Note

Retour sur le programme des villes éponges chinoises

Penser la ville comme une éponge capable d’absorber la totalité de l’eau de pluie, voire d’en récupérer une partie pour la réutiliser, tel est le concept du programme de la ville éponge développé depuis une dizaine d’années en Chine.

Cette stratégie, à l’avant-garde sur les enjeux de gestion de l’eau en milieu urbain, a d’abord été une expérimentation menée sur une trentaine de villes pilotes prenant des airs de propagande. Aujourd’hui, avec la hausse de l’urbanisation, des effets du changement climatique et des crises environnementales, le programme est devenu une priorité nationale bien réelle. En effet, les inondations catastrophiques qui ont eu lieu dans les régions de Pékin et du Hebei en août 2023 concrétisent l’urgence d’une gestion intégrée de l’eau, mais posent le doute sur sa réelle efficacité. Dix années après le lancement des premiers projets urbains, quel retour d’expérience peut-on tirer des villes éponges chinoises? Un premier état des lieux commence à s’esquisser, non pas sur la validité de la démarche mais sur les différentes échelles d’impacts, de performance, d’échecs et de marges d’amélioration, à travers des exemples diversifiés d’application du programme.

I. Doctrine et programme de la ville éponge chinoise

a) La ville éponge : vitrine de l’urbanisme chinois adapté au changement climatique

Le concept de la ville éponge est développé et popularisé en Chine dès le début des années 2000 par l’architecte Yu Kongjian 1 , qui s’inspire de pratiques de planification traditionnelle où l’eau est un élément intégré et structurant de l’espace urbain. Mais le programme politique de la ville éponge est officiellement lancé par le président Xi Jinping lui-même, lors d’une conférence sur « l’Urbanisation de la Chine » en décembre 2013. Pour appuyer la pertinence de ce programme pharaonique, le Parti Communiste Chinois prend pour référence des approches occidentales, telles que le « plan de gestion durable de l’eau 2  » et les « systèmes de drainage durable 3  » présentés au Royaume-Uni, ainsi que des approches équivalentes développées aux États-Unis 4 . Il annonce des objectifs chiffrés à atteindre sur le territoire chinois : d’ici 2030, 80 % des aires urbaines doivent être munies de solutions pour absorber l’eau de pluie, et a minima 70 % de celle-ci doit être réutilisée pour l’arrosage ou le nettoyage des voiries.

 

Cependant, le concept de la ville éponge, comme d’autres grands programmes urbains chinois (tels que les Green Cities, Smart Cities, Low Carbon Cities), s’érige d’abord en discours politique. En effet, dès le lancement du programme, une campagne médiatique de grande échelle illustre les ambitions visées à travers des images conceptuelles et très idéalisées. Parallèlement, un travail de sensibilisation est mené auprès des responsables municipaux via l’organisation de journées thématiques et de visites de site. Ainsi, plusieurs projets emblématiques conçus par le maître à penser de la ville éponge, Yu Kongjian, sont visités chaque année par des centaines de maires chinois, tel que le parc paysager « Dong’an Wetland Park » réalisé en 2015 et localisé dans la ville de Sanya sur l’île de Hainan, ou encore le « Shanghai Houtan Park » qui intègre un programme de réhabilitation d’une ancienne zone industrielle en station d’épuration au cœur d’un immense espace vert réalisé pour l’Exposition Universelle de Shanghai en 2010.

Berges du parc Houtan à Shanghai

Dans ce cadre, la ville éponge est donc présentée avant tout comme une doctrine visant à (ré)introduire une vision holistique et rendre toute son importance à la ressource en eau en ville. Dans ses grandes lignes, le programme cible la réplicabilité nationale d’un système de gestion de l’eau à la fois quantitatif et qualitatif, venant ainsi appuyer un objectif stratégique du 13ème plan quinquennal qui porte sur l’amélioration de la qualité environnementale (et la gestion de graves problèmes de pollution) du territoire chinois. Plus concrètement, le programme précise que pour atteindre les objectifs fixés, les villes doivent s’équiper de systèmes « d’infiltration, de rétention, de stockage, de purification, de réutilisation et de drainage » via des solutions basées sur la nature (dites « vertes »). Pour ce faire, plusieurs modes d’intervention sont privilégiés : la réalisation d’infrastructures neuves, mais aussi la réparation et la modernisation des infrastructures existantes (dites « grises ») qui sont en médiocre état et qui manquent de capacité de résilience face au changement climatique.

