De cette ligne de partage, Jean-François Léger tire une typologie des villes moyennes fondée sur la proportion d’habitants âgés [21] :
- Villes moyennes situées au nord d’une ligne reliant La Roche-sur-Yon à Belfort: faible proportion de personnes âgées de 50 ans ou plus (à l’exception de Lannion, Saint-Brieuc, Saint-Malo, particulièrement attractives du point de vue des retraités). Ces trajectoires relativement homogènes dissimulent cependant une variété de circonstances :
- À proximité de Paris, certaines villes moyennes bénéficient d’un apport de population, avec de jeunes ménages choisissant de quitter la capitale et l’arrivée de jeunes retraités.
- Dans les villes moyennes de l’ouest, les départs des jeunes sont compensés par l’arrivée de couples avec enfants.
- Villes moyennes situées au sud de cette même ligne: forte proportion de personnes âgées de 50 ans ou plus (à l’exception de Cluses, Thonon-les-Bains et Salon-de-Provence, qui « bénéficient de leur proximité avec de grandes métropoles (Lyon, Genève et Aix-Marseille) [22]» et attirent donc les retraités qui habitaient auparavant ces dernières).
Plus que le nombre d’habitants et donc le statut de ville moyenne, c’est le contexte régional, couplé aux caractéristiques économiques, sociologiques, géographiques voire météorologiques qui dicte la rapidité (ou, au contraire, la lenteur) du vieillissement démographique et explique les différences d’âge moyen des habitants d’une ville moyenne à l’autre.
Les villes moyennes face au vieillissement démographique : des enjeux multiples et complexes
Pour les villes moyennes confrontées à un vieillissement démographique rapide ou de grande ampleur dans les quelques décennies à venir, l’enjeu premier consistera à offrir aux plus âgés un cadre de vie plus adapté, par le biais, tout d’abord, d’une offre de logement capable de satisfaire leurs besoins propres. L’essentiel de l’offre de logement de 2050 existe déjà ; c’est donc sur le parc résidentiel existant que devront se concentrer tous les efforts[23]. En effet, la majorité des personnes âgées continuent de vivre dans leur domicile propre plutôt que dans un établissement dédié (EHPAD), ce qui correspond à leur souhait quasi-unanime. L’adaptation des logements existants aux besoins des personnes âgées est donc un enjeu critique. Selon l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), ce sont deux millions de Français âgés de plus de 60 ans dont le logement nécessité aujourd’hui d’être adapté. Cette adaptation des logements impliquera d’améliorer leur ergonomie pour prendre en compte la mobilité parfois réduite des personnes âgées et leurs éventuels problèmes de santé : ascenseurs, rampes d’accès, rampes d’escalier, climatisation, chauffage, lieux de passage suffisamment spacieux sont autant de prérequis pour un habitat adapté aux besoins des seniors et les protégeant de risques physiques, au premier rang desquels la chute, responsable de 10 000 morts par an en France parmi les plus de 65 ans[24].
Le défi est plus important encore pour ce qui concerne les personnes âgées confrontées à une perte d’autonomie, qui sont au nombre de 2 millions environ en France, et dont 1,5 million continue de vivre à domicile[25]. Le nombre d’individus à l’autonomie diminuée est en rapide augmentation : ainsi, le nombre de bénéficiaires de l’Allocation personnalisée autonomie (APA), indicateur révélateur en la matière, devrait progresser de 20 000 par an d’ici 2030 puis de 40 000 par an entre 2030 et 2040. Pour permettre à ces individus de demeurer chez eux le plus longtemps possible, les ajustements mentionnés plus haut seront indispensables, d’autant qu’« on ne comptabilise que 6% du parc de logement comme étant adapté́ au besoin de personnes âgées fragiles (enquête SHARE, 2006) [26]», relève Pierre-Marie Chapon dans une étude du Centre d’analyse stratégique. La France est, à ce titre, en retard sur ses voisins européens, puisque 12% des logements allemands sont adaptés aux personnes dépendantes et 16% des logements néerlandais[27].
