Édito

Mieux comprendre la congestion urbaine pour y répondre : « It’s the economy, stupid! »

Ville congestionnée ou société congestionnante : l’espace, le temps… et nous

La congestion urbaine, telle que définie par les experts du trafic, apparaît lorsque la demande de déplacements[1]excède la capacité de l’infrastructure[2]. Il y a donc deux états pour le trafic : une circulation fluide et une circulation congestionnée lorsque le point critique, au-delà duquel la demande de déplacements dépasse la capacité de l’infrastructure, est atteint.

Deux types de phénomènes peuvent provoquer une congestion du réseau. On parlera de congestion récurrente (ou congestion de la demande) et de congestion non récurrente (ou congestion de l’offre)[3] :

  • Dans le premier cas, l’embouteillage survient lorsque la demande croît au point de dépasser l’offre viaire. Ce phénomène apparaît notamment aux heures de pointe où lors des grands épisodes de départs en vacances.
  • Dans le second cas, l’embouteillage est provoqué par une réduction soudaine ou prévue de la capacité de la voirie. Ces épisodes de congestion se produisent notamment lors de travaux, d’une réduction de chaussée ou bien encore d’un accident.

Fig. 1 : congestion récurrente et non-récurrente

Un embouteillage survient donc avant tout parce que le rapport entre capacité et demande se déséquilibre. Et les villes sont des territoires propices à l’apparition d’embouteillages….

Le fonctionnement efficace et efficient de nos sociétés implique la synchronisation des temps de travail.Ainsi, actifs et étudiants doivent se retrouver aux mêmes endroits, aux mêmes moments pour pouvoir interagir. Cette nécessité imposée par nos sociétés conduit une majorité de citadins à se déplacer dans des fenêtres horaires similaires : 7h-9h et 16h-18h. De plus, la concentration spatiale de l’emploi, accrue par la métropolisation, contribue à renforcer l’utilisation des réseaux routiers autour des pôles d’emploi. Bien que l’informatique nous ait promis de faire disparaître les espaces de bureau et les déplacements domicile-travail, force est de constater que les actifs se déplacent toujours et sur des distances toujours plus longues.

Plusieurs facteurs expliquent ce recours croissant aux déplacements pendulaires sur de longues distances.Tout d’abord, le phénomène a été facilité par la présence des réseaux de transport sur ces longues distances (trains de banlieues, bus) et par la diminution du coût d’usage de la voiture[4]. L’accélération croissante des transports a permis de repousser les frontières urbaines et aux citadins de vivre plus loin. De plus, cette augmentation des distances de déplacement est devenue un recours pour faire face aux tensions sur le marché de l’emploi, à l’augmentation de la valeur du foncier et aux disparités dans l’attractivité des territoires[5].

Loin d’une re-ruralisation de la société permise par l’ordinateur et internet, la société demeure urbaine. Pour Edward Glaeser, professeur d’économie à l’université d’Harvard et spécialiste des déterminants de la croissance urbaine, cela s’explique par le fait que la ville n’est pas seulement un espace de travail. Elle est aussi un lieu de consommation dans lequel les citadins apprécient de passer du temps[6]À l’inverse de ce qui était envisagé avec l’arrivée de l’informatique, les villes se sont progressivement étalées tandis que les déplacements quotidiens s’effectuent sur des distances et durées toujours plus importantes. Les citadins deviennent tendanciellement plus mobiles. Le phénomène s’est particulièrement renforcé en Europe lors des dernières décennies[7]En France, les distances domicile-travail des navetteurs[8] se sont allongées de 1,6 km en moyenne entre 1999 et 2013[9] ; même constat au Royaume-Uni sur la période 2001-2011. Une étude conduite par le Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) indiquait qu’en 2015, entre 11% et 15% des actifs européens âgés de 25 à 54 ans pouvaient être décrits comme « grands mobiles »[10]. En France, la part des trajets de moins de 10 km a diminué tandis que la part de ceux compris entre 20 et 50 km augmentait. Sur ces distances qui s’allongent et à mesure que l’on s’éloigne des centres urbains, la voiture demeure le principal – voire l’unique – mode de transport (Fig. 2), mode, qui, lorsqu’il est sous-optimisé, contribue à utiliser de manière disproportionnée la route et à favoriser l’apparition d’embouteillages.