Schéma explicatif de la ville éponge.

b) La stratégie du gouvernement chinois pour concrétiser la doctrine à l’échelle des villes

Pour assurer la déclinaison des ambitions à l’échelle locale et concrétiser le programme de la ville éponge sur le terrain, le gouvernement central propose plusieurs outils. Tout d’abord, il communique un guide général où figurent des exemples de schémas organisationnels pour l’administration locale, des orientations générales pour la conception et la maintenance des installations, ainsi qu’un catalogue de produits de référence pouvant être installés au sein des projets. Le gouvernement applique ensuite une stratégie classique qui consiste à sélectionner des « villes pilotes » au sein desquelles le programme politique est testé. Lors de la première phase de sélection en 2015 5 , seize villes candidates sont retenues, suivies de quatorze villes pilotes supplémentaires en 2016 6 . En réalité, le panel de villes sélectionnées permet de distinguer des typologies urbaines différentes liées à leur situation géographique ou à leur hiérarchie dans l’organisation administrative de la Chine, qui ont leur importance dans la probabilité de réussite du programme : on identifie ainsi des villes littorales de grande taille où la gestion concerne à la fois l’eau de pluie et l’eau de mer, en relation avec les enjeux de gestion littorale politique et militaire; mais aussi des villes fluviales d’importance économique, situées à proximité de fleuves et de nappes souvent polluées.

 

Une fois retenue, chaque ville pilote porte la responsabilité de traduire les grandes lignes directrices du programme national en plan d’action local et de mettre en place une gouvernance dédiée, avec la création d’un Bureau de la ville éponge avec son responsable attitré. Celui-ci doit rendre compte chaque année de résultats via des indicateurs chiffrés et des bilans financiers. Car, si chaque ville pilote bénéficie d’un financement de départ (l’équivalent de 50 et 76 millions d’euros alloués chaque année sur trois ans, selon le statut administratif de la ville, ce qui représente en moyenne 15 à 20 % des coûts de construction des projets), chaque ville est également tenue de trouver des fonds complémentaires via des Partenariats Public-Privé (PPP) et de mettre en place un cadre concret de réalisation des projets, par exemple en créant les documents cadres qui apportent une structure juridique et règlementaire; ou encore en mettant en place des logiciels de contrôle de toutes les étapes de gestion de l’eau, depuis la conception jusqu’à la satisfaction des usagers. D’un point de vue technique, face à l’absence de standards ou de règles nationales imposées par le gouvernement central, chaque ville établit elle-même les codes et les modes opératoires de la planification urbaine, souvent à partir de modèles importés ou directement copiés sur le monde occidental, puis testent et évaluent les résultats. C’est pourquoi de nombreuses villes éponges se ressemblent, sans toutefois que cela soit le symbole d’une efficacité démontrée qui aurait justifié leur réplication.

 

Ce processus spécifique explique en partie pourquoi les résultats des villes éponges chinoises sont si difficiles à évaluer: bien que les responsables municipaux affichent des résultats très positifs lors des évaluations par les ministères 7 et que les médias chinois dressent des portraits plutôt élogieux des villes éponges ; le manque de contrôle et d’impartialité dans l’évaluation du programme questionne sa crédibilité. Cependant, la véracité des résultats est observable sur le terrain, en étudiant chaque projet au cas par cas, et en évaluant leur efficience lors des situations de crise climatique.

