Note

Pour une transition juste des mobilités. Poser des constats précis, esquisser des solutions adaptées.

Cette synthèse fait le lien entre les résultats d’une enquête confiée à l’ObSoCo portant sur la relation des Français à la mobilité et les interventions des participants aux deux évènements organisés par La Fabrique de la Cité sur la transition juste des mobilités (21 septembre 2023 et 27 février 2024). Elle reflète ainsi une diversité de perspectives et d’approches, pour poser des constats et esquisser des solutions.

 

Elle mêle des interventions de chercheurs (Xavier Timbeau, Virginie Boutueil, Aurélien Bigo, Rayane Al-Amir Dache, Yves Crozet, Pierre Zembri, Manon Eskenazi), d’experts (Jean-Philippe Hermine, Solange Martin, Lucile Schmid, André Broto, Dominique Bureau), d’acteurs économiques (Julien Thomas, Bertrand Folléa), d’élus (Franck Dhersin), et de personnalités en lien avec le secteur associatif (Cécile Droux). Celles-ci se sont tenues à l’initiative de La Fabrique de la Cité et de ses partenaires : l’Ecole des Ponts ParisTech, la Fabrique Écologique, l’Institut Mobilités en Transition.

 

Elle propose une démarche :

  •  partir de l’observation : les statistiques, les pratiques des Français
  • tenir compte des valeurs et des contraintes qu’ils expriment et rencontrent
  •  leur proposer des solutions adaptées

 

Cette démarche recommande d’établir un cadre régulatoire susceptible de favoriser de manière durable les solutions décarbonées. L’état des lieux, qui en résulte, identifie des pistes pour engager la réduction des émissions de gaz à effet de serre issues du transport de voyageurs. Ainsi, la transition des mobilités peut et doit contribuer à améliorer la situation des Français (conditions de déplacement, réduction des coûts de diverses natures…), en tenant compte de leurs différences de situation (actif, inactif, niveau de revenu, composition du ménage…) et de leur appétence pour les services rendus par chacun des modes de transport accessibles. Cette transition va de pair avec une implication citoyenne accrue et une amélioration du fonctionnement des institutions.

 

À court terme, plusieurs points pourraient être instruits pour affiner les propositions relatives à la transition juste des mobilités :

  • clarifier les objectifs de cette transition juste
  • sélectionner des indicateurs robustes et utiles au suivi de ces objectifs
  • évaluer les effets des actions menées au niveau local (tarification différenciée, gratuité, choix urbanistiques, évolution de l’offre et régulation de la demande de mobilité…) ; et au niveau national
  • mettre à disposition des usagers ces indicateurs et résultats dans un format compréhensible et opérationnel.

Pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre françaises issues du secteur des transports, il est nécessaire d’accorder les intentions et les pratiques, et de réduire l’écart entre les constats et les résultats.

 

C’est notamment une question de méthode. Elle commence par la réalisation de diagnostics publics, par la prise en compte des besoins de déplacement, et par une attention particulière aux différents contextes dans lesquels la transformation écologique vient s’inscrire.

Cette première étape permet de proposer des solutions accessibles à tous et adaptées à la diversité des besoins. Ces solutions se situent au point de rencontre entre les attentes des Français, les réalités de leur quotidien, et les trajectoires de transition écologique. 1

Ces considérations guident l’analyse proposée par La Fabrique de la Cité. Cette analyse :

  1. s’appuie sur les constats et tient compte des profils de précarité liée à la mobilité, identifiés lors de la table-ronde du 21 septembre 2023 qui réunissait Xavier Timbeau (OFCE), Jean-Philippe Hermine (IMT), Cécile Droux (Fondation VINCI pour la Cité 2 ),
  2. étudie les pratiques et les préférences des Français pour ce qui concerne la mobilité (enquête ObSoCo de 2023 3 ),
  3. s’intéresse aux diagnostics de plus ou moins grande dépendance au véhicule thermique individuel et énumère différentes solutions existantes (séquences 1 et 2 du 27 février 2024 4 ),
  4. avant de souligner la pertinence d’établir un cadre régulatoire susceptible d’entraîner une transition durable (séquence 3 du 27 février 2024).

L’étude de l’ObSoCo s’est appuyée sur une analyse préalable des scénarios de transition à horizon 2050 (RTE, ADEME, Shell, CGEDD-France Stratégie, etc.), et notamment de leur volet « mobilité ». Ayant mobilisé quatre panels d’habitants des périphéries de villes moyennes (enquête qualitative), elle a permis de recueillir des propositions et réactions spontanées. Elle a été complétée par un sondage réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 4 000 Français.

