Point de vue d'expert

« Le rapport entre l’obscurité et la lumière est constitutif de ma vision et de mon approche. » Roger Narboni

Roger Narboni est artiste plasticien et ingénieur électronique de formation, il est un des pionniers de la conception lumière en France. Fondateur du cabinet Concepto, qu’il a présidé de 1988 à 2023, il a travaillé sur les premiers Schémas directeurs d’aménagement lumière, et a inventé en 1987 l’urbanisme lumière, puis en 2011 les trames noires urbaines. Aujourd’hui il anime un think tank pour l’Association des Concepteurs lumières et Eclairagistes (ACE).[1]

 

La Fabrique de la Cité : Vous faites partie des pionniers de la conception lumière en France. Quand et comment est née cette nouvelle approche de la ville ? Comment a-t-elle évolué des années 1980 à aujourd’hui ?

 

Roger Narboni : J’ai toujours été intéressé par la lumière comme matériau artistique. Un séjour de trois ans à New-York m’a amené à porter un nouveau regard sur l’éclairage des espaces publics français, qui contrastait fortement avec la « ville 24h/24 » que j’avais découverte. Progressivement, je me suis intéressé aux lumières de la ville, à des échelles monumentales, j’ai essayé de théoriser cette nouvelle approche et de convaincre les acteurs de la fabrique urbaine de l’intérêt de penser les éclairages des espaces publics.

À l’époque, cette idée n’a pas intéressé grand monde, exception faite du directeur de l’Établissement public d’aménagement de la Défense, Alain Maugard, avec qui nous avons organisé en 1992 un grand événement à la Défense dans les parkings en sous-sol. Nous avons cherché à rendre ces lieux féériques, en imaginant des « sas émotionnels », dans lesquels les personnes passent et sont traversées par différentes ambiances lumineuses et émotions.

Exposition La Lumière et la Ville - La Défense, 1992 © Concepto

Une exposition à la Villette en 1986, « La lumière dans tous ses états », a servi de démonstrateur de tout ce qu’il est possible de faire avec la lumière. C’est à l’époque de cette exposition que je suis devenu « concepteur lumière », un métier qui n’existait pas. J’ai créé l’agence de conception lumière Concepto en 1988. Notre travail s’est concentré sur la lumière urbaine et la ville, nous avons inventé l’urbanisme lumière, avec le premier schéma directeur d’aménagement lumière en 1987 de la Ville de Montpellier. Il s’agissait d’aborder les villes, les espaces publics et les paysages urbains d’une nouvelle manière.

Avec l’agence, notre premier grand projet a été le cours des 50 otages à Nantes. En 1991, c’était un des premiers concours internationaux en France à avoir associé une agence de conception lumière à la maîtrise d’œuvre dès le départ. Nous travaillons aussi sur des paysages nocturnes, à l’étranger : en Chine, dans le Zhejiang et le Sichuan, nous travaillons sur des sites de 10 km de long… (pour plus de détails : Pengzhou, Jianjiang Vallée, Sichuan, Chine – Concepto)

Cours des 50 otages - Nantes © Concepto

La Fabrique de la Cité : Le rapport à la lumière qu’entretiennent la ville et ses habitants est le sujet de prédilection de la conception lumière, a-t-il évolué conjointement au rapport à l’obscurité ?

 

Roger Narboni : Dans les premières années de la conception lumière, l’obscurité n’était pas vraiment abordée en tant que telle, les sujets de biodiversité et de la pollution lumineuse n’avaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui. Ces nouveaux enjeux sont portés depuis une vingtaine d’années, par une nouvelle génération de concepteurs lumière, qui vient de la sociologie, de l’urbanisme, de la philosophie même. Au début des années 2000, lorsque j’assurais la direction artistique de la Fête des Lumières à Lyon avec Laurent Fachard, une adjointe écologiste m’a invité à prendre en compte l’écologie de la lumière. Nous avons organisé deux colloques en 2001 et 2002. À ce moment-là, on ne parlait pas vraiment de biodiversité, plutôt de pollution lumineuse et de ciel nocturne, c’étaient les débuts de ces considérations.

Je suis plutôt un défenseur de l’obscurité, le rapport entre l’obscurité et la lumière est constitutif de ma vision et de mon approche. Nous avons d’ailleurs travaillé avec la commune de Talmont-sur-Gironde sur le premier « plan d’obscurité », en 2002.