En matière de mobilité aussi, le grand âge fait face à des défis colossaux : comment continuer à se déplacer lorsque l’on ne peut plus conduire et que notre mobilité physique est réduite ? Le transport collectif s’impose comme la seule solution viable pour ces populations. Or les villes moyennes sont généralement bien moins dotées en la matière que les grandes métropoles, qui bénéficient de réseaux de transport en commun étendus et multimodaux. Dès lors, « les réseaux de transport et les services disponibles devront être repensés pour permettre à cette population vieillissante, parfois isolée, d’en bénéficier, à l’égal de celle habitant en ville [28]». En périphérie de ces villes moyennes, le problème est encore accentué ; la distance aux équipements de la vie quotidienne, impossibles à rallier à pied comme ils le sont dans le centre-ville d’une ville moyenne, devient rédhibitoire, contribuant à isoler encore davantage les personnes âgées. La mise en place de transports à la demande (notamment « entre les logements collectifs seniors et les points de services et d’équipements des centres-villes [29]», souligne la Banque des territoires) peut constituer une piste prometteuse, de même qu’une réflexion renouvelée, de la part des acteurs publics et privés implantés dans les villes moyennes, sur la localisation des équipements de la vie quotidienne, des services et commerces de proximité. En effet, « la question des personnes âgées et de l’accessibilité́ est à envisager à l’échelle du quartier en reliant l’ensemble des fonctions de la ville : services, commerces, équipements, logements, aménagement des espaces publics, transports, déplacements pédestres [30]», rappelle Pierre-Marie Chapon.
L’aménagement urbain aussi doit s’adapter, au cœur comme aux périphéries de ces villes moyennes. La conception et la modification de l’espace public doivent permettre de le rendre plus accueillant pour les personnes âgées (présence de bancs publics, toilettes publiques adaptées, passages piétons sécurisés, trottoirs planes et larges, signalisation adaptée…) et de favoriser le contact entre générations, dont on sait combien il est bénéfique pour lutter contre l’isolement des personnes âgées, facteur de déclin de leur santé mentale. À ce titre, les villes moyennes françaises peuvent trouver matière à réflexion dans les aménagements mis en œuvre dans d’autres villes européennes ; Serge Guérin met ainsi en avant l’exemple des pays scandinaves, où « la structure des villes est étudiée pour convenir à l’ensemble de la population : des trottoirs plus larges, davantage d’espaces pour la circulation des poussettes et des personnes à mobilité réduite… Des voitures qui roulent plus doucement, donc moins d’accidents, moins de personnes âgées renversées et hospitalisées… [31]». L’aménagement urbain peut enfin favoriser l’activité physique des personnes âgée ; la ville de Vitré a ainsi créé un parcours d’orientation pour personnes âgées dans l’un de ses parcs et leur propose des activités sportives dédiées[32]. Dans tous ces domaines, les attentes des personnes âgées, notamment lorsqu’elles sont originaires de métropoles et choisissent de s’installer dans une ville moyenne pour leur retraite, sont importantes et doivent encourager les collectivités locales à renforcer leur offre de services urbains.
Ces chantiers (adaptation des logements, de la mobilité, de l’espace public, proposition de nouveaux services urbains…) devront être menés concomitamment et appelleront, de la part des villes concernées, des investissements significatifs dans un contexte de restriction budgétaire induit par la crise économique déclenchée en 2020 par la pandémie de Covid-19. Dans le même temps, les villes moyennes devront veiller à rester abordables pour ces publics moins fortunés qu’on ne le croit, la pension médiane demeurant inférieure à 1 300 euros par mois[33]. « La capacité contributive des personnes âgées à l’adaptation de leur logement est dès lors une question importante, même après déduction de l’aide publique[34] », écrit Muriel Boulmet, alors même que le taux d’effort (part des revenus consacrée aux dépenses de logement) croît à nouveau lorsque l’on atteint l’âge de la retraite. Pour les villes moyennes, cette dimension financière pourrait bien revêtir dans les décennies à venir une dimension critique, alors même que, précise encore Muriel Boulmet, « la densité de personnes âgées dans les villes moyennes (50 000 à 300 000 habitants) devrait augmenter d’ici à 2030 [35]».