Cette trop forte demande conduit à l’apparition d’embouteillages lorsque l’utilisation du réseau est surcapacitaire. Du fait d’une trop forte concentration du trafic, la vitesse de circulation optimale ne peut plus être atteinte[11]. La principale cause de ce phénomène tient au caractère sous-optimal de la voiture individuelle, souvent pointé du doigt. De fait, les voitures individuelles affichent un taux d’occupation relativement faible au regard de leur capacité. En Europe, le taux d’occupation des véhicules a chuté entre les années 1990 et 2005 de 1,65 passager par voiture à 1,45 passager par véhicule[12]. À l’inverse, le nombre de kilomètres parcourus par passager a crû sur cette même période : de 45% en Allemagne, 28% en France et 15% au Royaume-Uni[13]. En résumé : le nombre de véhicules sur les routes augmente plus rapidement que le nombre de personnes transportées.

Fig.2 : Modes et déplacements pour les trajets domicile-travail en France (2008)

Quelles actions possibles ?

Chacun comprend aisément qu’il est impossible pour lesréseaux routiers d’accueillir simultanément un nombre croissant de citadins souhaitant parcourir plus de kilomètres avec toujours plus de véhicules. Plusieurs actions sont dès lors possibles : agir sur l’offre viaire, réduire ou déplacer la demande.

Actions sur l’offre

En définissant la congestion comme résultant d’un excès de la demande de déplacement automobile par rapport à la capacité de la voirie, on serait tenté de proposer de manière intuitive d’augmenter la capacité d’une route ou bien d’en construire une nouvelle afin de résorber la congestion. Si une telle déduction est en apparence d’une logique imparable, la réalité de la circulation est plus compliquée et les résultats moins concluants.

À Houston, pour résorber ce que l’American Highway Users Alliance (AHUA) qualifiait de deuxième zone la plus embouteillée du pays, qui faisait perdre chaque année près de 25 millions d’heures aux personnes l’empruntant, il a été décidé d’augmenter la capacité d’un tronçon autoroutier[14].À la jonction avec le périphérique de Houston, la Katy Freeway (Fig. 3) a été élargie jusqu’à devenir l’autoroute la plus large du monde avec près de 26 voies en 2008 (12 voies principales, 8 voies d’accès, 4 à 6 voies à péages). Ce projet a permis de tripler la capacité originelle de la route qui, à sa réalisation en 1968, permettait de faire circuler 80 000 véhicules par jour sur 6 voies[15]Pourtant, la congestion sur cet axe a continué d’augmenter après la livraison des voies supplémentaires : elle a crû depuis de 33%[16].

Cet exemple l’illustre : lorsque l’on augmente la capacité d’une route sans modifier son coût d’utilisation[17], on attire une nouvelle demande de déplacements. La voie élargie ou nouvellement construite devenant, dans un premier temps, moins congestionnée et son prix n’ayant pas augmenté, elle gagne donc en compétitivité. Mais sa fréquentation augmente alors jusqu’à engendrer la réapparition de bouchons, après quoi elle perd de son attractivité. La réalité de la circulation est que lorsque l’on augmente l’offre, on crée une nouvelle demande[18]. On parle ainsi de demande induite par l’augmentation de l’offre viaire. Comme l’exemple de Houston le montre, la situation après la construction ou l’élargissement d’un axe peut être pire que la situation initiale.