Carte de localisation des villes éponge en Chine

II. Retours d’expérience : des villes exemplaires conditionnées pour réussir

a) Xiamen et Wuhan : contextes différents mais configurations similaires

Bien que très différentes sur le plan géo-topographique et par leur localisation sur le territoire, Xiamen et Wuhan présentent des similitudes à la fois contextuelles et stratégiques qui permettent d’identifier des éléments de mise en œuvre favorables à la réussite de la ville éponge. Dans le système administratif de la Chine, Xiamen et Wuhan sont toutes deux des villes-préfectures bénéficiant d’un lien privilégié avec le gouvernement central au même titre que les Provinces. Elles disposent de financements importants étant donné leur taille et nombre d’habitants, mais également d’une certaine liberté d’action pour élaborer leurs programmes localement. D’autre part, à Xiamen comme à Wuhan, la programmation de la ville éponge est venue renforcer une stratégie de reconversion écologique plus globale du territoire 8 , amorcée antérieurement. Car ces deux municipalités testent également, depuis le début des années 2010, en partenariat avec des organismes publics et privés internationaux 9 et sous la direction du gouvernement central, un programme d’Éco-City. Xiamen est effectivement l’une des premières Éco-City de Chine dès 2013 ; tandis que Wuhan lance en 2014 un partenariat avec la France pour construire la « Sino-French Éco-City» sur son territoire. Dans les deux cas, le défi de la gestion de l’eau rejoint donc une stratégie d’urbanisation plus générale, cherchant un équilibre entre stabilité économique, sanitaire et sécuritaire, ainsi que in fine une reconnaissance politique de la ville à l’échelle nationale et internationale. D’autre part, Xiamen et Wuhan ont opté pour une application diffuse du programme sur leur territoire, c’est-à-dire en multipliant les types d’interventions à différentes échelles afin de créer un réseau de projets pilotes plus robuste et durable que des solutions isolées. Enfin, la localisation des projets d’aménagement et de construction a été scrupuleusement choisie pour leur emplacement stratégique : sur des sites urgents à traiter ou populaires, où les habitants locaux ont été invités à participer, permettant de rendre la démarche plus visible et surtout plus appréciée par le public.

 

b) Xiamen : un territoire pionnier de la gestion environnementale

En tant que ville éponge, Xiamen reste sans doute un exemple précurseur puisque l’intégration de l’eau dans sa planification économique et urbaine est une tradi- tion ancestrale. Située sur le littoral ouest dans la province du Fujian, Xiamen est composée d’archipels et ses quartiers historiques ont été construits sur des zones lacustres. Son économie est depuis toujours fondée sur la pêche, l’aquaculture et l’agriculture, et donc dépendante d’une bonne qualité de l’eau. Cependant, l’urbanisation et l’industrialisation massives des années 1990 ont provoqué une pollution sans précédent de la mer, des nappes et des cours d’eau, mettant en danger la population et les activités locales. Indépendamment de tout programme national, un soulèvement populaire spontané et fortement médiatisé a contraint la municipalité à mettre en place une stratégie efficiente de gestion de l’eau à toutes les étapes de son cycle, associée à une reconversion écologique plus vaste. L’implication des chercheurs de l’université locale de Sun Yat Tsen, ainsi que la sollicitation de groupe de travail internationaux 10 constituent le fondement de la démarche, aboutissant à une pluralité d’interventions adaptées à des problématiques locales. Pour financer les projets, la municipalité bénéficie également de soutiens privés importants venant d’une diaspora chinoise originaire du Fujian et installée à Singapour.

 

La baie de Yundang est le premier projet réalisé, emblématique parce qu’il allie à la fois la volonté de construire un nouveau quartier de plusieurs milliers de logements et de protéger simultanément une baie naturelle, transformée en parc paysager autour d’un lac qui fait aussi office de bassin de rétention d’eau. Le projet comprend donc une forêt de nouveaux immeubles poussant la densité au maximum, permettant parallèlement de libérer le foncier nécessaire pour intégrer d’immenses espaces végétalisés et des noues, mais également des circulations douces et des berges aménagées. Tout autour de la baie, certaines parties sont artificialisées pour permettre de délimiter des espaces accessibles au public, d’autres sont sanctuarisées, notamment sur les mangroves naturelles, pour accueillir la faune et la flore locale. En cas de forte pluie, la baie retient une importante quantité d’eau, tout en intégrant des zones de filtration par des systèmes naturels qui permettent de la purifier avant d’être évacuée vers la mer. Outre son efficacité technique et sa réponse en termes de logements, la baie de Yundang reprend les codes de la conception paysagère traditionnelle, composée de jardins organisés autour d’un plan d’eau, et de cheminements doux très appréciés par la population locale. Si la baie de Yundang est réalisée entre les années 2000 et 2015, le projet est un véritable succès encore aujourd’hui auprès des habitants. De nombreux autres projets pilotes dispersés sur le territoire ont suivi, visant la dépollution des lacs et des berges, la construction de stations de rétention et d’épuration d’eau, ou encore la création de parcs humides ( « Wetland Park ») inspiré de ceux de Shanghai et de Sanya.

