Point de vue d'expert

Séance conclusive : « L’art de gouverner les transitions : pistes pour un modèle européen »

Après l’organisation de cinq séances thématiques au premier semestre 2023 (sur les politiques de la forêt et de la filière bois, de l’eau, des sols et du logement, de l’énergie et des mobilités), la séance conclusive du séminaire « L’art de gouverner les transitions »  se tenait le 28 novembre 2023.

Si des enjeux propres à chaque filière d’acteurs ont été relevés au fil des séances, d’autres questionnements n’ont cessé de traverser ce séminaire : philosophiques (sur la place et les représentations de l’humanité dans les politiques de transition), éthiques (sur les confrontations de valeurs et d’intérêts qu’elles suscitent), épistémologiques (sur la fiabilité et le mode de production des connaissances à partager et mobiliser pour gouverner), économiques (sur les modèles de financement de la ressource à repenser), et bien sûr politiques (sur les agencements possibles entre les acteurs publics, privés et citoyens pour mener à bien les transitions en démocratie).

 

Que nous disent ces interrogations ? Elles mettent en lumière un paradoxe européen : celui d’être le continent le plus engagé en faveur de la neutralité carbone, sans avoir encore trouvé son modèle de transitions. En comparaison, la Chine et les Etats-Unis semblent eux avoir tracé leur voie : plus verticale pour la Chine, plus industrielle et technologique pour les deux. L’Europe, elle, doit, composer avec l’héritage qui la définit aujourd’hui : une gouvernance supranationale, des systèmes d’Etats-providence, et un attachement (certes questionné) au modèle démocratique.

 

Chacun de ces aspects porte en lui ses propres défis pour la réussite des transitions : les politiques communautaires peuvent-elles aller au-delà d’une action législative et règlementaire ? Les systèmes sociaux de nos Etats-providence ont-ils la capacité d’intégrer structurellement la question écologique ? Et où se trouvent les marges de manœuvre démocratiques sur ces sujets ?

 

Quatre intervenants avaient la charge d’apporter, en guise de conclusion à cette année de travail, leurs éclairages à ces questions : Charlotte Halpern, chercheure au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po ; Anne-Juliette Lecourt, secrétaire de la CFDT ; Gilles de Margerie, ancien Commissaire général de France Stratégie ; et Sébastien Soriano, directeur général de l’IGN. Cette synthèse se fait l’écho de leurs interventions et des échanges qu’elles ont suscités chez les participants.

1 – Politiques européennes de transitions : la norme, et après ?

Les politiques environnementales de l’Union Européenne peuvent-elles franchir un nouveau cap ? Charlotte Halpern rappelle que leur structure, faite d’objectifs communs et de normes (parfois d’accords financiers), est d’abord le reflet d’un certain pragmatisme : la gouvernance européenne fait avec les marges de manœuvres qui sont les siennes. Ces politiques produisent de normes sectorielles, souvent jugées trop nombreuses ou trop ambitieuses par ceux à qui elles s’adressent, mais qui ne sont pas sans utilité pour incarner les décisions collectives et le changement à opérer.

 

Les Etats, les acteurs économiques et les populations ne manquent pas de souligner, selon les thématiques, les insuffisances de ce mode opératoire supranational : insuffisance opérationnelle d’une part, puisque la norme ne crée pas d’elle-même la transformation des filières économiques, le passage à l’échelle d’expérimentations réussies ou l’adhésion citoyenne ; insuffisance programmatique d’autre part, puisque les « coutures » entre ces mesures sectorielles ne sont aujourd’hui pas faites, empêchant toute lecture systémique de ces enjeux. Par l’intermédiaire de son Agence pour l’environnement (AEE), l’Europe reconnaît elle-même ces limites – limites dont tente de tenir compte aujourd’hui la recherche, en multipliant les programmes sur les politiques de transition.

 

Et pourtant, le Pacte Vert – première initiative environnementale européenne d’ampleur depuis quinze ans – est la preuve, pour la chercheure, que ce cadre imparfait peut tout de même produire quelques résultats. Pendant trois ans, grâce à un portage politique fort de la Commission et à une majorité politique inédite, des objectifs et outils législatifs ambitieux ont été promus et un dialogue interétatique démarré. La perspective des élections européennes de 2024 aura mis fin à cette dynamique, comme en atteste la récente réautorisation du glyphosate pour la décennie à venir, illustrant un retour de la conflictualité sur ces questions.