 

La présente note soutient une démarche qui consiste à satisfaire « de manière décarbonée » les aspirations des Français, et à les inciter à concilier ces aspirations avec de nouvelles contraintes liées au cadre climatique, échelle internationale incluse.

Il ressort de l’étude de l’ObSoCo que la moitié des sondés se sentent actuellement fortement contraints dans leurs déplacements et insatisfaits quant à leur situation personnelle actuelle. Ces résultats confirment ainsi que la décarbonation ne sera effective que lorsqu’elle correspondra aux attentes des citoyens (I) et que la transition pourrait être porteuse d’améliorations, sous réserve d’un cadre incitatif approprié (II).

Une situation personnelle qui peut être améliorée

Des difficultés notables associées à la mobilité aujourd’hui

Aujourd’hui, une proportion non négligeable des Français est insatisfaite de ses conditions de déplacement (53 % satisfaits, 47 % insatisfaits). Cette satisfaction est d’autant plus faible que le niveau de revenu est bas, et que le sentiment de contrainte budgétaire est élevé.  5   L’insatisfaction devient majoritaire pour les répondants devant parcourir plus de 30 km pour se rendre à leur travail 6 ; ce qui est aussi le cas au-delà de 30 min de trajet. 

Source : Enquête ObSoCo - La Fabrique de la Cité

Les 10 % des Français les plus modestes consacrent plus d’un cinquième de leurs revenus à la mobilité. Les 10 % les plus aisés y consacrent un dixième de leurs revenus – et de manière généralement choisie 8 . Le temps « perdu » dans les transports, le risque d’accident de la route, l’exposition aux pollutions par les particules fines, ou l’exposition aux polluants locaux et au bruit produit par les transports sont également des sujets d’attention pour les populations. L’objectivation de ces dimensions, abordée lors du colloque du 27 février 2024, par Rayane Al-Amir Dache pour l’Île-de-France 9 révèle l’imbrication de ces effets : des coûts monétaires faibles de déplacement sont par exemple associés à une forte exposition aux pollutions aux particules fines.

 

La transition écologique peut contribuer à réduire ces nuisances. Une première étape peut être de s’intéresser à la demande de mobilité et à la réduction de son empreinte environnementale. Et cela en faisant en sorte que cette transition soit souhaitable pour ceux qui la réalisent, c’est-à-dire qu’elle corresponde aux attentes que les Français ont à l’endroit de leurs conditions de déplacement.

 

Or, ces attentes ne sont pas pleinement satisfaites, dans les faits comme dans les perceptions et les projections.

L’enquête de l’ObSoCo révèle que les Français associent la transition à de fortes contraintes. Alors que la liberté est considérée comme l’une des principales valeurs associées à la mobilité – à laquelle au moins quatre Français sur dix sont attachés – et que plus de huit sur dix se sentent aujourd’hui relativement libres dans leurs déplacements… les trois-quarts des répondants considèrent que cette mobilité sera de plus en plus contrainte à l’avenir. En cohérence avec d’autres observations régulières de l’opinion 10 , les promesses technologiques sont perçues de manière négative. Seuls 12 % des répondants considèrent les scénarios prospectifs à dominante technologique comme séduisants, contre 50 % pour les scénarios reposant sur le partage.

 

Environ 40 % de l’effort à fournir pour décarboner les déplacements d’ici à 2030 tel qu’il a été quantifié par le Secrétariat général à la planification écologique repose sur des solutions les moins spontanément appréciées des Français. 11 Ces propositions d’évolution des pratiques, même quand elles s’inscrivent dans un scénario a priori plébiscité, sont aussi celles dont la mise en œuvre peine à se dessiner. Le covoiturage et le report modal, par exemple, se heurtent à une réalité : la voiture personnelle reste un moyen de transport considéré comme idéal, suivi par la marche – dont le potentiel de développement est, lui, assez limité. Seule une très faible proportion (5 %) des Français a aujourd’hui une appétence pour le covoiturage.

47 % des Français ne sont pas satisfaits de la manière dont ils se déplacent au quotidien.

Source ObSoCo

 

Un décalage entre aspirations et trajectoires d’action publique qui freine la décarbonation

Les sondés expriment un attachement aux libertés relié à :

  • une appétence robuste pour les moyens de transport individuels
  • un penchant pour la possession individuelle de leur véhicule (51 %, contre 29 % privilégiant le recours aux services de mobilité),
  • un intérêt marqué pour l’autonomie territoriale,
  • une faible appétence pour les modes de transport partagés (co-voiturage, autopartage) et collectifs.