Photographie des berges aménagées de la baie de Yundang.

En définitive, la forte médiatisation des exemples menés à Xiamen agit comme une force motrice pour le programme en Chine, auprès des municipalités mais aussi de la population qui exprime une opinion positive. Plus concrètement, les résultats de Xiamen démontrent que la gestion efficiente et intégrée de l’eau génère une cascade d’effets positifs pour l’environnement et la société : la recharge des nappes souterraines par une eau dont la qualité est contrôlée, la réduction de la pollution issue des eaux de ruissellement, l’atténuation des effets d’îlot de chaleur et l’augmentation des espaces verts, accompagnée d’une résurgence considérable des espèces locales et d’une nette amélioration de la qualité de vie pour les habitants 11 . Sur le volet économique, Xiamen retrouve ses activités traditionnelles, mais aussi une hausse de l’attractivité générale du territoire, des investissements étrangers et du tourisme, ainsi qu’une forte progression de la valeur de l’immobilier.

 

c) Wuhan : vivre en harmonie avec l’eau et ses risques

Wuhan, ville de plus de 11 millions d’habitants, est construite sur un territoire autrefois parsemé d’une centaine de lacs, à proximité du Yangtze et de la rivière Han. Cependant les vagues d’urbanisation massive des années 2000 n’ont pas tenu compte de cette présence naturelle de l’eau : les nouveaux quartiers sont construits sur des polders ou à partir de terrains asséchés, où les risques d’inondation sont aujourd’hui plus importants, auxquels s’ajoutent des risques majeurs de contamination des nappes par les eaux de ruissellement. En ce sens, le programme de ville éponge à Wuhan vise à retrouver une présence qualitative de l’eau en ville, avec l’objectif d’atteindre une capacité d’absorption des eaux pluviales annuelles de 85 % en 2030, sur 80 % du territoire, et une capacité de purification naturelle (phytorémédiation) grâce à l’intégration de végétaux appropriés dans les espaces publics. Pour répondre à ces enjeux, Wuhan mobilise depuis 2015 une enveloppe d’1,4 milliard d’euros d’investissements public et privé, afin de réaliser 288 projets pilotes concentrés en priorité sur la prévention de la saturation des réseaux publics et sur leur capacité d’évacuation. Les projets proposent des solutions basées sur la nature, mais aussi la modernisation des infrastructures souterraines dans le centre-ville historique comme dans les nouveaux quartiers à construire. La planification urbaine intègre donc désormais une stratégie de zonage qui fixe principalement trois priorités : la limitation de l’imperméabilisation en verrouillant du foncier consacré aux espaces verts et aux lacs, le traitement des sols dans l’optique d’une infiltration naturelle maximum, et l’élargissement des zones de récupération de l’eau de pluie, au sol ou en toiture. Le système de gestion de l’eau s’appuie notamment sur une plateforme de surveillance créée pour anticiper, évaluer et gérer les risques liés à la quantité et à la qualité de l’eau en ville. En 2020, des pluies particulièrement intenses ont permis de tester l’efficacité des solutions mises en place : après 42 jours continus de pluie provoquant une élévation de quatre mètres du niveau du Yangtze, Wuhan ne subit que peu de dommages, localisés sur une trentaine de zones d’engorgement seulement 12 , révélant ainsi une réelle résilience face aux fortes intempéries.

 

L’aménagement de l’école élémentaire de Gangcheng au sein d’un quartier d’habitation de Wuhan est un exemple in situ de l’efficacité des solutions mises en place. Ce projet démonstrateur mené en 2016, notable pour ses ambitions malgré la surface réduite de l’intervention (seulement deux hectares), est situé au cœur du centre-ville historique qui se trouve sur un point topographique bas du quartier, fortement imperméabilisé et équipé de canalisations mixtes de mauvaise qualité. L’enjeu du projet ville éponge est donc double : procéder au verdissement de la cours d’école et la création de jardins de pluie, tout en intervenant sur la séparation et la modernisation des réseaux pour éviter les remontées d’eaux grises dans la cour. En sus, une cuve de 400 m3 est installée dans l’école pour le stockage des eaux de pluie et un ruisseau sec a été tracé pour absorber et ralentir la pression de déversement sur les canalisations. Lors de la saison des pluies, la cour d’école qui avait pu être inondée jusqu’à 1,50 m d’eau avant les travaux, n’était désormais recouverte que de 15 cm d’eau sur une durée maximale de 30 minutes. Dans l’école, un parcours pédagogique permet également aux écoliers de comprendre les enjeux du cycle de l’eau, de ses bienfaits et de ses risques en ville.