Katy-Freeway à Houston - Aliciak3yz (CC BY-SA 4.0)

Sans augmenter la capacité d’un axe de manière pérenne, la mise à disposition d’une voie supplémentaire de manière temporairepour prévenir l’apparition de bouchons a également été testée. En 2017, à Rennes, une étude lancée dans le cadre d’un Pacte État-Métropole avait pour objectif d’étudier la possibilité d’autoriser certains utilisateurs (bus et covoitureurs) à utiliser la bande d’arrêt d’urgence de l’axe Nantes-Rennes (RN 137) lors d’épisodes de congestion[19]. Sans augmenter de manière définitive la capacité d’un axe, évitant ainsi d’aggraver la situation initiale, cette opération permettrait de fluidifier le trafic tout en encourageant les changements de comportement et infléchissant la demande de déplacement.

Actions sur la demande

Que l’on craigne un risque d’aggravation de la situation initiale ou que les fonds publics viennent à manquer, une action sur l’offre n’est pas toujours envisageable. À défaut de pouvoir engager une action sur la capacité de la voirie, il est potentiellement possible d’infléchir la demande de déplacements. Cette action a théoriquement un effet direct sur le flux de véhicules, sur la concentration de la circulation et par conséquent sur la congestion. De quelles actions parle-t-on ? D’abord remplir les voitures. En 1997, on estimait qu’en Europe, une voiture transportait de 1,1 à 1,2 personne en moyenne lors des trajets domicile-travail[20]. Dans le périurbain, où près de 97% des habitants utilisaient leur voiture régulièrement, ce taux tombe à 1,06 passager[21]. Dans ces conditions la solution paraît simple. « Pour réduire les bouchons, il suffirait de 5% de voitures autonomes »[22] ; « si on passait à 1,7 [passager],on règlerait la question des bouchons à Paris »[23], peut-on ainsi lire.

Dans cette optique, est principalement visée la mutualisation des trajets domicile-travail. Des expérimentations, comme celle lancée en septembre 2017 à Toulouse et Reims par BlaBlaCar, ambitionnent de développer le covoiturage pendulaire qui, selon l’ADEME, représentait en 2015 seulement 3% des déplacements domicile-travail[24]. Des actions telles que la réalisation d’aménagement routiers visant à favoriser le covoiturage, la création d’espaces de stationnement et d’aires de rencontre ou bien encore la prise en compte du covoiturage dans les plans de déplacements entreprise (PDE) permettent ainsi d’encourager la mutualisation des déplacements sur des trajets quotidiens.

Une autre solution consiste à désynchroniser les rythmes des déplacements. Tout comme sur le réseau électrique, cela revient à effacer une partie de la demande aux heures de pointe. Cet effacement peut à la fois être temporel, en incitant au décalage dans le temps d’un déplacement (plus tôt ou plus tard) ou spatial en choisissant un autre itinéraire. Toutefois, de telles actions ne peuvent se faire sans l’accord des entreprises et la création de réels itinéraires de substitution. En outre, jusqu’à quel point faut-il, comme sur le réseau électrique, rémunérer celui qui s’efface pour l’inciter à le faire ?

Enfin, qu’adviendrait-il de la congestion si l’on de se déplaçait moins pour aller travailler ? C’est toute la question du télétravail ou de la création, balbutiante, de tiers lieux mutualisés, par exemple à proximité ou même dans des gares. Si une part croissante de la population active tend à adopter le télétravail, il s’agit d’une solution encore très limitée sans compter qu’une majorité d’actifs (60%) et une part importante des métiers (45%) y sont inéligibles[25].

Quel est le juste prix de la congestion ?

Force est cependant de constater que les solutions telles que le télétravail ou la mutualisation des trajets domicile-travail, si elles existent et sont déjà ponctuellement mises en œuvre, peinent à trouver leur place et à se massifier. En revanche, la congestion continue d’augmenter.

