La transition urbaine aussi est urgente quand les villes attirent toujours plus d’hommes et de femmes en quête d’un présent et d’un futur meilleurs et alors que se pose la question des effets négatifs induits par la concentration urbaine sur la santé, l’environnement et les inégalités sociales.

Ces deux transitions postulent une autre urgence : celle des investissements à réaliser pour que ces transitions passent du statut d’engagement diplomatique et législatif à celui de réalité tangible pour la première, d’état de fait à développement maîtrisé pour la seconde. Des investissements qui concernent aussi bien la R&D dans des matériaux et technologies propres que dans de nouveaux modèles économiques (par exemple, modèles de marchés électriques intégrant flexibilité et stockage) ; aussi bien les infrastructures sociales en matière de santé, de formation que les infrastructures de réseaux de mobilité des personnes, des biens, des électrons, des bits… Les transitions urbaine et écologique seront ultra-capitalistiques ou ne seront pas.

Or, c’est dans ce contexte que se multiplient les crispations autour de grands projets d’infrastructure. Barrage de Sivens, aéroport Notre Dame des Landes, centre de stockage géologique profond à Bure, grand contournement de Strasbourg en France, projet Stuttgart 21 ou de construction des lignes de transmission d’électricité Nord-Sud en Allemagne, pont reliant Zhuhai, Macao et Hong Kong en Chine, etc. Une géographie de la contestation se dessine, caractérisée par des formes diverses, plus ou moins violentes : désobéissance civile et manifestations pacifiques comme dans la forêt d’Hambach, recours à la violence, utilisation des médias, démarche judiciaire, etc.

Au vu des enjeux cruciaux évoqués ci-dessus, il est temps de questionner ces mouvements et leur signification. Formulons cinq hypothèses, non exclusives les unes des autres.

  • Faut-il voir dans ces mouvements un épuisement des outils juridiques à l’œuvre, sur fond de transformation du rapport à la décision et à la représentation politiques, notamment sous l’effet de la révolution numérique ? Concertation, consultation, débat public, enquête publique seraient, dans cette optique, autant de notions à ré-instruire pour les refonder. « Autre temps, autres mœurs » : le droit, après tout, est aussi une science sociale.
  • La deuxième hypothèse met plus encore la question numérique au centre du débat. Descartes et le XVIIe siècle ont fondé philosophiquement l’individu avec son « je pense donc je suis », la Révolution et la déclaration des droits de l’homme le fondent politiquement un siècle plus tard ; aujourd’hui, le numérique parachève le mouvement en donnant à l’individu une voix singulière dans l’espace physique de la multitude – cette fameuse « industrialisation de l’individualisation » soulignée dès 2014 par Emmanuel Davidenkoff. Dans ce contexte, comment répondre rationnellement au « not in my backyard », ce fameux NIMBY, cri d’indignation poussé par l’individu qui oppose son vécu, sa subjectivité – son « expérience » dirait-on aujourd’hui – à un discours fondé sur des arguments présentés sous couvert de rationalité (politique, scientifique) et d’objectivité ?
  • Troisième hypothèse : l’émergence de l’individu dans l’espace réel donne au local, au cadre de la vie quotidienne une importance nouvelle. Circuits courts, ville des courtes distances… sont autant de notions qui témoignent de ce surinvestissement politique dans le local. Le global est remis en cause et, avec lui, tout ce qui est perçu comme lointain, grand. Dans cette optique, les crispations face aux grands projets ne sont-elles pas porteuses d’un refus plus global de tout ce qui est perçu comme une sorte d’orgueil de feu les Trente glorieuses, la survivance de l’hubris d’une époque révolue ?
  • Ce refus du « grand » – le grand projet, la grande entreprise, va évidemment de pair avec une remise en cause fondamentale du capitalisme financier. Sans frontières, archi-mobile, ce capitalisme est par définition a-territorial et, comme un miroir, lui répondent des mouvements transnationaux (Occupy Wall Street, Les Indignés…) qui jouent eux aussi sur leur double statut, transfrontalier et ultra-spatialisé. La revanche des territoires serait ainsi une autre manifestation de l’opposition au capitalisme financier né dans les années 1980.
  • Enfin, il faut aussi interroger plus fondamentalement notre rapport au monde. Il existait pendant les Trente glorieuses un référentiel modernisateur qui a présidé à la construction de toutes les infrastructures de l’époque, référentiel qui valait pour tous les projets et se discutait entre les grands corps d’État, les élus locaux et les syndicats. Ce référentiel ne semble plus fonctionner. N’est-il pas en train d’être remplacé par un nouveau, l’écologie, dans lequel l’Homme fait partie d’un écosystème plus global dans lequel il donne une place inédite aux autres espèces, animales et végétales ?

Ces hypothèses, La Fabrique de la Cité souhaite en débattre tout au long de l’année 2019 car nul ne peut se satisfaire d’un état de fait qui met à risque le succès des transitions majeures que nous devons mener dans les décennies à venir. Première étape, le 20 février où nous vous donnons rendez-vous avec les générations futures qui feront le procès de notre époque et nous diront si les citoyens doivent avoir le dernier mot.

Orgueil, préjugés, raison et sentiments : nul doute que l’esprit vif, acéré et sans concession de Jane Austen imprégnera les débats animés qu’un tel sujet ne manquera pas de susciter !

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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