 

d) Co-bénéfices du programme en termes de gouvernance locale et d’enjeux socio-économiques

La réussite du programme de la ville éponge sur l’immense territoire de Wuhan s’illustre avec évidence lors des épisodes pluvieux, mais elle intègre en réalité d’autres effets positifs sous-jacents. Le programme a permis d’initier une réorganisation transversale des services de la ville qui ont été mobilisés pour collaborer à la réalisation des nombreux projets pilotes, évitant ainsi des actions en silo et un report des responsabilités, et améliorant le fonctionnement général des instances administratives. Le programme a également permis de produire de la connaissance technique au sein d’un guide de conception de la ville éponge, spécifiquement élaboré pour harmoniser et adapter la stratégie au territoire de Wuhan. Au niveau politique et social, comme à Xiamen, une hausse de la participation citoyenne a été constatée, permettant de générer à la fois une appropriation de la démarche et une responsabilisation du public. Cependant, à Xiamen comme à Wuhan, les initiatives de planification concertée restent expérimentales et ne sont jamais mentionnées dans les résultats officiels du programme de la ville éponge, la gestion du territoire étant centralisée et exclusivement opérée par les membres du Parti Communiste Chinois. Enfin, les bénéfices économiques du programme sont considérables : selon une étude sur l’analyse des coûts menée par l’université de Leeds 13 , les solutions basées sur la nature mises en place dans le cadre du programme de la ville éponge ont permis d’économiser 509 millions d’euros sur les coûts de remise en état des infrastructures classique de gestion de l’eau.

III. Difficultés et échecs du programme

a) Cicheng : un tissu urbain ancien complexe à restaurer

La réalisation du programme n’est cependant pas satisfaisante à l’échelle de tous les projets pilotes. L’exemple de la ville portuaire de Ningbo (Province du Zhejiang), et plus spécifiquement du quartier de Cicheng situé près de la rivière Guanshan, présente des difficultés liées à l’organisation typique des grandes villes chinoises. Celle-ci est en effet composée d’un centre historique très ancien (dans le cas de Cicheng, la vieille ville datant du VIIIème siècle est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO) et d’un tissu résidentiel éclectique de qualité inégale construit entre les années 1980 et les années 2010.

Dans cette configuration complexe, le programme de la ville éponge a l’objectif d’augmenter la présence de l’eau en ville, passant de 4 % à 10 % dans le quartier de Cicheng, et d’arriver jusqu’à 85 % des eaux de pluies récoltées et traitées avant le déversement dans les milieux naturels. La réalisation du programme est difficile et révèle de réels problèmes de mise en œuvre.

Vue de Ningbo.

En effet, la localisation des anciens réseaux d’eau ainsi que l’occupation dense du quartier compliquent la mise en place de lourds travaux de rénovation ou de réaménagement. Dans le cas de Cicheng, la totalité des réseaux est à moderniser, tandis que les espaces publics et les voies de circulation doivent être désimperméabilisés et repensés. De même, les bâtiments sont à renforcer d’un point de vue structurel pour permettre de récupérer les eaux de pluie en toiture. Les travaux envisagés sont donc conséquents et affectent autant la vie du quartier que les finances de la municipalité. Celle-ci a du mal à trouver des investisseurs privés puisque la mise à niveau de tissus urbains anciens est beaucoup plus complexe, risquée et coûteuse que la construction de quartiers neufs sur du foncier vierge. Car si Ningbo reçoit l’équivalent de 25 millions d’euros de financements publics par an pour mener le programme de la ville éponge sur l’ensemble de son territoire, les projets pilotes sont nombreux et ne reçoivent qu’une faible partie de l’argent public 14 . Les financeurs privés restent donc indispensables à la concrétisation des projets.