 

Des aspirations qui correspondent aux tendances observées : le report modal est très faible, les émissions de gaz à effet de serre des transports ne baissent pas suffisamment pour atteindre nos objectifs climatiques. Malgré la hausse des coûts associés à la mobilité, le volume des trajets du quotidien réalisés « seul au volant » ne diminue pas (cf. note de bas de page n°9.). 82 % des déplacements de personnes sont effectués en voiture individuelle – le plus souvent thermique, une tendance stable sur la dernière décennie 12. Le nombre de personnes par voiture, indicateur de covoiturage, décroît sur la même période 13.

Dans l’ensemble, les Français valorisent la rapidité (34 % des répondants considèrent ce critère comme prioritaire), les modes de déplacements les moins coûteux (28 %), leur praticité (27 %) 14.

 

Cependant, des profils distincts se dessinent: ceux qui privilégient la praticité se distinguent de ceux qui surpondèrent le caractère sécurisant, et de ceux qui voient dans la mobilité l’occasion d’exercer une activité physique. Dès lors, pour répondre à la pluralité des profils et des pratiques, il sera nécessaire de proposer une variété de solutions, en tenant compte de leur domaine de pertinence sociologique aussi bien que technico-économique. Cette approche différenciée reste à conforter.

Cette diversité s’exprime par les valeurs affirmées par les Français. Cela se remarque notamment :

  • concernant l’attachement aux libertés individuelles : 41 % des répondants considèrent qu’elles ne doivent pas être restreintes contre 41 % répondant qu’elles doivent l’être pour des raisons environnementales ;
  • concernant l’aspiration à se déplacer : 29 % voudraient se déplacer davantage en 2050, 33 % moins, 38 % autant ;

 

Et pour la place donnée aux solutions technologiques : 37 % considèrent qu’elles permettront de répondre durablement aux enjeux environnementaux, 35 % pensent l’inverse.

Tenir compte de ces représentations, de ces expériences individuelles et de ces aspirations est essentiel pour définir des solutions appropriables par les Français. Celles-ci doivent aussi être reliées à la capacité des ménages à adapter leur mode de vie.

Développer des solutions adaptées à la capacité contributive de chacun

Tenir compte de la diversité des capacités d’adaptation

Les contrastes en matière d’aspirations recoupent fortement les contraintes socio-économiques vécues. Les plus modestes sont ceux qui valorisent le moins la rapidité. Ils tirent davantage parti d’un accès amélioré aux services de mobilité. Favoriser les solutions décarbonées accessibles (bus, lignes de transport à la demande, apprentissage et sécurisation du vélo, covoiturage…) est bien une priorité les concernant.

 

Une mobilité très contrainte pour les ménages les plus précaires

Les plus modestes et les plus fragiles (que l’on considère la catégorie socio-professionnelle, le revenu, ou l’âge) sont ceux qui valorisent le plus l’argument économique (critère privilégié pour 32 % contre 21 % des plus riches ; autour de 10 points d’écart pour les différentes dimensions).

Ces observations sont cohérentes avec la surreprésentation des ménages les plus pauvres dans la population ne disposant pas de voiture pour des raisons financières. Les 10 % de ménages les plus pauvres ont 2,4 fois plus de probabilité de ne pas posséder de voiture que les ménages du milieu de la distribution des niveaux de vie 15. Ils se déplacent très peu ou sur des distances très courtes : 48 % des trajets effectués en semaine font moins de 2 km pour les ménages situés parmi les 10 % les plus pauvres, 26 % pour ceux dont le revenu est proche de la médiane. La marche est le moyen de transport principal de 42 % des ménages des 10 % de Français les plus pauvres, contre 17 % pour les ménages dont le niveau de vie se trouve autour de la médiane (Enquête mobilité des personnes, 2019).

 

Cependant, les dépenses de transport représentent 21 % du revenu des 10 % de ménages les plus pauvres, contre 12 % pour les 10 % de Français les plus aisés. 9 % des ménages figurant parmi les 10 % les plus modestes achètent leur voiture neuve, contre 25 % pour l’ensemble des ménages et 45 % pour les plus aisés. Ces derniers dépensent davantage en transports collectifs comme le train à grande vitesse et l’avion. Les travaux de thèse présentés par Rayane Al-Amir Dache donnent à voir ces inégalités à l’échelle de l’Île-de-France. Pour un même niveau de vie, la précarité liée à la mobilité est plus forte en grande couronne, en particulier là où l’offre de transports en commun est faible.