Devant l’inefficacité, sur le long terme, d’actions sur l’offre viaire et la demande de déplacements, d’autres approches, de nature économique, sont envisagées. Selon l’économiste Anthony Downs, les actions précédemment citées ne permettent donc pas de venir à bout de la congestion[26]. Pis encore, le rééquilibrage quasi-automatique de la demande de déplacements peut également conduire des personnes qui utilisaient auparavant les transports en commun à se reporter sur la voiture individuelle grâce à la compétitivité gagnée par l’axe désengorgé. Cela s’explique par ce que Downs appelle la « triple convergence ». Sur les réseaux de transport, les flux s’ajustent automatiquement. Ainsi, l’espace libéré par action sur l’offre viaire (élargissement, construction) ou sur la demande de déplacement (réduction du nombre de véhicules sur une route) sera rapidement comblé.

Schéma de la triple convergence selon Anthony Downs

Dans ces conditions, un seul mécanisme est de nature à enrayer le phénomène de triple convergence : l’augmentation du coût d’usage de la voiture par l’instauration d’une redevance géographique ou par le renforcement de la taxation sur les produits pétroliers.

Dépasser la seule approche physique d’un embouteillage pour la compléter d’une approche économique : pour les économistes, à l’instar d’Anthony Downs, le seul moyen de freiner l’augmentation de la congestion et de la ramener à un niveau optimal est de lui associer un coût correspondant à l’externalité négative qu’elle engendre. Encore faut-il pouvoir calculer ce coût et donc évaluer les externalités négatives engendrées par l’automobile et ses usages : congestion, pollution, nuisances sonores, dégradation prématurée de la voirie, stress, anxiété… Rappelons qu’une externalité négative correspond au moment où la consommation d’un bien ou d’un service – dans ce cas, l’utilisation de la route – est affectée négativement par la consommation d’autres individus. La congestion représente un cas particulier d’externalité[27] : les personnes présentes dans un embouteillage le subissent autant qu’elles le causent[28].

Le coût total de la congestion urbaine est souvent calculé en agrégeant les coûts des différentes externalités négatives qu’elle produit. En ajoutant les dégradations, le temps perdu, les nuisances et les effets néfastes sur la santé, certains experts ont estimé le coût total des embouteillages en France à 17 milliards d’euros par an en 2014[29], soit environ 0,8% du produit intérieur brut (PIB). Ce calcul ne fait cependant pas l’unanimité. Rémy Prudhomme met en doute ce chiffrage, qu’il juge peu crédible[30]Surestimer le coût total de la congestion constitue un risque pour qui cherche à le chiffrer de la façon la plus juste possible. Les approches diffèrent selon l’acception que l’on donne au volume de trafic et à la durée et la valeur du temps perdu dans les bouchons. Ce type de calcul a tendance à surestimer le temps perdu dans les embouteillages en le comparant à une situation de référence idyllique dans laquelle la route serait totalement vidée de ses usagers et la vitesse de circulation fluide. Ce postulat est contestable dans la mesure où les routes ne sont pas conçues pour être inutilisées. Cette situation de référence n’est pas réaliste. En zone urbaine, les routes sont presque toujours congestionnées[31].

En 1999, Rémy Prudhomme présente un modèle de calcul du coût de la congestion, visant à fournir une méthode plus crédible que celle communément utilisée, fondée sur des définitions imprécises de la congestion et de son coût.

Il déconstruit tout d’abord le mythe fondateur de ce type de calcul. Pour lui, le coût de la congestion ne doit pas être calculé par rapport à une situation dans laquelle il n’y aurait aucune voiture sur la route tant celle-ci est irréaliste. La route est justement construite pour être utilisée.

Prudhomme fonde par conséquent sa méthode de calcul du coût de la congestion sur l’équilibre naturel de circulation (en A). Celui-ci, moins irréaliste, advient lorsqu’un conducteur supplémentaire supporte un coût privé (principalement composé de la valeur du temps passé et du coût de fonctionnement du véhicule) égal au bénéfice qu’il retire en utilisant l’axe emprunté. Passé cet équilibre, le conducteur marginal verrait le coût d’utilisation de la route dépasser l’utilité qu’il en retirerait et déciderait rationnellement de ne pas l’emprunter. Pour Prudhomme, si cet équilibre est naturel, il n’est toutefois pas optimal pour la société.