 

D’autre part, des manquements au contrôle de la qualité sont identifiés au moment de la construction des projets, questionnant ainsi la pérennité et l’efficacité des installations. D’autant plus qu’après leur réalisation, le manque d’entretien et de gestion efficace des infrastructures écologiques révèlent une baisse de leur performance et de leur bon fonctionnement. D’autres problèmes contextuels sont identifiés, tels que la capacité réduite d’infiltration de l’eau dans le sol due à sa friabilité, ou des dommages causés sur les bâtiments ou l’environnement par des installations auxiliaires, pendant et après le chantier, qui les fragilisent davantage lors des épisodes pluvieux. Enfin, les impacts majeurs du programme de la ville éponge sont aussi indirects, impliquant notamment une hausse importante des prix de l’immobilier qui, dans le contexte d’une ville moyenne chinoise, impacte plus fortement l’accès au logement d’une population moins riche. Pour référence, une étude a révélé que le coût moyen des biens immobiliers résidentiels localisés dans les sites pilotes du centre de Wuhan a augmenté de 19 % entre 2015 et 2016 15 .

 

Les bénéfices à moyen et long terme de la ville éponge sont donc moins évidents dans le contexte de la ville de Cicheng, où la priorité du développement économique porte préjudice aux ambitions écologiques du programme. De plus, dans un contexte urbain comme celui de Cicheng, les solutions basées sur la nature n’ont finalement que peu de place et sont plus compliquées à incorporer dans un tissu ancien protégé et ultra dense. La fiabilité des entreprises chinoises de construction et de gestion des équipements, tout comme la faiblesse des contrôles de qualité, sont également un point noir du contexte chinois et permettent d’interroger la fiabilité des résultats.

 

b) Xiong’an: une gestion opportuniste et impopulaire de la ville éponge

Dans un contexte complètement différent puisqu’il s’agit d’une ville nouvelle de 1 770 km² située à 120 km au sud de l’agglomération de Pékin, l’exemple de Xiong’an présente des résultats controversés non pas sur l’efficacité des solutions implémentées mais sur sa stratégie de planification urbaine. Cette immense aire nouvelle a vocation à désengorger le bassin d’activité de Pékin 16 . En 2017, Xi Jinping présente officiellement le projet du nouveau pôle économique et urbain de Xiong’an lors d’un discours public, et proclame que cette « ville du futur» sera un modèle en termes d’intelligence artificielle (Smart City) et de faibles émissions de gaz à effet de serre. La programmation de la ville éponge entre également dans les objectifs de planification de Xiong’an en raison de sa proximité avec l’immense lac Baiyang Dian, prévoyant des dispositifs de stockage et de rétention d’eau pour anticiper les risques d’inondation. Cependant, Xiong’an comporte également des « zones tampons» censées accueillir les excès d’eau provenant du bassin de la capitale. En effet, selon la loi nationale sur la gestion des crues, lorsque des pluies importantes mettent en péril des zones fortement urbanisées et que les réservoirs de stockage ne parviennent plus à contenir les risques d’inondations, des systèmes d’acheminement sont prévus pour rediriger l’eau vers des aires moins peuplées. Le nord de la ville nouvelle de Xiong’an, comme d’autres villes de la province du Hebei (Baoding, Bazhou et Zhuozhou), contiennent ces aires de stockage et sont volontairement prévues pour être inondées en cas de crise. C’est le scénario de l’été 2023, lorsque les violentes pluies du typhon Doksuri ont obligé les autorités à canaliser les eaux vers Zhuozhou et le nord de Xiong’an, forçant les habitants à évacuer la zone. Un million de personnes ont perdu leur logement ainsi qu’une grande partie de leur activité économique (agricole et commerciale). À la suite de cet événement, un mouvement de colère s’est propagé sur le réseau social chinois Weibo, notamment parce qu’une partie des habitants n’était pas au courant de l’existence de ces zones tampons au moment de leur installation, et qu’ils avaient le sentiment d’avoir été sacrifiés pour sauver la capitale. Si les discours politiques affirment que les solutions ont été efficaces et ont permis d’éviter un drame de plus grande ampleur, la stratégie politique et économique de la ville éponge ne convainc pas toujours, a fortiori les victimes collatérales de sa programmation urbaine.

