Point de vue d'expert

Sobriété foncière et accès au logement : une nouvelle équation à inventer

Organisée le 7 avril 2023, la troisième séance du séminaire « L’art de gouverner les transitions » avait pour objet d’étude le foncier, et ses liens avec les politiques de l’habitat.

Pourquoi ne pas s’être concentrés sur la seule gouvernance de la ressource foncière, dans l’esprit des deux séances précédentes sur la forêt et l’eau ? A la différence de ces thématiques, les politiques foncières font l’objet en France de planification sur plusieurs décennies. Par ailleurs, dès 2000, la loi Solidarité et renouvellement urbains (SRU) consacrait le principe d’utilisation économe des espaces. L’objectif des politiques de transition écologique que se fixent la France et l’Europe sur le foncier, l’atteinte du « zéro artificialisation nette » (ZAN) en 2050, s’inscrit, à première vue, dans la continuité rhétorique des précédents objectifs, et les outils de planification et d’aménagement en place semblent encore adaptés pour améliorer la sobriété foncière.

Pour autant, l’inscription de ce nouvel objectif de transition en « zéro » dans la loi Climat et Résilience de 2021 continue de faire vivement réagir, bien au-delà du monde de l’aménagement du territoire. Parmi les interrogations sur le nouveau modèle de développement territorial porté implicitement par le ZAN, celle de l’accès au logement revient avec insistance chez les élus locaux, les citoyens et les acteurs de l’immobilier. Les premiers s’inquiètent de la démographie future de leur commune, les deuxièmes d’une potentielle hausse des prix et d’un accès à la propriété contrarié, les derniers de leur capacité à construire demain dans un modèle économique soutenable.

Bien que le succès de l’objectif ne se résume pas aux enjeux résidentiels, gouverner la trajectoire vers le « zéro artificialisation nette » demande (aussi) de répondre aux inquiétudes légitimes posées par la difficile équation entre des besoins en logement et des exigences écologiques qui vont en s’accroissant. Les quatre intervenants de cette séance ont chacun, au travers de leurs travaux ou de leurs fonctions, esquissé les contours de nouvelles variables permettant de la résoudre :  Alain Trannoy (enseignant-chercheur en économie à l’EHESS) en interrogeant la formation de la valeur foncière, Jean Guiony (fondateur de l’ « Institut de la Transition foncière ») en soulignant les limites d’une approche de la ressource foncière ignorant la vie qui l’habite, Emmanuelle Cosse (Présidente de l’Union Sociale de l’Habitat et ancienne Ministre) et Honoré Puil (Vice-Président de Rennes Métropole délégué à l’habitat et au logement) en présentant les nouvelles marges de manœuvre et défis des acteurs politiques et du logement.

1 – (Re)construire en préservant le  vivant : une nouvelle place pour les sols

a. La redécouverte de l’épaisseur du sol

En intégrant l’objectif « zéro artificialisation nette » dans la loi Climat et Résilience, le législateur avait-il conscience de ses implications sur l’ensemble du modèle de développement territorial, interroge Emmanuelle Cosse ? En posant cette limite quantitative à l’extension des espaces urbanisés, la loi marque un coup d’arrêt à plusieurs décennies de « desserrement » de l’urbanisation, initié par le développement du chemin de fer et accentué de manière prodigieuse par la banalisation de l’automobile.

Pour autant, Emmanuelle Cosse voit l’enjeu du ZAN en France moins comme un enjeu quantitatif que qualitatif.  Rappelons que moins de 10 % des sols français sont urbanisés, soit beaucoup moins qu’en Allemagne, Angleterre ou Italie (la France est un pays peu densément peuplé), malgré un rythme d’artificialisation (entre 20 000 à 30 000 hectares chaque année) qui a presque fait doubler le taux d’artificialisation national entre 1981 et 2019 et placé la France en tête des pays d’Europe occidentale en surface artificialisée par habitant. Pour satisfaire la promesse de préservation, voire dans certains cas d’amélioration de la biodiversité dont elle est porteuse, la trajectoire “ZAN” doit permettre non seulement de limiter l’étalement et le mitage urbain nuisibles aux corridors écologiques, mais aussi de préserver la qualité des sols dans leur ensemble.

