« On ne fait pas encore assez le lien entre le manque et le trop d’eau, ni entre climat et cycle de l’eau. » Charlène Descollonges
La Fabrique de la Cité : À la fin du mois d’octobre 2024, la région de Valence, en Espagne, a connu de violentes inondations. Cela pourrait-il arriver en France, et pouvons-nous éviter ces drames ?
Charlène Descollonges : Oui, cela peut nous arriver. À court terme, nous ne pourrons pas éviter ce type d’évènement, mais nous pouvons limiter leurs impacts sur nos vies et nos villes.
En recouvrant ou déviant certains cours d’eau, en artificialisant et en imperméabilisant les sols de nos villes, nous avons complètement déréglé le cycle de l’eau. De surcroît, l’impact des activités sur le climat a aussi en retour un impact sur le cycle de l’eau. Résultat : nous allons vivre de plus en plus de crises de l’eau et alterner entre des périodes de forte sécheresse et de fortes pluies. Nous connaîtrons des étés plus secs et des hivers plus pluvieux – même si nous ne sommes pas à l’abri d’anomalies, comme des sécheresses hivernales ou de fortes pluies estivales. Il n’y a pas de solution miracle à cela.
Bien sûr, nous pouvons et devons poursuivre nos efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre, puisque nous faisons déjà face à des évènements hydrologiques extrêmes… et nous ne sommes qu’à +1,3°C de réchauffement planétaire1.
Ce que nous avons vu en Espagne, c’est la preuve qu’au-delà d’avoir perturbé le climat et le cycle de l’eau, nous nous sommes rendus très vulnérables à ces perturbations. C’est cette vulnérabilité que nous pouvons réduire en décidant de restaurer le cycle naturel de l’eau.
Et nous ne pourrons pas compter seulement sur les solutions technologiques. S’il faut évidemment investir par exemple pour une meilleure gestion patrimoniale de nos réseaux potables et d’assainissement – ce qui est déjà très coûteux – cela ne suffira pas.
En revanche, grâce à l’hydrologie régénérative, nous pourrons permettre la résilience des territoires, en particulier leur résilience hydrique et donc alimentaire.
LFDLC : L’hydrologie régénérative, en quoi cela consiste-t-il ?
C.D. : L’hydrologie régénérative est une approche holistique de la gestion des eaux à l’échelle du bassin versant. Elle a pour objectif de ralentir et répartir ces eaux dans le paysage, de les infiltrer dans les sols et de densifier la végétation. À partir du triptyque eau, sols, végétaux, on cherche à créer une gestion à la fois horizontale et verticale de l’eau. La gestion horizontale s’effectue via des aménagements dits « d’hydrologie douce » comme les bassins d’infiltration, tandis que la gestion verticale repose sur l’eau qui sera absorbée puis évapotranspirée par la végétation, et infiltrée dans les différentes couches des sols. Pour une régénération des cycles de l’eau, ces méthodes doivent se déployer à l’échelle du bassin versant et non seulement des villes.
Repenser l’aménagement du territoire est donc indispensable. Il faut notamment chercher à mieux infiltrer l’eau de pluie, afin de mieux gérer de plus grandes quantités d’eau en ville et donc de réduire le risque inondation – mais également le risque sécheresse. En effet, désimperméabiliser permet également de recharger les nappes, qui restent le meilleur moyen de stocker l’eau.
Mais nous devons également revoir nos modèles d’organisation collective (habitat, entreprises, politique) et nous préparer à ces évènements.
LFDLC : Se préparer, c’est-à-dire ?
C.D. : Nous devons mieux préparer les populations à ces évènements d’abord par un changement de mentalités. Il doit d’abord passer par une plus grande conscience de ces enjeux par les citoyens. Dans mon livre Agir pour l’eau2, je donne des clés sur ce qu’il est possible de faire à chaque échelle, en tentant de m’adresser à tous les acteurs de notre pays : citoyens, entreprises, collectivités, État.