 

Depuis ces défaillances dans la région du Hebei, les experts chinois pointent du doigt d’autres incohérences et échecs du programme de la ville éponge : comme à Xiong’an, de nombreuses villes nouvelles sont programmées sur des sites particulièrement vulnérables aux inondations. Or, les stratégies mises en place ne suffisent pas à gérer tous les excès d’eau en cas de fortes intempéries. Selon eux, le programme reste encore trop général et « hors-site », avec des concepts souvent dupliqués sur différentes villes pilotes sans être adaptés aux spécificités de chacune. Le travail de diagnostic et d’évaluation des sites en amont du programme, afin d’identifier des potentialités et des ressources locales à valoriser, est encore trop faible. Parallèlement, dans les administrations et même au sein des universités, peu de personnes sont formées techniquement à la gestion de l’eau et encore trop peu de laboratoires sont financés pour mener des projets de recherche et développer des solutions. Enfin, les modes opératoires d’urbanisation spécifiques à la Chine peuvent nuire à la réussite des projets car les transformations urbaines s’opèrent à très grande échelle, avec des délais de réalisation souvent très courts, pouvant affecter à la fois la qualité de la conception et le contrôle de l’exécution des travaux.

Conclusion : des résultats controversés mais une démarche visionnaire

Parmi les nombreux programmes urbains lancés par le gouvernement chinois lors des dernières décennies, la ville éponge est certainement le plus à l’avant-garde face aux bouleversement climatiques et urbains mondiaux qui nous attendent lors des décennies à venir. Elle est aussi l’un des plus concrets en termes de réalisations. Les centaines de projets pilotes développés à travers le pays permettent ainsi d’inscrire le discours politique initial dans une réalité construite depuis déjà dix ans, dans un contexte politique autoritaire et centralisé qui a sans doute permis son application rapide et effective. Cependant, les réussites sont très inégales. En effet, la diversité des contextes (géographiques, climatiques, administratifs, économiques ou sociaux) des villes conditionnent les résultats, a fortiori pour un programme national qui n’est pas systématiquement adapté à son contexte local. Il serait néanmoins intéressant de comparer les ambitions de la ville éponge chinoise aux initiatives portées en France, voire en Europe à ce jour, non seulement en termes d’échelle et de nombre de projets, mais également en termes de maturité des démarches et de la diversité des solutions mobilisées.

 

En France, Le « Plan Eau 17 » présenté en mars 2023, est en cours de mise en œuvre et pourrait s’inspirer de projets menés à l’échelle territoriale. À cet égard, les retours d’expérience de la ville éponge chinoise soulignent la complexité d’un sujet qui doit encore être exploré, développé et amélioré.

Lexique

Eaux grises : eaux usées domestiques faiblement polluées issues d’évacuations d’une douche, d’un lavabo, d’un lave-linge et d’un lave-vaisselle.
Eaux pluviales : eaux de pluie ayant touché le sol ou une surface construite ou aménagée susceptible de les intercepter ou de les récupérer.
Eaux de ruissellement : eaux de pluie qui s’écoulent à la surface du sol.
Îlot de chaleur : élévation localisée des températures formée par un dôme thermique en milieu urbain, favorisé par différentes utilisations et couvertures du sol ainsi que par l’activité anthropique.
Infrastructure grise : ouvrage réalisé dans le but de gérer le déplacement de l’eau en milieu urbain et périurbain et protéger les bâtiments des dommages causés par l’eau.
Infrastructure verte : réseau constitué de zones naturelles, semi-naturelles et d’espaces verts qui offre de nombreux « services » écosystémiques, dont une gestion naturelle de l’eau et de la biodiversité.
Mangroves : écosystème se développant en régions littorales, entre la mer et la terre, composé principalement d’arbres et d’arbustes (palétuviers).
Noue : fossé végétalisé peu profond et de largeur variable permettant de recueillir provisoirement l’eau afin de la stocker, et de la laisser s’évaporer ou s’infiltrer dans le sol. La noue a trois fonctions : hydraulique, paysagère et environnementale.
Phytoremédiation : technique de dépollution basée sur les plantes et leurs interactions avec le sol et les micro-organismes.
Ruisseau sec : tranchée bordée de pierres et plantes généralement sans eau, permettant de recueillir une importante quantité d’eau lorsqu’il pleut.
Toiture végétalisée : toiture recouverte d’une épaisseur de terre plus ou moins importante qui peut être plantée. Ce dispositif permet d’absorber une partie des eaux de pluie tombant sur la toiture.
Zone tampon : espace interstitiel entre deux zones, pouvant également être défini comme « ceinture verte », permettant de contrer ou d’enrayer des nuisances (bruit, lumière, pollution…) d’une zone envers l’autre.