Prudhomme considère alors un coût social. Celui-ci correspond au coût privé que supporte l’automobiliste mais aussi au coût que son véhicule fait perdre à tous les autres véhicules lorsqu’il circule sur la route. Cette deuxième courbe de coût croise la demande en un second point d’équilibre (en B) qui constitue, pour Prudhomme, l’équilibre optimal de congestion pour la société. Au-delà de cet équilibre, ce n’est pas seulement l’utilité de l’automobiliste qui décroît mais celle de l’ensemble des autres automobilistes qui circulent sur l’axe.

Pour l’auteur, un coût advient, supporté par la société, lorsque l’équilibre est naturel au lieu d’être optimal. Une première conclusion découle de cette démonstration. L’équilibre naturel est parfois une situation dans laquelle il y a déjà des embouteillages puisque, selon Prudhomme, l’utilisation naturelle d’une route est presque toujours supérieure à sa capacité. Ainsi, l’objectif des politiques publiques de mobilité ne sera pas de faire disparaître la congestion mais de la ramener à un niveau optimal.

Modèle de calcul du coût de la congestion selon Prudhomme

Pour la société, atteindre un équilibre optimal de congestion nécessite différents types d’actions. Selon Downs, la plus efficace d’entre elles consiste à augmenter le coût d’utilisation d’une infrastructure pour réduire la demande. L’application d’une redevance implique de faire payer au conducteur marginal (celui qui déséquilibre l’état naturel de circulation) les délais qu’il impose aux autres conducteurs.

Au-delà des difficultés à en évaluer le juste prix, le principe même consistant à faire payer la congestion urbaine soulève plusieurs problèmes. En premier lieu, cela nécessite de rendre payant le fait de circuler dans certains espaces à des moments définis de la journée. Ce type de redevance est particulièrement impopulaire car circuler était jusqu’alors un droit acquis au travers du paiement de l’impôt. L’application d’une redevance supplémentaire sur la congestion aurait alors pour effet de taxer deux fois le même droit.

Ensuite, la mesure peut être perçue comme antisociale. En effet, si une partie de la population peut se permettre de ne pas se déplacer ou de payer la redevance appliquée, une autre n’a tout simplement pas cette possibilité. Enfin, les automobilistes dans les embouteillages supportent déjà une grande partie du coût de la congestion au travers du temps perdu chaque jour. Pour parvenir à ses fins, la tarification de la congestion devra donc lever l’ensemble de ces freins.

À la différence d’un véritable bien commun, dont la ressource est limitée, le réseau routier est extensible. Néanmoins, une fois sa capacité d’extension atteinte, soit car il est spatialement impossible de construire plus de routes, soit parce que les ressources nécessaires à sa réalisation manquent, on peut considérer le réseau routier comme une ressource finie et par conséquent comme un bien communpour le réseau non concédé (et non payant). Sur ces routes, les embouteillages constituent un exemple parfait de « la Tragédie des Communs ». Théorisé par Hardin en 1968, ce phénomène est défini comme la surexploitation d’une ressource commune et limitée et dont aucun acteur économique rivalisant pour sa consommation ne ressort gagnant. En d’autres termes, dans un embouteillage, tout le monde est perdant. Cette théorie est utile pour réfléchir à la manière dont les automobilistes peuvent infléchir cette situation et prendre collectivement de meilleures décisions[32].

La résolution d’une telle situation soulève un problème complexe : comment coordonner simultanément les décisions individuelles d’un grand nombre de personnes pour utiliser un bien dont la consommation n’est pas payante ? Pour l’heure, chaque automobiliste aura tendance à agir de manière rationnelle : il va chercher à réduire en priorité le coût de son déplacement. Comme évoqué précédemment, l’organisation de la société conduit l’ensemble des automobilistes à prendre ce type de décision individualiste aux mêmes moments et favorise ainsi l’émergence des embouteillages et d’une situation où l’ensemble des acteurs perd à être coincé dans les bouchons[33]. Ce type de configuration est imparfait et l’ensemble des personnes prises dans un embouteillage gagnerait à ce qu’elle s’améliore.

