Point de vue d'expert

Jour 5 : Les imaginaires de la route

En septembre 2023, La Fabrique de la Cité était partenaire d’un colloque consacré à la route, co-organisé à Cerisy par Mathieu Flonneau et Frédéric Monlouis-Félicité.

Ce texte a pour vocation de donner un rapide aperçu des présentations des différentes intervenants et des échanges qui ont eu lieu dans le cadre du Colloque. Il sera suivi de la publication d’actes, complets, rassemblant les contributions universitaires et expertes ainsi que les différentes sources et références mentionnées au cours de ces journées de réflexion.

 

La Fabrique de la Cité tient à remercier Angèle Le Prigent, doctorante en Science Politique au Laboratoire Arènes à l’université de Rennes, Roman Solé-Pomies, en thèse de doctorat au Centre de sociologie de l’innovation (Mines Paris-PSL), Emma-Sophie Mouret, docteure en histoire de l’aménagement du territoire et de l’environnement, LARHRA, Université Grenoble Alpes, et Jean-Clément Ullès, doctorant au Laboratoire de Géographie et d’Aménagement de Montpellier (LAGAM) pour ce travail de synthèse.  

La Fabrique de la Cité remercie également l e Centre culturel international de Cerisy et l’Association des amis de Pontigny-Cerisy, ainsi que l’ensemble des co-partenaires de ce colloque « Comprendre la route » : l’association P2M, le laboratoire Sirice et l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, le Syndicat des équipements de la route, la Fédération nationale des Travaux publics, l’Union routière de France, et Route de France.  

« Marcel Proust, Julien Gracq et la route comme expérience littéraire »

dialogue entre Aurélien Bellanger, écrivain et Mathieu Flonneau, historien

 

Julien Gracq est abordé comme l’écrivain de la route par excellence. Toute son œuvre est alimentée par des comptes-rendus méticuleux d’excursions, qui articulent des descriptions précises et riches avec des images et des photographies.

Il n’est pas anodin que Gracq ait abandonné un parcours universitaire en philosophie au profit de la géographie. Grand témoin d’événements historiques majeurs, de la « drôle de guerre » au débarquement normand, grand lecteur de campagnes militaires, historien, il délaisse parfois le récit de ces événements pour lui préférer des descriptions de paysages, des dessins souvent résumés à une ligne assortie d’annotations esthétiques fulgurantes.

 

En abordant ainsi la route par le roman, la carte apparaît comme un écran qui nous aveugle dans notre expérience du paysage parce qu’elle indique d’emblée où sont les choses : le récit, au contraire, restitue l’expérience matérielle et sensorielle de la route.

 

Les imaginaires littéraires portés par J. Gracq ou par M. Proust invitent au tourisme, aux origines de l’automobilisme, « nouvelle échelle du monde ». Catherine Bertho-Lavenir rappelle comment le Touring Club de France s’est construit avec des récits de voyages, partagés dans une belle écriture de bourgeois modernistes, qui prévoient la panne et les moyens de s’en prémunir, s’appropriant les paysages avec l’aide des populations locales.

 

« La route ouvreuse d’horizons »

avec Georges Amar, ingénieur, écrivain, artiste, Stéphane Nicolas, conservateur de l’Aventure Michelin, Marie-Emilie et Charline Perrone, dramaturges et comédiennes

Animateur : Alphonse Coulot, La Fabrique de la Cité

 

Stéphane Nicolas raconte comment Michelin a transformé la perception du territoire : la carte routière, imaginée par Michelin en 1910, portait déjà une information touristique sur certaines routes désignée par le liseré vert. Quant au guide Michelin, il remonte aux guides des champs de bataille introduits en 1917 dans le cadre d’un tourisme de pèlerinage, et auxquels allaient succéder en 1926 les guides régionaux, ancêtres du guide vert. Ces différents produits ont contribué à démystifier le voyage et à ouvrir le tourisme au grand public.

 

Avec la pièce Échappées, Charline Porrone confie à sa sœur Marie-Émilie la mission d’écrire le discours d’une voiture, à partir d’un projet d’adaptation au théâtre de Thelma et Louise. La voiture, personnifiée, va permettre une échappée onirique hors du sentiment d’oppression dont souffrent les personnages principaux. La voiture dialoguera alors avec le public, et vivra son propre voyage.