En France, on sait gérer la crise, mais un peu moins l’après-crise. Il nous faut revoir notre gestion de crise pour faire mieux. Dans l’après par exemple, nous devons arrêter de reconstruire à l’identique et repenser nos façons de construire et d’habiter les villes.
LFDLC : Vous parlez de la nécessité d’une grande prise de conscience des citoyens. Que pensez-vous du niveau de connaissance actuel sur le sujet de l’eau ?
C.D. : Le sujet de la ressource en eau est bien plus complexe et multidimensionnel que les écogestes que l’on nous conseille d’adopter dans notre quotidien (privilégier la douche au bain, couper l’eau du robinet, etc). Et il y a encore beaucoup d’idées reçues sur l’eau. J’entends souvent, surtout en ce moment : « On ne manque pas d’eau, justement, on en a trop ! » Nous avons une mémoire de risque très courte ! Nous avons déjà oublié qu’il y a deux ans, nous étions en pleine sécheresse et que nos nappes phréatiques étaient à des niveaux très inquiétants. Il suffit d’un nouvel évènement et on oublie le précédent.
On ne fait pas encore assez le lien entre le manque et le trop d’eau, ni entre climat et cycle de l’eau. Pour rappel, chaque degré supplémentaire entraîne une augmentation de 7 % des évaporations et une augmentation des précipitations au niveau mondial.
LFDLC : Le prix de l’eau pourrait-il être impacté ?
C.D. : On peut en effet s’attendre à une augmentation progressive du prix de l’eau pour plusieurs raisons.
- La rareté de l’eau : la problématique du manque d’eau dans le sud de la France pousse certaines régions à mettre en place une tarification progressive3 ou saisonnière4 afin de diminuer les prélèvements.
- La qualité de l’eau potable et le prix de l’assainissement : le prix pourrait également augmenter du fait de la nécessaire augmentation des traitements – très couteux – contre les substances toxiques dans l’eau (PFAS, pesticides, résidus de médicaments, etc.). De plus, en été, et avec le changement climatique, le niveau des rivières diminue et celles-ci n’ont plus la capacité de diluer suffisamment les polluants résiduels dans l’eau rejetée par le réseau. En résulte le besoin de traiter davantage afin de rejeter une eau de meilleure qualité dans les réseaux et donc dans le milieu naturel.
- L’entretien des réseaux : Par ailleurs, l’entretien et le renouvellement des réseaux d’eau potable et d’assainissement vieillissants coûtent une fortune, et ce coût doit être absorbé par les collectivités publiques, donc par les citoyens.
Actuellement, on fait face à un véritable déficit d’investissement dans nos infrastructures et dans les moyens alloués par l’État aux collectivités pour déployer les Solutions fondées sur la Nature (végétalisation, désimperméabilisation, etc.). Pourtant, elles constituent la réponse la plus adaptée et permettraient d’éviter des dépenses conséquentes à moyen et long terme.
LFDLC : Quelle échelle d’action pour une meilleure gestion de l’eau sur nos territoires ?
C.D. : La clé réside dans la coordination des acteurs et l’entretien de leurs relations. Les aménageurs comprennent que tout ne se résoudra pas à l’échelle d’une ville : l’entité hydrologique la plus cohérente, c’est le bassin versant, puisque c’est la seule limite naturelle que l’eau connaît.
Nous avons déjà tous les outils à notre disposition, en particulier les territoires qui se sont dotés de SAGE (Schémas d’Aménagement et de Gestion des Eaux) et de commissions locales de l’eau. Ceux qui n’en sont pas dotés sont en train de le regretter… Car ces SAGE permettent d’avoir une vision à la fois sur la quantité et la qualité de l’eau, sur la gestion du risque inondation ainsi que sur la gouvernance, dont la clarification peut permettre d’éviter certains conflits.
Seulement, puisque ces documents se construisent dans le temps – un SAGE met en moyenne 10 ans pour être adopté – ceux qui n’en sont pas dotés aujourd’hui vont connaître plus de difficultés.
LFDLC : Quel impact sur nos modes de vie, d’un monde contraint en eau ?