Pour infléchir l’apparition des embouteillages, il est nécessaire que chaque automobilisteagisse en prenant en compte les actions des autres automobilistes. Toutefois, le choix d’un déplacement ne se limite pas au choix d’un itinéraire A plutôt que d’un itinéraire B. Un déplacement est une combinaison de choix reliant une origine à une destination. Bretelle d’autoroute, carrefour, itinéraire bis… chaque intersection devient une alternative. Optimiser un déplacement est donc un travail de chaque instant et les possibilités d’itinéraires sont infinies. Il n’est pas interdit de considérer qu’une telle complexité puisse mettre à rude épreuve la rationalité et la bonne volonté des automobilistes quant à la résolution de la congestion urbaine. Aussi, il n’est pas illogique d’assister à des comportements individualistes dans une telle situation.

Aujourd’hui, des outils permettent cependant aux automobilistes d’intégrer les choix de leurs pairs. Ainsi, confrontés à un ralentissement ou un arrêt, les automobilistes auraient auparavant effectué un choix favorisant leur utilité plutôt que celle de la société[34]. Désormais, dans l’éventualité d’un ralentissement, les outils numériques permettent théoriquement d’orienter le choix vers des axes optimisant le réseau. Cependant, comme noté précédemment, les outils numériques de gestion de la congestion ont parfois conduit à aggraver la situation initiale. Car, si ces outils permettent de réduire le temps de circulation de ses utilisateurs, ils ne prennent pas encore en compte les automobilistes qui suivent les consignes des PC circulation ou ceux qui utilisent un autre service. L’une des solutions identifiables pour réduire la congestion sera donc de faire dialoguer l’ensemble des services de régulation de la circulation. Cela passe par une collaboration accrue entre services publics et privés de gestion de trafic.

Télétravail, construction de voies supplémentaires, taxation de la congestion… : entre solutions apparentes de court terme et apories de moyen terme (construction de nouvelles voies), actions de fond multi-acteurs comme telles complexes à mettre en œuvre (changement des rythmes sociaux) et mesures efficaces techniquement mais politiquement difficiles (faire payer l’automobiliste), les stratégies de réduction de la congestion dépassent largement la question numérique. Comme le rappelle Martin Wachs, professeur à l’université de Berkeley, « la congestion est toujours décrite comme une problématique majeure qu’il convient de résoudre mais on trouve inacceptable d’avoir recours aux solutions les plus efficaces »[25].

La vraie question n’est donc pas tant celle de la disparition de la congestion que celle de sa maîtrise relative, dans laquelle le numérique doit trouver sa place.

 


 

Cet article constitue le troisième d’une série de quatre épisodes que consacre La Fabrique de la Cité au rôle du numérique dans la résolution de la congestion urbaine.

 


 

[1]Exprimée en nombre de véhicules empruntant l’infrastructure.

[2]Christine Buisson, Jean-Baptiste Lesort, Comprendre le trafic routier : Méthodes et calculs,CERTU, 2010.

[3]Richard Dowling, Alexander Skabardonis, Michael Carroll, Zhongren Wang, Methodology for Measuring Recurrent and Nonrecurrent Traffic Congestion, Transportation Research Record: Journal of the Transportation Research Board, 1867: 60–68, 2004.

[4]Jean Coldefy, Villes et voitures : pour une réconciliation, Fondation pour l’innovation politique, juin 2018 [En ligne : http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2018/05/127-Jean-Coldefy_2018-05-31_web.pdf] (Consulté le 28 août 2018).

[5]Emmanuel Ravalet, Grands mobiles ou grands sédentaires?, Forum Vies Mobiles – Préparer la transition mobilitaire, 18 février 2014 [En ligne : http://fr.forumviesmobiles.org/video/2014/02/18/grands-mobiles-ou-grands-sedentaires-2175] (Consulté le 28 août 2018).