 

Pourtant, assurer l’accès à la mobilité contribue à l’émancipation des catégories socio-économiques les plus fragiles : la mobilité permet l’accès aux soins, à l’emploi, aux activités culturelles… Un quart des Français renonce en effet à ce type d’activité en raison de difficultés de mobilité (coût, accès aux services) 16.

 

Les données issues de l’enquête menée avec l’ObSoCo restituent les inégalités de manière d’autant plus vive qu’aux questions portant sur le niveau de revenu, elles ajoutent des questions relatives au « sentiment de contrainte budgétaire » (ou inversement à l’aisance). 35 % de ceux qui estiment « ne vraiment pas s’en sortir » financièrement sont satisfaits de leurs conditions de déplacement, contre 67 % de ceux qui considèrent vivre confortablement. C’est le cas de 42 % de ceux qui gagnent moins de 1 000 euros par mois par unité de consommation et de 62 % de ceux qui gagnent plus de 2 500 euros par mois par unité de consommation.

 

Par contraste, les Français prêts à payer plus cher pour leur mobilité le feraient par ordre de priorité : pour la fiabilité (40 % de la catégorie), la rapidité (34 %), le confort (31 %).

Source : Enquête ObSoCo - La Fabrique de la Cité

Une hiérarchie des critères à prendre en considération dans la mise en place de solutions et dans l’établissement des systèmes de transport. La capacité à s’approprier ces solutions doit également être prise en compte si l’on veut assurer la convergence entre les intentions de décarbonation et la décarbonation réelle des pratiques. En plus des conditions économiques, cette capacité est liée entre autres :

  • à des différences culturelles (par exemple la plus ou moins grande appétence pour le progrès technologique et les changements de pratiques qu’il entraîne),
  • à la maîtrise hétérogène des nouvelles technologies,
  • à l’inégale disposition à emprunter différents modes de transport, à planifier son trajet (pour anticiper une recharge ou une correspondance notamment) ou à gérer une billettique parfois

Un des principes d’action doit ainsi être de rendre plus simple et évident le recours à des moyens de transport décarbonés, mieux articulés entre eux. Pour les plus modestes, l’offre de transport doit être plus accessible.

Ces considérations font écho à celles développées par Solange Martin (ADEME 17). Pour être « juste » la transition écologique doit :

  • tenir compte de la capacité inégale des populations à recourir à des modes de transport bas carbone et à changer de mode de vie,
  • accompagner les acteurs mis à l’épreuve par ces mutations,
  • proportionner les efforts à réaliser aux capacités contributives de chacun,
  • être élaborée de manière démocratique, concertée et territorialisée.

 

Des différences géographiques fortes se superposent aux inégalités socio- économiques. Les Français les plus dépendants à la voiture se trouvent parmi les 5e, 6e et 7e déciles (autour de 70 % des trajets réalisés en semaine en voiture, Enquête mobilité des personnes, 2019).

 

Des différences géographiques fortes se superposent aux inégalités socio- économiques.

 

Et si l’on s’intéresse à présent au lieu de vie, les Français qui habitent dans les couronnes des pôles – en « banlieue » principalement – ou en commune isolée – en espace rural par exemple – sont ceux qui consacrent la part de leurs revenus la plus importante aux transports, avec 15 et 16 % respectivement, contre 12 % dans une ville centre. Ces dépenses plus élevées sont en premier lieu associées aux dépenses de carburant 18. Les Français habitant en périphérie des villes ou à la campagne sont plus exposés que les autres aux variations de prix des produits pétroliers. A cette vulnérabilité, il faut ajouter le budget consacré à l’entretien du véhicule.

 

Dans son analyse portant sur le bassin de vie de la Rochelle, Xavier Timbeau, directeur principal de l’OFCE, relève que les ménages situés dans la médiane des revenus habitent plus souvent en banlieue, ont des trajets plus longs et plus souvent effectués en voiture 19. Ce travail, initié dans le cadre du projet MEAPS (Modèle Ergodique d’Absorption avec Priorité et Saturation) 20 porté par l’Observatoire français des conjonctures économiques, s’intéresse au lien entre géographie urbaine, revenu, kilomètres parcourus et émissions de gaz à effet de serre. Cet outil peut donner à voir le lien entre choix d’urbanisme, localisation des activités, accès au logement, mobilité et son empreinte environnementale. Une telle analyse à l’échelle de bassins de vie très différents (La Rochelle, Marseille, Clermont-Ferrand par exemple) pourrait apporter des éclairages utiles.