 

Georges Amar propose une approche de la prospective, qui ne doit ni prédire, ni décider, mais inviter à ré-ouvrir les futurs possibles. En identifiant les paradigmes dominants et probablement obsolètes, s’attacher à définir des paradigmes alternatifs féconds : passer du transport à la mobilité, de la vitesse au lien unissant deux lieux, de la fluidité à l’adhérence.

 

  « La route comme monument historique ? »

par Dan Marriott, fondateur de l’association internationale Preserving the historic road

 

L’association Preserving the historic road mobilise les pouvoirs publics américains autour de la préservation de routes anciennes et emblématiques. Pour ce faire, elle organise régulièrement des conférences internationales (à Portland en 2022), pour sensibiliser les acteurs du patrimoine, les agences de transport et les pouvoirs publics à la patrimonialisation de la route. Elle fonde son action sur un triptyque : l’identification des routes possédant un intérêt patrimonial, leur préservation, et leur gestion (évaluation de leur fonctionnalité et de leur niveau de sécurité actuel).

Le souci de patrimonialisation des routes américaines est néanmoins plus ancien que la création de l’association (fondée en 1998). Deux conférences historiques se sont ainsi tenues ; l’une en 1925 à New York, l’autre en 1940 à Los Angeles. La reconnaissance du patrimoine routier se joue à une échelle internationale, en témoigne l’aura des routes de légendes comme la Route 66 (Etats-Unis), la Great Ocean Road (Australie), le Camino Real de Tierra Adentro (Mexique) et la Route Nationale 7 en France.

 

« La route : esthétique d’un objet architectural singulier »

avec Laurent Pittet, rédacteur en chef de la revue Roaditude, Eric Alonzo, architecte, professeur et docteur en architecture, Julien Vick, délégué général du Syndicat des Équipements de la Route.

 

Animateur : Frédéric Monlouis-Félicité, essayiste, éditeur

 

Les intervenants ont eu l’occasion d’explorer l’esthétique de la route, à travers plusieurs prismes d’analyse. La route a, en effet, été pensée dès la Renaissance (peut-être avant ?) comme un objet architectural. Le critère de la beauté (voluptas) est puissamment mobilisé, comme c’est le cas par Leon Battista Alberti au XVe siècle. Les ingénieurs français des Ponts et Chaussées portent d’ailleurs une attention particulière à la beauté de la route lors de sa création (insertion paysagère, etc.). La route renvoie aujourd’hui à un imaginaire esthétique, lié à son emprise spatiale, aux paysages traversés, à sa sinuosité et son aspect pittoresque.

 

Toutefois, la recherche du beau est-elle compatible avec les équipements de la route (panneaux, balises, dispositifs de retenue et anti-bruit, etc.) ? L’approche esthétique vient en percuter une autre plus pratique, donnant la priorité à la sécurité. En effet, tous les équipements sont normalisés et aucune marge de manœuvre n’est possible pour les modifier (couleur, géométrie, dimensionnement). Quelques chiffres pour comprendre l’importance de ces dispositifs : la France compte 20 à 25 millions de panneaux et 120 000 km de dispositifs de retenue (métal, bois-métal, béton) pour 1 million de km de routes ! Les enjeux de sécurité n’empêchent pas une prise en compte croissante des problématiques environnementales (travail sur les matériaux et les peintures, etc.). L’émergence d’une nouvelle poétique ?

 

La route, rectiligne ou sinueuse, s’est historiquement – et docilement – posée sur les topographies les plus mouvementées. Le réseau routier, arborescent et quasi organique, a progressivement relié, tous azimuts, la ville aux plus petites parcelles de champs, les fronts de mer aux contreforts montagneux. Présidant aux mouvements de populations entre tous les territoires et permettant l’échange, les routes, véritables monuments horizontaux, ont par essence une forte dimension politique, économique, sociale et culturelle. Par-delà toute considération technique. Elles se parent également d’une poétique toute particulière, entre invitation à l’évasion et célébration du paysage. Le colloque a tenté de rappeler tous ces aspects, parfois oubliés, qui font la route. A une époque où la route et ses usages sont justement invités à se réinventer. Route plus économe en ressources, route mieux utilisée et mieux partagée, route modernisée et intelligente, espace public plus juste, espace anthropisé toujours mieux intégré dans le milieu « naturel »… Il sera d’autant plus facile de construire l’avenir de la route que nous aurons su appréhender son importance et son épaisseur de sens aujourd’hui.

 

 

 

 

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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