Répondre aux attentes des seniors en matière de services urbains : un défi pour les villes moyennes
L’image de personnes âgées peu familières des nouvelles technologies et réticentes à s’en emparer occulte une réalité plus nuancée : les seniors, au sens large, sont friands des services que le numérique rend possible, à commencer par l’e-commerce. Ainsi, près de la moitié des nouveaux clients des sites généralistes d’e-commerce (notamment les sites de « drives ») ont plus de 50 ans, rapporte ainsi Grégoire Baudrier, spécialiste e-commerce à la division Wordpanel de l’institut de sondage Kantar, qui souligne que « le taux de pénétration des quinquagénaires sur les sites e-commerce généralistes était de 25% à P2 2020 et de 35% à P9 2020. Celui des sexagénaires est passé de 18% à 27% et celui des septuagénaires de 13% à 17% [36]». Cette tendance peut constituer une opportunité pour les villes moyennes, comme le rappelait Philippe Dugot, professeur de géographie à l’Université Toulouse Jean Jaurès, à l’occasion des Rencontres des villes moyennes : « à la faveur de la crise sanitaire, on a vu des villes comme Belfort développer des plateformes de commerce électronique rassemblant des commerces de villes moyennes pour mutualiser le click & collect. Plus généralement, le commerce électronique peut venir renforcer la normalité des villes moyennes en donnant accès à des biens autrefois accessibles uniquement dans des métropoles. Il peut également aider les villes moyennes à ressaisir leur rôle de pourvoyeur de services à leur environnement de petites villes et de zones rurales, en servant de pivot logistique pour la projection de produits locaux ».
La connectivité représente ainsi un enjeu important pour les villes moyennes. L’accueil d’une proportion importante de populations âgées ne le rend que plus central. Dans quelle mesure la carte numérique actuelle répond-elle aux besoins de ces populations ? La question se pose une nouvelle fois avec acuité à l’heure du déploiement de la 5G. Le potentiel que recèle cette technologie en matière médicale, un domaine qui intéresse tout particulièrement les personnes âgées et dans lequel l’offre des villes moyennes demeure souvent insatisfaisante, est particulièrement important. Le déploiement à grande échelle de la 5G ouvre ainsi la voie, pour la médecine, à un affranchissement des contraintes imposées par la distance. Le traitement d’un patient par un médecin situé à l’autre extrémité du pays pourrait ainsi, à terme, devenir la norme. L’illustration la plus spectaculaire de ces nouvelles possibilités est certainement la téléchirurgie, qui permettra à un chirurgien d’opérer à distance à l’aide de robots médicaux. Un tel exploit n’est rendu possible que par la 5G et les temps de latence extrêmement réduits qu’elle autorise : l’Institut Sapiens note ainsi qu’« en février 2019, la 5G a permis à la première opération télé́-motorisée de bénéficier d’un temps de latence de 0,01 seconde, contre 0,27 seconde sur les réseaux 4G [37]». De façon plus générale, le déploiement de la 5G permettra une montée en puissance des téléconsultations, auxquelles les Français se sont en tout état de cause habitués à la faveur de l’épidémie de Covid-19 ; les téléconsultations représentaient ainsi 11% des consultations médicales au mois de mars 2020 contre moins de 1% auparavant[38]. Aussi Guy Vallancien, chirurgien interrogé par l’Institut Sapiens, explique-t-il que « la 5G permettra de développer la télé-proximité, grâce à la couverture du territoire à 100% inhérente à cette technologie [39]». Ces téléconsultations peuvent permettre une nette amélioration du suivi médical des personnes âgées et, plus largement, une qualité de vie accrue dans les villes moyennes, où le nombre de médecins par habitants laisse aujourd’hui souvent à désirer[40]. Comme le relevait le Sénat en 2020, « l’expression ‘déserts médicaux’ s’est imposée dans le débat public ces dernières années. Elle concerne souvent des espaces ruraux mais aussi certaines villes moyennes [41]».