 

Des solutions adaptées au contexte géographique et aux besoins de mobilité

Les données qui précèdent fournissent une grille de lecture des solutions de mobilité existantes (marche, bus, vélo, covoiturage, véhicule électrique, etc.).

 

En ce qui concerne les véhicules électriques, cette situation invite à considérer des actions destinées à réduire leur prix de vente (notamment parce que les hausses de prix des véhicules neufs ont aussi un impact sur les marchés de véhicules d’occasion, sur lesquels se fournissent les plus modestes). Une politique industrielle et des soutiens publics incitant à la maîtrise de ces prix de vente, par exemple en développant des véhicules plus légers, plus sobres, mieux réparables, pour des marchés relativement captifs pourrait accompagner les soutiens publics à l’acquisition de véhicules électriques 21. Des possibilités de financement de la mobilité adaptées aux ménages modestes, comme les locations longue durée avec tarifs sociaux sont également des pistes à consolider 22.

 

L’intégration mondiale des chaînes de valeur et des modes de consommation, la circulation des biens et des marchandises impliquent dans le même temps de penser la transition en tenant compte des impacts de ces politiques industrielles et de l’évolution de l’offre au-delà du territoire français et européen. Les infrastructures et biens exportés par les pays développés mettent en évidence une autre dimension de la transition juste. La transition française et européenne ne doit pas non plus reporter ou freiner la capacité des autres pays à se développer de manière décarbonée, comme a pu l’exposer Virginie Boutueil, chercheure de l’École des Ponts Paris Tech, lors de son intervention au colloque « Transition juste des mobilités : quelles attentes et quelles solutions ? » du 27 février 2024.

 

Le développement des solutions adéquates, pour être durablement financé et susciter l’adhésion des citoyens et contribuables, sera contraint de tenir compte de leur efficacité économique et de leur pertinence technique, un enjeu régulièrement rappelé par le Secrétariat général à la planification écologique. La densité de population et le volume des flux de déplacements, la forme de ces flux (en étoile, en ligne), la géographie, rendent certains modes de déplacement plus ou moins adaptés.

 

Sur petite distance, avec des flux faibles, il est intéressant de sécuriser la pratique de la marche, du vélo et de les rendre pratiques; de même que de favoriser l’usage des véhicules intermédiaires entre vélo et voiture (vélo à assistance électrique, speed-pédélecs 23, vélos cargos, vélos-voitures, mini-voitures, etc.), notamment quand les distances s’allongent ou que le vélo classique devient insuffisant.

 

Une attention particulière doit être portée à la qualité des infrastructures afin qu’elles permettent une diversité d’usages, qu’elles soient sécurisantes et accessibles pour les différents publics, comme l’expose dans ses travaux Manon Eskenazi sur les politiques de déploiement du vélo 24.

 

Au-delà d’une dizaine de kilomètres, pour des flux importants, les bus ou les transports ferrés sont particulièrement pertinents. Pour des flux plus réduits comme en zone périurbaine ou rurale, le covoiturage, les cars à haut niveau de service sont les plus indiqués à condition de disposer de pôles de rabattement où agréger cette demande. Le véhicule électrique est intéressant dans les espaces les moins denses, là où les transports collectifs sont trop coûteux. Il peut être utilisé dans les espaces moyennement denses (trajets depuis la banlieue notamment), mais son usage doit être optimisé afin de limiter les embouteillages (recours au covoiturage, alternatives collectives).

 

Lors du colloque du 27 février 2024, Julien Thomas, Directeur régional Sud-Ouest de VINCI Autoroutes, a pu exposer qu’à Toulouse, 30 % des actifs parcourent plus de 50 kilomètres par jour pour leurs trajets domicile-travail. La part modale de la voiture est de l’ordre de 80 %, elle atteint 100 % dans certaines parties éloignées du centre de l’agglomération. Le taux de pauvreté et la précarité énergétique, notamment liée aux transports, sont également plus élevés à mesure que la distance s’accroît et que les solutions de transport se raréfient.

Carte réalisée par VINCI Autoroutes à partir de données INSEE. Les distances domicile-travail sont plus grandes à mesure que la distance au centre de Toulouse s’accroît (emplois majoritairement situés à Toulouse, actifs habitants en dehors de la ville-centre). Des variations existent en fonction de la localisation géogra- phique (cas du Sud-Ouest de Toulouse) et en lien avec l’accès (faible voire inexistant) à des modes de trans- port collectifs performants. Les populations les plus fragiles sont d’autant plus affectées par une hausse des coûts de la mobilité qu’elles habitent loin du centre et hors du périmètre des transports urbains.