Plan d'obscurité, Talmont-sur-Gironde © Concepto

La loi sur l’eau en 2004 interdit d’éclairer directement les cours d’eau et des études d’impact doivent être systématiquement effectuées, ce qui a remis en cause certaines pratiques de la conception lumière, notamment le projet de mise en lumière de la Chaussée du Bazacle sur la Garonne à Toulouse, livré en 2005, qui a été très difficile à faire approuver. C’est dans ce contexte qu’est née la notion de « trame noire » : nous nous sommes inspirés des trames vertes et bleues pour imaginer cette notion. Lors de l’élaboration du schéma directeur d’aménagement lumière (Sdal) de Rennes en 2012, nous avons recensé les points lumineux qui pouvaient être éteints et nous avons abouti à l’idée d’une continuité d’obscurité aux limites de la ville. C’était la première trame noire en France. Aujourd’hui nous avons travaillé sur une trentaine de ces trames. Les communes sont en demande, y compris à l’étranger : les villes Suisses sont particulièrement intéressées par cette notion.

Chaussée du Bazacle, Toulouse © Concepto

Les discours sur la pollution lumineuse sont en outre de plus en plus audibles. L’arrêté du 27 décembre 2018 relatif à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses a eu un fort impact sur notre métier. Néanmoins, il n’est pas toujours facile de faire respecter les réglementations, notamment parce que la puissance publique n’est pas dotée de moyens de mesurer les nuisances lumineuses, contrairement aux nuisances sonores. L’éclairage privé, qui représente 40 % de l’éclairage extérieur d’une commune, est aussi difficile à réguler. Fribourg et Lausanne par exemple, qui sont des communes très volontaires sur ces sujets, rencontrent encore de grandes difficultés en matière de réduction des pollutions lumineuses de source privée.

 

La Fabrique de la Cité : Dans quelle mesure la manière de penser la lumière et l’obscurité dans les espaces publics dépend de la manière dont la vie urbaine nocturne s’organise ? Observe-t-on des différences entre les pays européens ?  

 

Roger Narboni : Cet intérêt pour la vie nocturne et ses besoins est arrivé avec une nouvelle génération de concepteurs lumière. Il n’existe pas de formation de concepteur lumière en France : nous venons d’univers très différents. Au départ, les concepteurs lumière étaient issus du monde du spectacle, du théâtre, plus généralement des métiers de la scène. Petit à petit, les architectes, les paysagistes, les urbanistes se sont intéressés à la lumière comme matériau. Ce glissement a conduit à des changements dans la manière dont on perçoit la ville et ses habitants et des changements de pratiques. Les habitants et usagers, de spectateurs – venant admirer la mise en scène proposée par le concepteur – sont devenus acteurs. L’émergence de la géographie de la nuit – dont Luc Gwiazdzinski est un représentant – renforce l’intérêt pour la manière dont la nuit est habitée. La moitié de la vie se passe la nuit, et ceux qui travaillent, ceux qui ont des loisirs ou ceux qui font la fête, ont une manière singulière d’habiter la ville nocturne. Une étude de l’atelier parisien d’urbanisme (APUR) cartographiée en 2004, à partir des données bancaires et des données de la RATP, la géographie nocturne de Paris, nous a aidé à étudier le Sdal de la Couronne Parisienne, livré en 2007. Encore récemment, un géographe a été associé au schéma directeur d’aménagement lumière de Plaine commune.

Les pays européens n’ont pas tous le même rapport à la nuit et plus spécifiquement la vie nocturne. Les normes européennes en matière d’éclairage sont d’ailleurs l’illustration d’un compromis entre le Nord et le Sud de l’Europe. Globalement, les pays du Nord de l’Europe veulent des intensités lumineuses basses, ceux du Sud veulent des hautes. Les normes de 2005 – NF EN 13201 – fruit de ce compromis, permettent des intensités qui sont très élevées pour les standards des pays du Nord. La France faisait plutôt partie des pays souhaitant de forts niveaux lumineux, jusqu’à l’arrêté sur les nuisances lumineuses de 2018, qui est considéré par de nombreux pays comme pionnier, à l’instar de la Pologne par exemple qui souhaite s’en inspirer. Il subsiste des variations entre les pays en fonction de l’interprétation que l’on fait de la norme : par exemple à Berlin, l’interprétation qui est faite de la norme conduit à un éclairage bien moins lumineux qu’en France.

