Point de vue d'expert

« On passe tant de temps sur la route que l’on arrive à l’habiter » Luc Gwiazdzinski

Bien plus qu’une infrastructure, la route convoie aussi son lot d’imaginaires, de réflexions et d’innovations. Voilà qui plante le décor du colloque organisé en septembre 2023 à Cerisy, dont La Fabrique de la Cité était partenaire. Là-bas, nous avons interviewé  en trois questions chercheur, écrivain, historienne, géographe… pour comprendre leur vision de l’avenir de la route.

 

Cette seconde interview est celle du géographe Luc Gwiazdzinski. Spécialiste des liens entre géographie et mouvement, ses principales études gravitent autour de la manière dont les mobilités façonnent les territoires, ou à l’inverse, comment un territoire influence les mobilités, le mouvement. « Rythme de territoire » est un concept qu’il préconise à travers des ouvrages publiés sur les ronds-points et les gilets jaunes.

Alphonse Coulot : Vous défendez dans vos travaux un changement de rythme dans l’aménagement du territoire. Vous mentionnez un changement nécessaire dans l’aménagement des villes pour davantage de résilience, d’usages réversibles et moins de fonctionnalisation de l’espace. Quelle place donnez-vous à la mobilité dans ces espaces résilients ? Est-ce la fin des mobilités longues distances, pour une fameuse « ville du quart d’heure » ? Est-ce crédible ?

 

Luc Gwiazdzinski : Je dois avouer que j’utilise assez peu le terme de résilience, qui est encore récent. Je préfère l’idée que les deux moteurs actuels de l’aménagement, l’espace et le temps, sont devenus étriqués, et qu’il nous faut penser autrement. La proximité est partout, pour les commerces, la police, les services publics. De même, l’urgence d’agir est une notion omniprésente, et les aménagements des villes sont attendus très rapidement, le temps est très court. Plutôt que d’aménagement du territoire, il faut parler aujourd’hui du ménagement des territoires.

Loin de réduire l’ampleur des crises climatiques ou du logement, il faut malgré tout retrouver un temps long, dans le sillage de ce qu’a pu écrire Fernand Braudel. Aux besoins de proximité et d’urgence doivent aussi répondre la profondeur et le temps long. Et à ce sujet, la mobilité est exactement au cœur de ces quatre points. Il est indispensable de l’intégrer dans ces réflexions. Lorsqu’on regarde l’évolution de la route, de la mobilité, et les grandes capacités d’adaptation des déplacements, je pense à l’idée de la réversibilité des espaces. C’est une notion proche de la résilience des villes : comment intensifier les usages dans les espaces des villes (quartiers, bâtiments, parcs…) et, bien entendu, dans les espaces de mobilité (transports publics, ferroviaires et routiers, mobilité courte-distance ou longue distance…).

La mono-fonctionnalité des espaces est un obstacle à la transition environnementale des villes. Réfléchir à la réversibilité, c’est aussi limiter l’étalement urbain, et de fait influencer les mobilités futures. Enfin, c’est aussi assurer que les habitants des villes se rencontrent. Plusieurs usages sur un espace, c’est plusieurs profils d’habitants, de visiteurs, de travailleurs…c’est l’essence même de la ville. Dès lors, toute mobilité, qu’elle soit de courte ou longue distance, sera essentielle pour assurer l’irrigation des territoires, et s’assurer qu’ils n’y aient pas d’enclave sous-utilisées. Il faut se figurer les espaces de mobilité comme des salles polyvalentes : comment accueillir le plus d’usages ? Un transport public pourrait transporter des personnes le jour et des marchandises la nuit…

 

 

Alphonse Coulot : Que peuvent nous dire les espaces des relations entre une société et sa mobilité ? Vous avez étudié le rôle du rond-point dans le mouvement des gilets jaunes, est-ce un symbole d’une mobilité routière en difficulté ?

 

Luc Gwiazdzinski : J’ai été sur un rond-point pendant la période des Gilets Jaunes, où passait 32 mille véhicules par jour. Il faut bien se figurer une organisation sociale précise, et non un mouvement anarchique – du moins au début. Le rond-point révélait au moins deux sociétés : d’abord, des habitants des zones périurbaines, et rurales, se sentant oubliés, loin des moyens de connexion, et se considérant comme laissés pour compte. Ensuite, une autre société est apparue, plus discrète mais toute aussi importante : une société de la route, qui prend la route au quotidien, en voiture ou en autobus, seul ou à plusieurs.

Plus encore, leur vie dépend de la route, de son accès, voire de son coût. Et le rond-point, symbole de l’aménagement des entrées de ville, des zones périurbaines, et géosymbole routier, comme un objet que tout conducteur connaît, est devenu un symbole des deux sociétés. C’est aussi un lieu de proximité, chacun voit le rond-point près de chez lui, et sait s’y rendre. Et sur place, ces deux sociétés de sont retrouvées, de façon bien plus conviviale qu’on a pu l’imaginer, pour se nourrir, débattre, se rencontrer, parfois travailler, s’occuper d’enfants…. Certains ronds-points sont encore actifs aujourd’hui !

Cette crise a révélé beaucoup de choses, et n’est pas totalement réglée, mais elle a su aussi révéler une solidarité routière très forte. Le rond-point a dépassé ce côté technique. C’était une “espèce d’espace”, et c’est devenu un lieu de société. Il faut bien le comprendre, cette manifestation des Gilets Jaunes ne s’est pas tant manifestée dans les lieux de travail, les usines ou les établissements publics. Sur les ronds-points, les manifestants étaient sur les lieux de la “pulsation métropolitaine”, des tiers-lieux gratuits. Et c’est un moment très important, à dissocier des violences qu’on a pu voir au cœur des grandes villes par exemple.

 

 

Alphonse Coulot  : Dès lors, comment projeter l’aménagement du territoire à l’heure des mobilités durables ? dans 10 ans, dans 20 ans, quelle politique spatiale pour soutenir une mobilité accessible et durable ? Quelles ruptures voyez-vous ?

 

Luc Gwiazdzinski : Il faut comprendre pour se projeter que la route est un espace habité. On passe tant de temps sur la route que l’on arrive à l’habiter. Je le raconte dans mon ouvrage Si la route m’était contée, j’ai pu faire plus de cent mille kilomètres par an en voiture, dans ma vie professionnelle. Et j’ai bien compris que le futur des mobilités devra impérativement tenir compte de cette notion. Le “peuple de la route” comme je l’appelle, existera aussi comme une société entière, peu importe l’énergie qu’on utilisera. Et j’irai plus loin, le système réticulaire offert par la route est très puissant, et il faut d’urgence le réinvestir, le réenchanter, avec une mobilité durable, soutenable.

Enfin, la mobilité dans 10 ou 20 ans devra obéir à cinq continuités :

  • Une continuité politique (intégrer les projets dans plusieurs mandats, sur plusieurs territoires)
  • Une continuité géographique (le moins possible de rupture entre modes)
  • Une continuité informationnelle (préparer le transport, connaitre l’actualité du réseau)
  • Une continuité tarifaire
  • Une continuité temporelle (que le service soit bon tous les jours)

Pour aller plus loin : Luc Gwiazdzinski est l’auteur, avec Gilles Rabin, du livre « Si la route m’était contée… : Un autre regard sur la route et les mobilités durables »

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Jour 4 : La route, un espace commun ?

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Comprendre la route

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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