Dominique Bureau, Président du Conseil Économique pour le Développement Durable (CEDD), a rappelé, à l’occasion du colloque consacré aux transitions justes des mobilités, le 27 février 2024, que cette relation s’observe aussi en Île-de-France, où les ménages en situation de pauvreté et dépendants à la voiture sont particulièrement concernés par la mise en place des restrictions de circulation (Zone à Faibles Émissions, ZFE). Apporter à ces ménages des solutions alternatives serait donc un moyen d’améliorer leur situation économique en même temps que la qualité de l’air francilienne.

 

 

Source : APUR, Synthèse des études sur les impacts sanitaires, sociaux et économiques. ZFE-Mobilité dans la métropole du Grand Paris, mars 2021. La proportion des ménages les plus fragiles et sans accès à une solution de transport en commun est plus élevée en périphérie extérieure de la zone à faibles émissions qu’à l’intérieur de celle-ci. 30 000 ménages fragiles sont affectés par l’interdiction des véhicules Crit’air 4 et 5. 50 000 ménages sont concernés par les Crit’air 3 et plus. Leur capacité d’investissement dans un nouveau véhicule est faible. Un accompagnement spécifique (aides financières, développement de solutions de transport collectif et d’une offre accessible en horaires décalés, variables, aux trajets de banlieue à banlieue, au transport de charges lourdes) est nécessaire.

Les solutions de mobilité décarbonée proposées doivent aussi tenir compte de la dimension sensible de la mobilité. Bertrand Folléa, co-fondateur de l’agence Folléa- Gautier paysagistes-urbanistes, rappelle l’importance de tenir compte de la relation que chacun entretient avec son lieu de vie, le territoire qu’il arpente et qu’il perçoit au quotidien. Le territoire vécu, le rythme de vie : des expériences individuelles dont il faut tenir compte pour apprécier et optimiser la contribution de chacun à la transition des mobilités. Cette contribution doit être assumée et non pas subie. De fait, les possibilités de se déplacer doivent être bien articulées avec les modes de vie et répondre aux aspirations des citoyens. Elles doivent être pratiques, perçues comme sûres, confortables. Dans ce cadre, il est important d’impliquer les citoyens afin qu’ils s’approprient les conditions de ces services, qu’ils expriment leurs besoins, et qu’ils connaissent les ressources nécessaires pour les entretenir.

 

Pour Lucile Schmid, Vice-présidente de La Fabrique Écologique, la diversité de la société face à la question écologique, la multiplicité des vécus, des perceptions, des sensibilités, doit être prise en compte et mobilisée pour réussir cette transition. Il s’agit de « transformer les ’gens’ en peuple », et faire en sorte qu’ils s’impliquent dans l’élaboration des décisions et le choix des solutions à adopter.

Mettre en place un cadre collectif d’incitation à la transition

Ces considérations invitent à réfléchir à la gouvernance ainsi qu’aux incitations adaptées pour engager la transition. Il s’agit d’inscrire les demandes individuelles dans un cadre collectif.

Dans le champ des outils économiques, la gratuité des transports en commun figure parmi les pistes considérées. Cette gratuité doit être appréhendée sous tous ses aspects : report modal, décarbonation effective et potentielle, redynamisation des centres urbains. Cette gratuité s’inscrit ainsi dans une politique économique locale et d’aménagement du territoire. Pour Franck Dhersin, sénateur du Nord, ancien Vice-président de la Communauté urbaine de Dunkerque, elle n’est envisageable que si l’on considère ensemble plusieurs objectifs collectifs, et si des conditions telles que la forme du réseau (en ligne plutôt qu’en étoile), son kilométrage limité, sans objectif d’extension territoriale, sont réunies. Cela suppose aussi de disposer d’importantes ressources alternatives à la billetterie, en particulier la fiscalité sur les entreprises (versement mobilité). Une collectivité à fort dynamisme économique, choisissant de faire porter sur les entreprises le financement de son réseau de transport, si celui-ci n’a pas vocation à être renforcé, peut considérer la gratuité comme finançable.