[6]Greg Rosalsky, The Economics Of The Office: Why Do We Still Commute?, Pacific Standard, 30 octobre 2017 [En ligne : https://psmag.com/economics/why-do-we-still-commute] (Consulté le 27 août 2018).

[7]Fabrice Breithaupt, La grande mobilité liée au travail est un phénomène de société, Entretien avec Vincent Kaufmann, Sociologue, EPFL, La Tribune de Genève, 19 novembre 2014 [En ligne : https://transport.epfl.ch/wp-content/uploads/2018/08/page012.pdf] (Consulté le 28 août 2018)

[8]Selon l’INSEE, un navetteur est un actif occupé ne travaillant pas dans sa commune de résidence.

[6]Institut national de la statistique et des études économiques, De plus en plus de personnes travaillent en dehors de leur commune de résidence,INSEE Première n°1605, 30 juin 2016.

[10]« Grand mobile » : qui consacre plus de deux heures par jour pour leurs trajets domicile-travail en moyenne.

[11]Gaële Lesteven, Les stratégies d’adaptation à la congestion automobile dans les grandes métropoles. Analyse à partir des cas de Paris, São Paulo et Mumbai, Géographie, Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2012.

[12]European Environment Agency, Occupancy rates of passenger vehicles, 16 décembre 2008[En ligne : https://www.eea.europa.eu/data-and-maps/indicators/occupancy-rates-of-passenger-vehicles/occupancy-rates-of-passenger-vehicles] (Consulté le 31 août 2018).

[13]Kurt Van Dender, Martin Clever, Recent Trends in Car Usage in Advanced Economies – Slower Growth Ahead?, International Transport Forum, septembre 2009, [En ligne : https://www.itf-oecd.org/sites/default/files/docs/dp201309.pdf] (Consulté le 31 août 2018).

[14]Joe Cortright, Reducing congestion: Katy didn’t, CityCommentary, City Observatory, 16 décembre 2015 [En ligne : http://cityobservatory.org/reducing-congestion-katy-didnt/] (Consulté le 7 septembre 2018).

[15]Federal Highway Administration, Project Profile: Katy Freeway Reconstruction, 2008 [En ligne : https://www.fhwa.dot.gov/ipd/project_profiles/tx_katy_freeway.aspx] (Consulté le 7 septembre 2018)

[16]Jay Blazek Crossley, It Took 51% More Time to Drive Out Katy Freeway in 2014 Than in 2011, Twenty three more minutes,Houston Tomorrow, 26 mai 2015 [En ligne : http://www.houstontomorrow.org/livability/story/it-took-51-more-time-to-drive-out-katy-freeway-in-2014-than-2011/] (Consulté le 7 septembre 2018)

[17]Anthony Downs, Traffic: Why It’s Getting Worse, What Government Can Do, The Brookings Institution, Policy Brief #128, janvier 2004 [En ligne : https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/06/pb128.pdf] (Consulté le 7 septembre 2018)

[18]Gilles Duranton, M. Turner, The Fundamental Law of Road Congestion: Evidence from US cities,American Economic Review, American Economic Association, vol. 101(6), pages 2616-52, septembre 2009

[19]Vincent Jarnigon, Bouchons : les bandes d’arrêt d’urgence testées ?, Ouest France, 13 décembre 2016 [En ligne : https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/bouchons-les-bandes-d-arret-d-urgence-testees-4680846] (Consulté le 7 septembre 2018)

[20]European Environment Agency, Occupancy Rates, Publications, 19 avril 2016 [En ligne : https://www.eea.europa.eu/publications/ENVISSUENo12/page029.html] (Consulté le 10 septembre 2018)

[21]Nathalie Obadia, Corentin De Chatelperron, La voiture reste incontournable dans les agglomérations, LesÉchos.fr, 8 octobre 2017 [En ligne : https://www.lesechos.fr/08/10/2017/lesechos.fr/030676421146_la-voiture-reste-incontournable-dans-les-agglomerations.htm] (Consulté le 10 septembre 2018)