En somme, la rareté progressive du foncier constructible imposée par la loi demande de prêter une attention nouvelle aux sols. Jean Guiony rappelle, à cet égard, la richesse inestimable et fragile que renferment les sols naturels – 25 % de la biodiversité terrestre – écosystème que toute altération bouleverse pendant, au mieux, plusieurs décennies (et le plus souvent plusieurs siècles). Cette évidence du sol, pourtant accessible à tout un chacun, a été ignorée – peut-être en raison d’un projet moderne qui a cherché à se libérer de sa pesanteur.

Jean Guiony nomme « transition foncière » le changement de pratiques à opérer (juridique, économique, technique) dans l’aménagement pour mettre fin à cet oubli : penser les sols comme une ressource vivante, épaisse de plusieurs décimètres, et tenir compte des fonctions écologiques que cette épaisseur remplit (ou pourrait remplir), quelle que soit la vocation du foncier (urbain, agricole, forestier ou milieux naturels).

b. Construire avec la conscience des sols : les premières marges de manœuvre

L’importance des services rendus par les sols naturels (captation de carbone, circulation de l’eau, biodiversité…) et leur sensibilité à toute altération donnent une autre dimension au ZAN. Elles rendent d’autant plus nécessaire le changement de paradigme auquel il invite : exploiter toutes les possibilités du recyclage urbain avant d’envisager une possible artificialisation.

Pour l’amorcer, des dispositifs d’accompagnement public sont d’ores et déjà en place. Ces derniers visent non plus à stimuler la demande, mais à faire émerger une offre de logements de meilleure qualité. Des programmes aussi divers qu’« Action Cœur de Ville» (finançant les projets de restauration de l’habitat des centres des villes moyennes) et « Petites villes de demain » (accompagnant les projets de territoire de petites centralité) de l’ANCT, le « nouveau programme national de renouvellement urbain 2014 – 2024 » de l’ANRU, ou encore l’action des Établissements Publics Fonciers locaux et nationaux, s’inscrivent résolument dans cette perspective. Ainsi, pour Emmanuelle Cosse, les collectivités disposent déjà à ce jour d’une batterie d’outils permettant un développement résidentiel plus vertueux.

Outre ces aides nationales, jugées parfois insuffisantes en volume, des marges de manœuvre existent aussi localement pour faire mieux à système constant. Revenant sur le Programme Local de l’Habitat de Rennes Métropole en cours, Honoré Puil a présenté le choix des élus fait à cette occasion : considérer les sols de la métropole comme un « bien commun ». Si cette déclaration ouvre des perspectives sur une meilleure intégration des services écosystémiques des sols dans l’aménagement, elle se traduit dans un premier temps par une réorientation de la majorité des investissements vers le renouvellement urbain et le recyclage immobilier (surélévation, transformation de bureaux en logements, etc.), de façon à ce qu’au moins 60 % des 30 000 logements supplémentaires prévus d’ici 2028 puissent voir le jour sans artificialiser de nouveaux hectares.

2 – Repenser la valeur des sols par la fiscalité et une nouvelle conception de la propriété

Ainsi, les opérations de renouvellement et recyclage urbains sont aujourd’hui facilitées, permettant de construire tout en préservant davantage les sols naturels. Mais celles-ci n’en demeurent pas moins onéreuses – deux à trois fois plus chères que la réalisation de logements individuels en extension – du fait de coûts de construction supplémentaires (coûts de dépollution, de réhabilitation, etc.). En outre, la rareté imposée du foncier constructible fait craindre, dans les zones attractives, une inflation mécanique sur les coûts du foncier – perspective que l’inadéquation entre l’offre des parcs de logements historiques et l’évolution structurelle des modes de vie des ménages (décohabitation avancée, augmentation du nombre de familles monoparentales, familles moins nombreuses) ne vient pas arranger.

Or, le logement est déjà aujourd’hui le premier poste budgétaire des ménages français. Il représente un quart du revenu médian moyen national, 30 % en région parisienne, et jusqu’à 40 % pour les ménages les plus précaires. Toute augmentation généralisée du prix des logements, même au nom de la transition écologique, deviendrait difficilement supportable. Honoré Puil confiait que la première attente formulée par les Rennais à leurs élus était la capacité de la puissance publique à maîtriser la hausse de prix, dans une métropole qui a vu les prix du foncier augmenter de 20 % rien qu’entre 2017 et 2019.