 

Cette décision est-elle juste ? Un débat existe. Yves Crozet, chercheur au Laboratoire Aménagement Economie Transports (LAET), note que, dans ce cas, qu’ils utilisent peu ou beaucoup ces transports gratuits, qu’ils soient aisés ou non, et donc, en mesure ou non de contribuer à son entretien, les usagers acquittent le même tarif. Ces transports sont privés d’une ressource financière – la billetterie – qui aurait pu être utilisée pour favoriser le report modal et développer davantage les transports décarbonés. La gratuité profite ainsi à ceux qui peuvent utiliser le réseau de transport collectif, mais elle donne peu d’espoir à ceux qui n’y ont pas encore accès. Un ménage précaire, situé loin d’un accès aux transports publics et dépendant de son véhicule thermique pour se déplacer, a dès lors des chances plus faibles de voir sa situation s’améliorer par le renforcement de l’offre de mobilité.

 

Combiner une tarification sur l’usage, qui reflète le coût supporté par la collectivité (construction et entretien du système de transport ; coût environnemental et incitation à le minimiser), et prise en compte de la capacité de chacun à opter pour des modes de déplacement décarbonés (accès réel à des alternatives et revenu du ménage) invite à porter attention aux tarifications différenciées.

 

Etablis en tenant compte de cette capacité à modifier leurs comportements et à contribuer au maintien du service (composition du ménage, ressources réelles par exemple), les prix payés par les passagers reflètent en partie le coût du service fourni tout en traduisant une forme de solidarité 25. La Région Hauts-de-France a mis en place des tarifs réduits pour les voyages en train express régional et en autocar à destination de publics comme les demandeurs d’emploi ou les étudiants. Strasbourg, Rennes, Lyon, Nantes, Clermont-Ferrand ont mis en place des tarifications différenciées, « solidaires », en fonction de la composition du ménage et du revenu.

 

L’analyse des effets de ces dispositifs gagnerait à être plus développée dans les débats publics. Et notamment concernant :

  • l’accès à la mobilité et aux opportunités socio-économiques,
  • la diminution de la précarité énergétique liée aux transports,
  • la réduction des émissions de gaz à effet de serre et le report modal vers les modes décarbonés.

 

Les outils économiques, à condition d’être utilisés en complément de la mise à disposition des solutions de mobilité, doivent inciter au changement des pratiques et permettre le financement de solutions décarbonées.

Par exemple, Dominique Bureau suggère que les 50 % de citoyens les plus modestes pourraient recevoir le produit d’une fiscalité environnementale, soit sous forme de redistribution de taxes, soit sous forme de subventions (chèques, bonus, etc.) dirigées vers des solutions de transition écologique.

 

La fiscalité n’est pas le seul moyen économique de susciter cette redirection : les redevances, les droits d’usage, par exemple, font payer à l’usager un prix pour le service qu’il utilise et son impact. Si ce prix reflète l’empreinte environnementale, alors il peut inciter à l’adoption de comportements plus sobres et plus respectueux des ressources naturelles.

Mise en perspective : quelle méthode et quelle gouvernance ?

Il existe ainsi différentes formes de tarification (solidaire, différenciée, etc.), de fiscalité locale ou nationale, de redevances, de restrictions différenciées de circulation pour accompagner et établir un signal destiné à rendre plus intéressant le recours aux solutions décarbonées. Ces dernières doivent exister en même temps que les contraintes posées à l’usage du véhicule thermique individuel.

 

L’équilibre entre qualité de service et niveau de redistribution (jusqu’à quelle proportion de la population, pour quels montants) est un choix éminemment politique. Aucune des variantes proposées n’est évidente. Cet arbitrage suppose un dialogue tenant compte des valeurs des citoyens et de la place que la mobilité occupe dans leur quotidien. Dans le cadre de la transition écologique, ce dialogue ne fait que commencer. Pour l’initier sur des bases crédibles, il sera important qu’il soit porté par des acteurs considérés comme légitimes et qu’il respecte une démarche transparente, démocratique.

 

L’enquête de l’ObSoCo et les baromètres relatifs à la confiance politique (Cevipof) 26 ont des résultats convergents quant à la manière de conduire cette transition. Ce qui correspond le plus à leurs attentes et à leur appétence est perçu comme le moins probable, tandis que ce qui semble être le plus probable est considéré comme le moins souhaitable.

Ces résultats invitent à un sursaut: les institutions sur lesquelles les Français projettent le plus de responsabilités et de capacité d’action (État, entreprises), notamment dans la mobilité, sont celles envers lesquelles ils ont le plus de défiance.

 

Pour tenter de mieux comprendre comment ce chemin pourrait être tracé, La Fabrique de la Cité étudiera des actions menées à l’échelle de bassins de mobilité, dans une proximité avec les citoyens, et le retour d’expérience de l’exploitation quotidienne de systèmes de transport. Elle posera la question, dans un dialogue croisé avec des acteurs de terrain, de la mutation à moyen et long terme de ces systèmes de transport. Il s’agira notamment de mettre en perspective les politiques locales de mobilité avec les enjeux de la transition juste, en commençant par identifier des indicateurs pertinents de suivi.