Pour autant, les avancées que promet la 5G en matière médicale ne se réaliseront qu’au moyen d’une couverture 5G homogène sur l’ensemble du territoire ; or la stratégie nationale en la matière, telle que présentée dans la feuille de route publiée par le gouvernement en juillet 2018, a pu sembler laisser les villes moyennes de côté. Une tribune d’élus de villes moyennes appelait pourtant récemment à « utiliser prioritairement la 5G pour déployer des services publics à forte valeur ajoutée dans les villes d’équilibre, en particulier en matière de santé ou d’éducation [42]». L’un de ses signataires, Jean-Christophe Fromantin, maire de Neuilly-sur-Seine, regrette l’absence de vision de l’État pour les villes moyennes en la matière, et le fait que la feuille de route gouvernementale prévoie une concentration de la 5G à 80% dans les métropoles et à 20% seulement dans les villes moyennes. « Au lieu de constituer un puissant effet de levier, l’infrastructure numérique dans les villes moyennes fait l’objet d’un sous-investissement catastrophique », déclarait ainsi Jean-Christophe Fromantin à l’occasion de la première édition des Rencontres des villes moyennes de La Fabrique de la Cité. Pis encore, déplore-t-il :
« A l’heure où l’avenir de nos territoires dépend de la qualité de leurs connexions, la carte du déploiement numérique est laissée à l’appréciation des opérateurs de télécommunication. Même si le Gouvernement s’en défend, s’il dit ne plus vouloir faire de la 5G un objectif budgétaire, il n’en demeure pas moins, qu’au-delà de quelques principes et des ratios que l’Arcep soumet aux opérateurs, aucune programmation territoriale n’est proposée. Rien n’est élaboré sur la base d’une perspective stratégique d’aménagement du territoire français. S’il est demandé aux opérateurs d’équiper au moins deux villes, de diversifier les sites, de s’intéresser aux axes de communication ou de mettre des fréquences à la disposition des industriels, aucune vision d’avenir, ni aucun maillage structurant n’est pour autant arrêté pour guider leurs investissements et donner un objectif politique à cette technologie […] Le déploiement des fréquences, s’il ne participe pas d’une vision politique et stratégique de la France, risque d’amplifier les fractures territoriales plutôt que de les résoudre [43]».
Des plans gouvernementaux comme le programme Action cœur de ville attestent d’une volonté de l’État de soutenir le dynamisme économique et démographique des villes moyennes et leur revitalisation. La cohérence exigerait que l’ensemble des politiques nationales structurantes pour l’équilibre territorial français, telle, par exemple celle qui préside au déploiement de la 5G, tendent au même objectif.
La question des services urbains dont ont besoin les personnes âgées semble encore insuffisamment visible dans le débat public. Les seniors sont pourtant des habitants à part entière des villes, et notamment des villes moyennes confrontées à un vieillissement démographique rapide. Les pouvoirs publics doivent assumer de construire et d’aménager des villes pour ces personnes et leurs besoins spécifiques. C’est ce que font depuis longtemps des villes à la population âgée, telles que Singapour ou certaines villes japonaises. Ainsi, à Toyama (Japon), une politique intitulée « Compact City » vise à concentrer les services urbains pour en faciliter l’accès aux personnes âgées et à améliorer le réseau de transport urbain pour promouvoir leur mobilité[44]. La piétonisation de certaines rues, la promotion d’initiatives visant à créer des lieux de rencontre conviviaux pour personnes âgées, des plans de gratuité à destination de ces mêmes personnes sont autant de dispositifs visant à adapter la ville aux besoins d’une population vieillissante.