Si des subventions publiques (Fonds vert, fonds friches) peuvent, de façon conjoncturelle, aider à amortir les coûts de certaines opérations, comment prendre en charge cette perspective inflationniste dans la durée ? Les intervenants de cette séance ont proposé en ce sens que l’action publique encourage de nouvelles approches, de la propriété foncière et de la formation de sa valeur.

a. Une nouvelle approche de la propriété

Depuis le Code Civil napoléonien, la France définit juridiquement la propriété comme le droit « jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ». Profondément ancrée dans les mœurs, cette approche nationale de la propriété immobilière relève presque du registre de l’intime : elle a été intégrée par de nombreux ménages pour disposer d’un fond de retraite supplémentaire ou transmettre un patrimoine à leurs enfants.

L’équation entre sobriété foncière et accès au logement vient pourtant percuter cette approche de la propriété à double titre. D’une part, dans la perspective où les sols seraient considérés comme un « bien commun », tout propriétaire de terrain foncier serait sans doute soumis à la responsabilité de préserver les services écologiques rendues par « ses » sols. D’autre part, la perspective inflationniste décrite précédemment questionne l’évidence d’une maximisation des intérêts économiques du propriétaire lors d’une revente.

Comment favoriser dès à présent ce changement d’approche dans les politiques locales ? Les élus rennais s’y sont essayés en affichant un principe : ne plus vendre de foncier public, à partir de janvier 2024, et d’expérimenter sur celui-ci la généralisation de la dissociation entre la propriété du foncier et la propriété du bâti pour la construction de nouveaux logements. Comment cela fonctionnera-t-il ? Pour les opérations de logements publics, la Métropole va continuer à développer des opérations d’accession sociale à la propriété pilotées par son organisme foncier solidaire, permettant à des ménages de devenir propriétaire en ne payant que la propriété du bâti. Pour les opérations de logements privés, la Métropole entend procéder de façon similaire en ne vendant pas directement son foncier aux promoteurs, mais en cédant ses droits réels immobiliers via des baux à construction (allant de 18 à 99 ans). Ces baux sont assortis d’une promesse unilatérale de vente foncière : les propriétaires particuliers des logements de ces opérations sont donc propriétaires des murs de leur bien, et de la promesse d’être propriétaire du terrain d’assiette à l’issue de la durée du bail à construction. Une telle combinaison permet aux propriétaires de ne pas voir la valeur de leur bien diminuer (trop fortement) avec le vieillissement du bâti, donc de sécuriser leur achat. En outre, la Métropole conditionnera cette promesse de vente foncière de critères (sur les prix de ventes, ou les profils des futurs acquéreurs), qui figureront sur les actes notariés à chaque revente du bien. Le propriétaire d’un de ces nouveaux logements privés cherchant à revendre son bien n’aurait ainsi pas intérêt à enfreindre ces clauses, au risque de perdre la promesse unilatérale de vente foncière, et de voir le bien dévalué. Par la combinaison de ces deux mécanismes (utilisation de baux à construction longue durée et promesse de vente du foncier conditionnée), Rennes Métropole compte réussir à plafonner les prix des logements neufs et à pérenniser dans le temps la diversité de logements initialement programmés (logement abordable libres, en accession, etc.) – donc les prix de vente lors des reventes successives.

b. Repenser la valeur foncière

En complément de ces nouveaux usages juridiques découplant la valeur d’un bien pour mieux l’encadrer, les intervenants ont plus structurellement pointé les limites intrinsèques à la formation actuelle du coût du foncier. Celui-ci étant lié à l’usage futur qui en sera fait (et sa rentabilité), elle encourage les mutations foncières pour la construction. A titre d’illustration, dans la Creuse, département aux prix du foncier les plus bas, le rapport est déjà de 1 à 30 entre le prix au mètre carré d’une terre agricole (0,3 €) et celui d’une terre destinée à accueillir des logements (10 €) ! En outre, l’augmentation des prix du logement encourage la rétention foncière – logique dont même l’État et les bailleurs ne se départissent pas systématiquement. A l’inverse, un tel système conduit à dévaloriser tout espace destiné à la renaturation.