[22]Grégory Rozieres, Pour réduire les bouchons, il suffirait de 5% de voitures autonomes sur les routes,Le Huffington Post, 10 mai 2017 [En ligne : https://www.huffingtonpost.fr/2017/05/10/pour-reduire-les-bouchons-il-suffirait-de-5-de-voitures-autono_a_22079696/] (Consulté le 10 septembre 2018)

[23]Carole Blanchard, Paris : vers la fin du péripgérique ?, BFMTV, 8 novembre 2017 [En ligne : https://auto.bfmtv.com/actualite/paris-vers-la-fin-du-peripherique-1298000.html] (Consulté le 10 septembre 2018)

[24]ADEME, Étude nationale sur le covoiturage : leviers d’actions, benchmark et exploitation de l’enquête nationale transports et déplacements (ENTD), septembre 2015 [En ligne : https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/etude_nationale_covoiturage_courte_distance-leviers_action_et_benchmark.pdf] (Consulté le 10 septembre 2018)

[25]Fondation Concorde, Accompagner la mise en place du télétravail,Synthèse, 6 juin 2017 [En ligne : https://www.fondationconcorde.com/accompagner-la-mise-en-place-du-teletravail/] (Consulté le 11 septembre 2018).

[26]Downs précise toutefois que ce principe ne remet pas en cause la capacité d’un élargissement de chaussée à faire circuler plus de véhicules par heure.

[27]Gaële Lesteven, op. cit.

[28]Serge-Christophe Kolm, La théorie générale de l’encombrement, Futurible, Paris, 1968.

[29]Jean-Michel Gradt, Embouteillages en France : une facture estimée à 17 milliards d’euros par an,LesÉchos.fr, 14 octobre 2014 [En ligne : https://www.lesechos.fr/14/10/2014/lesechos.fr/0203856715962_embouteillages-en-france—une-facture-estimee-a-17-milliards-d-euros-par-an.htm] (Consulté le 12 août 2018).

[30]Remy Prudhomme, Y. Ming Sun,Le coût économique de la congestion du périphérique parisien : une approche désagrégée,Observatoire de l’économie et des institutions locales, Cahiers Scientifiques du Transport, N°37/2000, p. 59-73, 1999.

[31]Gaële Lesteven, op. cit.

[32]Paul Minett, Are Predictable Traffic Jams a ‘Tragedy of the Commons’?,Move Forward, Infrastructure, 11 septembre 2015 [En ligne : https://www.move-forward.com/are-predictable-traffic-jams-a-tragedy-of-the-commons/] (Consulté le 14 septembre 2018).

[33]Tim Roughgarden, Selfish Routing, Cornell University, Mai 2002 [En ligne : https://theory.stanford.edu/~tim/papers/thesis.pdf] (Consulté le 14 septembre 2018).

[34]Shoshana Vasserman, Michal Feldman, Avinatan Hassidim, Implementing the Wisdom of Waze, Proceeding IJCAI’15 Proceedings of the 24thInternational Conference on Artificial Intelligence, 2015.

[35]Martin Wachs, Fighting Traffic Congestion with Information Technology,Issues in Science and Technology, 2002 [En ligne : http://issues.org/19-1/wachs/] (Consulté le 19 septembre 2018).

Illustrations : 

  • Route by Samy Menai from the Noun Project
  • Time by Richard de Vos from the Noun Project
  • Car by Gregor Cresnar from the Noun Project

Ces autres publications peuvent aussi vous intéresser :

Jour 4 : La route, un espace commun ?

Jour 3 : « En route »

Jour 5 : Les imaginaires de la route

Comprendre la route

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

Recevez notre newsletter

Restez informé des études et de l’actualité de La Fabrique de la Cité en vous inscrivant à notre publication hebdomadaire.

Inscription validée ! Vous recevrez bientôt votre première newsletter.