C.D. : Le premier poste touché par la restriction en eau sera évidemment l’alimentation. L’eau, nous la buvons, mais surtout nous la mangeons.
Les agriculteurs sont les premiers touchés et sont à bout de souffle depuis 4 ans. Ils ne sont pas assez soutenus par l’État s’ils décident de s’orienter vers l’agroécologie – une méthode agricole plus respectueuse des sols et de la planète. On ne leur donne pas les moyens d’enclencher cette transition alors que lorsqu’ils se lancent, ils ne le regrettent pas.
L’association Pour une hydrologie régénérative nous permet de travailler avec des collectivités « pilotes » et d’accompagner des agriculteurs volontaires pour tester les techniques d’hydrologie régénérative. S’ils ont la garantie qu’ils seront soutenus, en particulier financièrement, ils seront partants. Notre association permet surtout le dialogue entre les acteurs : partenaires publics, entreprises agroalimentaires, distributeurs qui souhaitent accompagner le changement. Les solutions techniques et agronomiques ne peuvent venir que d’eux, l’association permet de mettre tout le monde autour de la table.
Mais plus globalement, nous avons besoin de repenser notre modèle alimentaire. Avec l’évolution du prix de l’eau, le prix de l’alimentation sera impacté au premier chef. Mais nous pouvons mettre en place des modèles incitatifs.
Par exemple, à Rennes, la Collectivité Eau du Bassin Rennais a mis en place le label « Terres de Source » qui met en avant les produits des agriculteurs locaux – notamment pour les achats des cantines scolaires. Surtout, les producteurs perçoivent un bonus annuel pour leur engagement à respecter un cahier des charges exigeant (en termes de limitation des pesticides et des antibiotiques pour les animaux, etc) afin de préserver la qualité de l’eau et de l’air sur le territoire. Cela permet à la fois de résoudre les problèmes de qualité de l’eau et de contractualiser avec les agriculteurs engagés qui ont l’assurance de débouchés dans la restauration collective, les boulangeries, les marchés, etc.
Il nous faut suivre et nous inspirer des pionniers.
LFDLC : Comment décririez-vous la vie en ville dans un monde contraint en eau ? À quoi nos villes ressembleraient-elles si nous respections les besoins de la ressource ?
C.D. : Dans un futur idéal, nous réutiliserions les ceintures vertes qui entourent les villes et travaillerions avec des producteurs engagés dans un modèle biologique et de conservation des sols. La production serait répartie selon un maillage des territoires afin de répondre aux besoins alimentaires des villes, sans avoir besoin de produire de tout, partout.
Parallèlement, il existerait une grande politique de préservation des terres en dehors des villes.
En revanche, en raison de l’effondrement du système alimentaire et d’un lourd besoin de main d’œuvre dans le monde agricole, nous pourrions assister à un exode urbain. Les grandes villes se dédensifieraient au profit des petites villes et villes moyennes où les pratiques durables (en termes d’accès à une agriculture respectueuse de l’environnement et des animaux, d’accès à la nature dans un objectif de meilleur cadre de vie et de meilleure santé) sont moins difficiles à déployer.
1 L’Accord de Paris, entré en vigueur en 2016, affiche l’objectif de maintenir l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en-dessous de 2°C au-dessus des niveaux préindustriels et de poursuivre les efforts pour limiter l’augmentation de la température à 1,5°C.
2 Charlène Descollonges (2024), Agir pour l’eau, le mode d’emploi citoyen, Editions Tana, 157p.
3 Depuis onze ans, la Ville de Dunkerque affiche une tarification progressive : le prix du mètre cube augmente après 80 mètres cubes (considérée consommation « essentielle ») pour passer de 1,28 euro à 2,30 puis à 3,10 pour les usages dépassant les 200 mètres cubes annuels.
4 Depuis le mois de juin 2024, à Toulouse, le prix de l’eau augmente de 42% entre le 1er juin et le 1er octobre.
Interview réalisée par Louise FEL, chargée d’études de La Fabrique de La Cité.
La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.