Plaidoyer pour l’entrepôt
Haro sur les entrepôts ?! Sur les bancs de l’Assemblée nationale où vient de s’achever l’examen en première lecture du projet de loi Climat et résilience et ses quelques 7200 amendements, un accusé a été convoqué : l’entrepôt. Cet archétype de la France périurbaine s’est invité dans les débats à l’occasion de l’examen des dispositions sur l’artificialisation des sols, qu’il est accusé de nourrir. Les chiffres ont en effet de quoi impressionner : même s’ils ne représentent que moins de 1% des surfaces bâties, la surface totale des entrepôts a doublé depuis cinq ans tandis qu’en vingt ans, leur proportion dans le total des bâtiments à vocation économique a triplé. Et la croissance de l’immobilier commercial n’est pas près de s’arrêter. Au temps du corona, le commerce en ligne explose – plus de 20 % en 2020 au niveau mondial – et il y a fort à parier que les habitudes d’achat prises par nombre d’entre nous pendant la pandémie ne disparaîtront pas avec celle-ci. La France des territoires n’en a pas fini avec les entrepôts.
Dans le procès qui leur est fait, l’atteinte à la biodiversité n’est pas le seul chef d’accusation : on y trouve pêle-mêle un procès en esthétique – cette fameuse « France moche » mise à la une de Télérama en 2010 – ainsi qu’une accusation, grave, à l’heure où l’État se remet à investir les cœurs des villes petites et moyennes : la concurrence déloyale faite par le commerce électronique au petit commerce. L’entrepôt est désigné comme le nouvel ennemi public numéro un du commerce de centre-ville, déjà passablement affaibli, et qui risque fort de l’être plus encore par la pandémie, y compris dans les centres des grandes métropoles. Les polémiques autour d’Amazon ne sont pas pour rien dans les critiques visant les entrepôts, pris dans l’effet de halo négatif autour de l’entreprise créée par Jeff Bezos.
Il y a quelque chose de surprenant dans ce débat. Car, dans le chaos de nos vies et de nos économies déstructurées par la pandémie, les quelques éléments de continuité qui subsistent tiennent largement à l’efficacité d’un secteur : celui de la logistique dont l’entrepôt, comme le camion ou le colis, sont les objets totémiques. Qu’est-ce qui a rendu possible et tenable le premier confinement à l’ère de la consommation de masse sinon la robustesse des chaînes logistiques ? Qu’ont en commun toutes les stratégies vaccinales qui fonctionnent sinon une attention prioritaire portée à la logistique ? Il faut lire le fascinant récit, sous la plume du Peterson Institute for International Economics, de l’opération Warp Speed lancée le 15 mai 2020 par l’administration Trump sur les vaccins, pour comprendre ce qu’est une chaîne logistique et son caractère stratégique.
À mille lieues de « L’intendance suivra », la pandémie, depuis ses débuts, nous rappelle le mot fameux d’Eisenhower : « Plans are worthless, but planning is everything ». Et la logistique n’est autre qu’un art permanent du planning. En France, cette autre mobilité qu’est la logistique, celle des biens et non celle des personnes, a longtemps été l’angle mort des politiques de mobilité. Vue comme ancillaire, considérée comme un secteur à haut risque social, elle est souvent appréhendée par ses seuls impacts négatifs, non sans une certaine arrogance de la part des élites administratives. D’où un mélange de laisser-faire, dont la politique d’implantation des entrepôts subit le retour en boomerang, et de réglementation par à-coups, à l’occasion des prurits sociaux et des menaces de blocage du pays par les routiers.
Qu’elle ait le visage de l’Ever Given bloquant six jours le canal de Suez, d’un lot de doses Pfizer, d’un camion de livraison diesel bloquant la rue ou d’un entrepôt en périphérie de ville, la question logistique s’impose pourtant dans l’agenda politique. Elle y restera, ne serait-ce que pour des raisons environnementales. C’est une excellente chose. D’abord parce que la mobilité des biens et celle des personnes ont partie liée : la réduction des déplacements entre domicile et travail et l’accentuation des pratiques de télétravail vont induire de nouveaux flux de biens et services. Ensuite, la question logistique met sous les feux de la rampe la France des périphéries et du périurbain, une France appréciée et recherchée par nos concitoyens, comme l’a montré le sondage Kantar sur les villes moyennes publié en novembre dernier par La Fabrique de la Cité.
Cette France-là n’est pas un non-lieu, un « nulle part » pour reprendre la grille d’analyse de David Goodhard. Selon l’auteur de The Road to Somewhere, qui, dès 2017, a théorisé la distinction entre « les gens de partout » (« anywhere ») et « le peuple de quelque part » (« somewhere »), un monde sépare les premiers, dotés en capital culturel, social et financier, à l’aise partout, mobiles et à l’écoute de l’innovation, des seconds, ancrés dans un lieu, fort de leur seul capital familial, parfois assignés à résidence, qui vivent la mondialisation comme une atteinte à leur mode de vie et à l’avenir de leurs enfants. Ces « somewhere », le système logistique, dont les cartes sont rebattues par Amazon et l’extension de son empreinte dans les territoires, les transforme en « anywhere » : l’entrepôt est ce lieu-service qui met à égalité le cadre supérieur habitant Paris centre et l’employé qui habite à une heure trente de route de la grande ville. Il devient un maillon essentiel de l’économie de proximité, réelle ou perçue, qui se crée grâce au numérique.
Pour éviter que la transition écologique ne joue le même rôle de repoussoir que la mondialisation, il est temps de regarder le périurbain, royaume de la logistique, et ses symboles – le rond-point, l’entrepôt – comme un territoire en tant que tel, apprécié de ceux qui y vivent. Plutôt que de vouloir le désinventer, façonnons-le, adaptons-le à l’ère de la transition écologique en travaillant avec eux plutôt que contre ou sans eux. Et réinterrogeons nos idées reçues. Les résultats d’une étude passionnante sur les performances climatiques du commerce en ligne, divulguée récemment par le quotidien allemand Handelsblatt, nous y invitent. Selon les consultants du cabinet Oliver Wyman et les spécialistes de Logistics Advisory Experts GmbH, une filiale de l’université de Saint-Gall en Suisse, le bilan climatique du commerce en ligne est meilleur que celui du commerce fixe. Selon leurs calculs, les émissions de CO2 calculées dans le commerce stationnaire sont en moyenne 2,3 fois plus élevées par produit vendu que dans le commerce électronique. Le sujet du CO2 n’est certes pas soluble dans la biodiversité mais cet exemple suggère à tout le moins que travailler sur une logistique durable, sur ses pratiques et ses territoires, se prête mal aux raccourcis. « La France est devenue un paysage lointain », écrit Aurélien Bellanger, dans son roman L’aménagement du territoire. Il est temps de se familiariser à nouveau avec elle, entrepôts inclus. – Cécile Maisonneuve, présidente
→ Cet édito est issu des tribunes bimensuelles de Cécile Maisonneuve et est à retrouver dans son intégralité sur le site de L’Express ici.
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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.