 

La Fabrique de la Cité : Pourquoi certaines collectivités sont réticentes à se saisir du sujet de l’éclairage et craignent de parler d’obscurité ?

 

Roger Narboni : Il subsiste de nombreux fantasmes et préjugés sur ce sujet. Notamment quand on parle de réduire la lumière, voire d’éteindre en zone urbaine, le principal sujet qui touche les personnes interrogées est l’insécurité. Mais la plupart des crimes et délits ont lieu le jour, et le fait d’éclairer un espace ne le rend pas forcément plus paisible. L’obscurité peut même parfois être perçue positivement, comme un facteur rassurant. Nous avons conduit une expérimentation à Nanterre en 1995, où nous avions allumé un trottoir et laissé l’autre dans l’ombre. Nous avons observé les personnes se déplacer dans cette rue, et spontanément, tous sont allés sur le trottoir éteint.

Ces représentations d’une ville nocturne dangereuse et inquiétante se retrouvent aussi en Amérique latine : lorsqu’on y parle trame noire et obscurité, on fait face à une levée de boucliers. Mais comme en France, il n’y a pas plus de crimes de nuit. Il faudrait mener un travail de pédagogie, y compris dans les imaginaires collectifs : il n’y a pas de contes pour enfants dans laquelle les aspects positifs de la nuit sont explorés. Alors que dans d’autres cultures, notamment en Asie, les dragons de la lumière représentent le mal, et l’obscurité est perçue positivement. La peur du noir n’est pas un invariant, mais bien un fait singulier à certaines cultures. Avec l’association Concepteurs Lumière Sans Frontière, nous avons conduit une étude à Bamako au Mali, où il y a un point lumineux pour 140 personnes, quand il y a un point lumineux pour 8 personnes à Paris. L’obscurité y est bien vécue.

Dujiangyan nightscape © Concepto & Zhongtai

La Fabrique de la Cité : Les travaux conduits par La Fabrique de la Cité sur le sujet nous conduisent à penser que les collectivités sont aujourd’hui à la recherche de « l’éclairage juste », juste milieu entre extinction et éclairage à pleine puissance. Parleriez-vous de la nécessité « d’éclairer juste » comme une réponse aux questions posées par l’éclairage public ?

 

Roger Narboni : Ce n’est pas une expression que j’emploie. Pourquoi devrions-nous partir du principe qu’il faut éclairer les chaussées ? Pourrait-on imaginer retourner cette expression et parler plutôt d’obscurité « juste » ? L’idée de redonner de l’obscurité et de l’autonomie aux personnes vis-à-vis de leurs déplacements de nuit me plaît bien plus. La manière dont on conçoit de nouveaux quartiers pourrait changer, à travers des aménagements et des utilisations alternatives de l’espace urbain : de nouveaux enrobés luminescents, des lanternes portatives autonomes qui permettent à chacun de choisir s’il a besoin d’éclairage.

De plus, avec la végétalisation des espaces urbains, on ne va plus pouvoir éclairer comme avant. Le système d’éclairage classique ne peut plus s’appliquer aux nouvelles rues parisiennes, d’autant plus qu’il y a une volonté de rompre les alignements d’arbres. Cela va devenir un vrai défi et une grande difficulté de tenir les normes.

Des collectivités territoriales se saisissent même de l’idée de jouer avec lumière et obscurité différemment : à Plaine commune, le projet Obscurothérapie conduit par Concepto, dans le square du Temps des Cerises à L’Île-Saint-Denis a remporté un prix de l’Association des concepteurs lumières et éclairagistes en 2023. Des revêtements phosphorescents sont appliqués au sol et diffusent une très faible lumière de nuit quand on les charge de jour avec la lumière solaire, ou de nuit avec un flash de téléphone. C’est une perspective intéressante pour penser différemment les espaces publics nocturnes.

Obscurothérapie, Fresque phosphorescente à l'Ile Saint Denis © Concepto

[1] N.B. : La conception lumière est une approche architecturale et urbaine de la lumière, qui a pour vocation de réaliser des projets d’éclairage et de mise en lumière, d’espaces intérieurs, d’espaces publics ou de paysages. Pour en savoir plus.

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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