2 – Les défis historiques de l’Etat Providence

Sans doute ce canevas européen, même imparfait, a-t-il le mérite de proposer un cadre articulant gouvernance démocratique nationale et enjeux supranationaux – articulation à laquelle tous les Etats de la planète se confrontent de façon plus ou moins exigeante pour relever l’impératif écologique, comme l’a encore illustré la dernière COP. Cette nouvelle interdépendance entre le planétaire et le national conduit nos Etats-providence, et leurs instances décentralisées, à se confronter à cette délicate équation consistant à assumer et gérer des choix en partie décidés à d’autres échelles.

 

Pour Gilles de Margerie, réussir dans ce contexte la transition écologique en vingt ans met à l’épreuve les Etats européens de façon inédite. La France sait qu’elle devra y parvenir sans forte croissance économique, en gérant une population vieillissante et des ressources (énergie, sols, eau) qui se raréfient. La difficulté devient alors d’éviter une triple tentation : celle de sacrifier l’Etat social pour soutenir les coûts de la transition écologique ; celle de ne pas appliquer certaines lois écologiques au nom de l’équité sociale et territoriale ; et celle enfin de ne répondre à la demande sociale qu’a posteriori, par des aides financières ad hoc, sans adapter son système de protection aux nouvelles fragilités écologiques.

 

Comment agir ?

Fort de son expérience dans la mise en place des dispositifs la French Tech et France Très Haut Débit, Sébastien Soriano proposait à la discussion une méthode de gouvernance en trois temps : (1) Légitimer les pionniers, c’est-à-dire incarner le récit par des individus donnant l’exemple à suivre (le choix de ces pionniers relevant du politique) ; (2) puis convertir la majorité, c’est-à-dire réussir le passage à l’échelle industrielle que seule une incitation du secteur privé dans une logique d’offre peut permettre selon lui ; (3) et enfin « acculer les puissants », c’est-à-dire contraindre par la norme les acteurs structurants d’un secteur qui tirent profit de l’absence de transition.

3 – Les nouveaux horizons du dialogue social

Référente des questions écologiques pour la CFDT, Anne-Juliette Lecourt partageait, elle, un autre mémento ternaire pour l’atteinte des objectifs de transition, cette fois au prisme de la démocratie sociale. Celui-ci mettait en exergue trois principes méthodologiques :

  • Sécuriser les trajectoires des entreprises et des particuliers pour qu’ils contribuent à la transition (exemple: augmenter suffisamment le pouvoir d’achat des ménages pour leur permettre d’investir pour la rénovation thermique et d’utiliser les aides existantes) ;
  • Contrôler le bon usage des aides publiques versées aux entreprises pour la transition écologique grâce à la vigilance des représentants sociaux des salariés, qui doivent pouvoir, en cas de manquement, alerter les autorités en toute sécurité;
  • Mettre le dialogue social au service des objectifs de transition (exemple: la fabrication de véhicules électriques accessibles à tous sans délocaliser les sous-traitants), en travaillant à des accords de branches et interbranches, réajustés progressivement, qui préparent toutes les entreprises d’une filière aux changements à réaliser.

Voir dans le travailleur la clé de voute de la mise en œuvre des transitions et le garant du bon usage des deniers publics à cet effet semblent ainsi autant de pistes fécondes pour adapter le dialogue social à une matrice écologique pour laquelle il n’a pas été originellement pensé.

 

Et maintenant ?

Cette séance se termine par deux annonces. Le 1er février, Xavier Desjardins et David Djaiz vont publier l’ouvrage « La Révolution obligée » aux Editions Allary, qui s’appuie sur des éléments de ce séminaire pour en offrir une mise en perspective. Par ailleurs, cette séance met en avant le défi de la manière dont on peut piloter non « une » transition mais un « bouquet de transitions ». Pour l’aborder, la Fabrique de la Cité se réjouit de continuer sa collaboration avec la Coopérative Acadie qui va engager en 2024 une recherche sur les pratiques locales de gestion des « bouquets de transitions ».

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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