[1] Djaïz, , Desjardins, X., La révolution obligée, Allary Editions, 2024

[2] Synthèse : https://www.lafabriquedelacite.com/actualites/quels-chemins-pour-une-transition-juste-des-mobilites/

[3] Étude ObSoCo-La Fabrique de la Cité https://lobsoco.com/comment-les-francais-souhaitent-ils-et-imaginent-ils-leurs-mobilites-dans-le-futur/

[4] Colloque du 27 février 2024 « Transition juste des mobilités : quelles attentes et quelles solutions ? » https://www.lafabriquedelacite.com/evenements/transition-juste-des-mobilites-quelles-attentes-et-quelles-solutions/

[5] 42 % de satisfaits pour les ménages disposant de moins de 1 000 euros par mois par unité de consommation, 62 % pour ceux disposant de plus de 2 500 35 % de satisfaits pour ceux qui considèrent être en grande difficulté financière, 67 % pour ceux qui estiment vivre confortablement.

[6] Près d’un actif sur cinq : https://www.insee.fr/fr/statistiques/7621372

[7] Une proportion concernant aussi un actif sur cinq (Ibid.)

[8] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5358250

[9] A paraître : Al-Amir Dache, , Coulombel, N., « How unequal are travel costs? Evidence from the Paris Region », Région et Développement.

[10] Baromètre de la confiance dans les institutions (Cevipof) ; Baromètre des représentations liées à l’environnement (ADEME)

[11] SGPE, 31 mai 2023 : Planification écologique dans les transports, Conseil national de la refondation https://www.gouvernement.fr/upload/media/content/0001/06/50655451c9d539b12add5c38eaa74316dc70affe.pdf et https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/se-deplacer-en-voiture-seul-plusieurs-ou-en-covoiturage-0

[12] SDES, Chiffres clés des Edition 2024, mars 2024 : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-transports-2024/pdf/chiffres-cles-des-transports-2024.pdf

[13] SGPE, Transport : synthèse de la mise en oeuvre du plan, mars 2024 : https://www.info.gouv.fr/upload/media/content/0001/09/5dadd629747febad088d92fdc7c990844354914c.pdf

[14] Les suivants sont plus de 12 points plus bas : l’habitude, le caractère écologique par exemple.

[15] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5358250

[16] https://barometremobilites-quotidien.org/wp-content/uploads/2022/03/BMQ2022-ResultatsNat-Extraits.pdf

[17] Voir également Martin, , “La transition juste », Les avis de l’ADEME, avril 2024.

[18] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5358250

[19] Pour une analyse plus complète : https://preview.meaps.fr/trajets.html#projection-du-mod%C3%A8le-sur-lagglom%C3%A9ration-de-la-rochelle

[20] https://preview.meaps.fr/

[21] https://www.transportenvironment.org/wp-content/uploads/2023/05/FR-Briefing-leasing-social-2023.pdf

[22] https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/premiere-edition-du-leasing-social-lecons-dun-succes-malv. De nouveaux outils pourront progressivement être déployés pour lutter contre la grande précarité à la suite du vote de la loi du 5 avril 2024 visant à favoriser le réemploi des véhicules, au service des mobilités durables et solidaires sur les territoires. Celle-ci rend désormais possible le réemploi de véhicules peu polluants par les autorités organisatrices de la mobilité à des fins de location sociale, pour des publics très fragiles

[23] Vélo électrique à forte puissance pouvant atteindre jusqu’à 45 km/h

[24] Eskenazi, « Voir, faire et vivre la ville pour le vélo. Pratiques du vélo et politiques de mobilité dans deux métro- poles européennes », thèse en Sciences de l’Homme et Société. Université Paris-Est, 2022

[25] A Strasbourg, le prix de l’abonnement mensuel aux transports publics urbains varie de 5,8 € à 56 € selon le niveau de revenu. La gratuité diminuerait ainsi de 56 € le tarif acquitté par les plus aisés et de 5,8 € celui des plus mo- Voir notamment la chronique d’Yves Crozet dans Transports, Infrastructures & Mobilité de janvier-février 2024 n°543 sur ce sujet

[26] Baromètre Sciences Po de la confiance politique 2024 https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/barometre-de-la-confiance-politique-2024-les-resultats/

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