Notes

[1] Yu Kongjian, paysagiste engagé depuis les années 1990 pour la création de villes durables, écologiques et respectueuses du patrimoine culturel local, est professeur de planification urbaine et régionale à l’université de Pékin et fondateur de l’école supérieure d’architecture paysagère de l’université de Pékin. Il est également le fondateur de l’agence Turenscape qui réalise des projets de renommée internationale sur les enjeux d’intégration de la nature et de l’eau dans les aména- gements Ses recherches et théories sont publiées dans de multiples ouvrages dont le dernier s’intitule « The Art Of Survival : Recovering Landscape Architecture» (The Image Publishing). Il est également le rédacteur en chef de la revue Landscape Architecture China.
[2] Royal Geographical Society (with IBG) (2012) Water policy in the UK. Policy briefing. https://rgs.org/waterpolicybriefing
[3] “Sustainable drainage systems” (SuDS) sont des solutions basées sur la nature pour la gestion des eaux de pluies.
[4] “Low Impact Development” (LID) est une approche de développement à faible impact pour la gestion des eaux pluviales basée sur des infrastructures dites « vertes » ou des solutions fondées sur la nature.
[5] 2015 (16 villes) : Qianan, Baicheng, Zhenjiang, Jiaxing, Chizhou, Xiamen, Pingxiang, Jinan, Hebi, Wuhan, Changde, Nanning, Chongqing, Suining, Guian New Area et Xixian New Area.
[6] 2016 (14 villes) : Beijing, Tianjin, Dalian, Shanghai, Ningbo, Fuzhou, Qingdao, Zhuhai, Shenzhen, Sanya, Yuxi, Qingyang, Xining and Guyuan.
[7] L’entité responsable du programme est composée de trois ministères: le ministère du développement rural, urbain et du logement (MOHURD), le ministère des finances (MOF) et le ministère de la ressource en eau (MWR).
[8] Portant sur la préservation de la biodiversité, la gestion des ressources et de la pollution, la reconversion industrielle, le développement d’énergies renouvelables, etc.
[9] Dont l’Agence Française de Développement (AFD), des ONG internationales comme Climate Change Association (Cities100), des partenariats public-privé tels que PEAMSEA (Partnerships in Environmental Management for the Seas of East Asia), ou encore des universités, etc.
[10] Au sein de l’organisation PEMSEA, mais aussi par sollicitation directe de groupes de recherche internationaux tels que CHORA menés par Raoul Bunschoten (https://www.spatialagency.net/database/chora)
[11] Plusieurs études universitaires permettent de lister les bénéfices engendrés par le programme de ville éponge dont l’article de Liu Jiahong.
[12] Sur un territoire urbanisé d’environ 8 000 km².
[13] Lucy Oates, Liping Dai, Andrew Sudmant and Andy Gouldson, Building climate resilience and water security in cities : lessons from the sponge city of Wuhan, China : https://urbantransitions.global/wp-content/uploads/2020/03/Building-climate-resilience-and-water-security-in-cities-lessons-from-the-Sponge-City-of-Wuhan-China-final.pdf
[14] À titre d’exemple, entre 2013 et 2016, 61 projets ont été réalisés uniquement sur le site pilote de Ningbo.
[15] Source : article de Shiying Zhang.
[16] Où l’explosion démographique et la densification urbaine posent de profonds problèmes de circulation, d’accès au logement, ainsi que de pollution.
[17] France, Gouvernement, Dossier de presse 53 mesures pour l’eau, Mars 2023 : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/documents/MAR2023_DP-PLAN%20EAU__BAT%20(1).pdf

La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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