Pour corriger ce mécanisme de constitution de la valeur foncière peu compatible avec les impératifs de transition écologique, Alain Trannoy, co-auteur avec Etienne Wasmer de l’ouvrage Le Grand retour de la terre dans les patrimoines. Et pourquoi c’est une bonne nouvelle (Odile Jacob, 2022), propose de remplacer l’ensemble de la fiscalité sur le foncier et l’immobilier par un impôt unique sur la terre, variant selon la superficie et la valeur. Une telle taxe permettrait selon l’économiste à la fois de lutter contre la rétention foncière privée, d’augmenter la densité de logements (afin d’amortir les coûts supplémentaires de la taxe), de baisser mécaniquement le prix du foncier (en supposant que le prix maximal acceptable par l’acheteur ne puisse pas supporter cette hausse), et d’apporter des recettes publiques supplémentaires pour les collectivités territoriales. Déjà mise en place dans quelques pays (Danemark, Estonie, Taïwan, Singapour), cette mesure pourrait, selon le chercheur, être expérimentée dans quelques territoires de façon à observer ses effets sur le marché français.

 

3 – Comment gouverner la transition des politiques foncières ?

L’équation de l’accès au logement dans la transition foncière ne paraît donc pouvoir se résoudre qu’au prix d’une double transition : transition d’un aménagement « qui planifie l’usage des surfaces » à un aménagement « qui gère les fonctions écosystémiques des sols » ; transition d’un statut de propriété privée – dont la valeur est fonction de la rentabilité économique – à des régimes de propriétés pluriels dont les valeurs sont davantage liées au défi écologique. Comment les mettre en œuvre de concert ?

La première piste est de mieux s’organiser. Le défi est de taille quand on sait que nombre de conseils municipaux de petites communes (dépositaires d’un pouvoir encore conséquent en matière d’urbanisme, malgré le passage au niveau intercommunal de nombreux plans locaux d’urbanisme) sont composés de propriétaires n’ayant pas intérêt à voir leur bien dévalué. Pour dépasser cet écueil, les intervenants s’accordent sur l’intérêt d’une plus grande implication citoyenne dans les politiques foncières et d’habitat. Les cas des canaux des Flandres françaises, où une gestion associative est en place depuis le XVème siècle, et des coopératives latino-américaines, où les habitants d’un territoire s’associent pour discuter des communs et de leurs usages pour l’avenir, ont été évoqués dans cette perspective. C’est dans ce sens aussi que les élus de Rennes Métropole cherchent à mettre en place une conférence métropolitaine de la production de logement, qui associerait tous les acteurs du logement, y compris les agriculteurs et les habitants.

Une deuxième piste est de débattre de manière politique du foncier. L’ensemble des débats de la séance pointe en creux l’insuffisance d’une vision qui ferait de l’atteinte de l’objectif « zéro artificialisation nette » sa seule perspective. Pour Emmanuelle Cosse, le sujet du foncier et du logement est même l’occasion de recréer un contrat social avec les citoyens, dont l’objet serait moins la partition entre maison individuelle et habitat collectif qu’une plus grande attention aux conditions d’habitat, de façon à mettre fin aux situations de promiscuité et d’insalubrité existantes aujourd’hui.

L’une des conditions communes pour ces deux propositions est une plus grande transparence des pouvoirs publics sur la valeur, l’état et la qualité des sols. Sans répondre à tous ces besoins, l’ouverture récente des bases de données foncières de l’administration fiscale au public apparaît, dans cette perspective, comme un premier pas encourageant.

Finalement, la question du ZAN est un excellent exemple des difficultés de la transition écologique. Le législateur a posé, avec le ZAN, une « ancre » pour 2050 (et un jalon intermédiaire à 2030). Toutefois, si courageuse que soit la définition de cet objectif, il manque à l’évidence deux éléments : la formulation de visions territoriales compatibles avec cet objectif, et une définition des changements systémiques que sa mise en œuvre exige (dans le financement du logement, le droit de propriété ou encore la fiscalité). Dans ce contexte, les demandes de « détricotage » de la loi se font plus virulentes lorsque la réalité des effets de cette réforme n’est pas mesurée avec précision. Les élections sénatoriales dans quelques mois ouvrent la porte à de telles remises en cause. D’un autre côté, ceux qui défendent le maintien de cet objectif sont bien conscients que cela ne peut pas se faire « toutes choses égales par ailleurs ». La transformation systémique de l’action publique réclamée par cet objectif n’est pas encore advenue, mais le questionnement régulier de certains aspects du sujet (les sols, la propriété, la fiscalité foncière…) ainsi que les premières expérimentations locales et nationales à l’œuvre pourraient en porter les germes.

 

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La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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