Une mobilité efficace est-elle une mobilité de qualité ?
La mobilité est la garantie d’une liberté individuelle importante et de l’accès à des espaces physiques mais aussi à des espaces sociaux différents. Cependant, elle peut aussi être vécue au quotidien comme un véritable fardeau. Stress, perte de temps, congestion et pollution : la liste des contraintes est longue. Comment parvenir à allier efficacité et qualité du déplacement pour faire de la mobilité un réel gage de qualité de vie ? Le développement du numérique et des nouvelles technologies permet de mieux connaître les usages en temps réel et, sur ce fondement, d’optimiser les réseaux de transport. Si elle est gage d’efficacité, cette optimisation est-elle pour autant gage de qualité ? Vincent Kaufmann pose la question en ces termes : « la compression de l’espace-temps a-t-elle pour effet d’élargir les marges de manœuvre dont disposent les individus dans la conduite de leur vie[1] ? ». La qualité de la mobilité réside-t-elle donc dans son efficacité ou dans sa capacité à garantir pour tous des déplacements à la fois physiques et une mobilité sociale ? Au cours de son séminaire international de 2018 à Vienne, La Fabrique de la Cité a réuni, pour répondre à cette question difficile, cinq experts : Guillaume Malochet (directeur du marketing stratégique, Eurovia), Karina Ricks (directrice de la mobilité et des infrastructures de la ville de Pittsburgh), Angelina Winkler (directrice adjointe du département du développement urbain de Vienne) Michael Kodransky (U.S. Director, Institute for Transportation and Development Policy) et Martin Russ (directeur exécutif d’Austriatech).
Qu’est-ce qu’une mobilité efficace ?
La mobilité désigne la capacité physique des individus à se déplacer d’un point A à un point B dans l’espace. Jean-Marc Offner, directeur de l’agence d’urbanisme de Bordeaux métropole Aquitaine (a’urba), en donne une définition plus complète lorsqu’il décrit la mobilité comme « un espace-temps des programmes d’activités » où chacun a un nombre d’activités qu’il organise selon sa volonté, dans des territoires évolutifs et selon un rythme qui pourra varier. On distingue alors trois systèmes qui seront propres à chacun : les transports, la localisation – cités précédemment – et cette dimension nouvelle des activités. « L’efficacité peut se concevoir de plusieurs façons », rappelle Guillaume Malochet, directeur du marketing stratégique chez Eurovia. « La plus évidente est de mettre en relation efficacité et gain de temps : se déplacer le plus rapidement possible. L’efficacité peut aussi être définie par la multimodalité et donc le choix du mode pour effectuer un déplacement ». Chacun peut, en fonction de son expérience individuelle, faire le choix qui convient le mieux à sa situation et à ses besoins. « Si l’on se concentre désormais non plus sur l’expérience individuelle de la mobilité mais sur le système d’organisation d’un territoire, on peut considérer que la mobilité est efficace si elle permet d’atteindre un équilibre entre les différents flux (de personnes, de biens, flux permis par différents modes de transports) qui permet à l’ensemble du système de mobilité de rester fluide. Mais cette efficience globale peut-elle être compatible avec l’efficience individuelle ? ». Dès que l’on adopte une vision globale de la mobilité se pose la question de l’échelle. Tout déplacement entraîne le franchissement de frontières. Comment mettre en place des systèmes qui correspondent aux bassins de vie des usagers, aux frontières plus poreuses que les limites administratives ? Quelle échelle de gouvernance adopter ? La coopération entre les territoires est essentielle pour garantir l’efficacité de la mobilité.
La qualité des infrastructures apparait être la condition sine qua non d’une mobilité de qualité, en ce que, bien conçues et maintenues, les infrastructures peuvent d’une part permettre et encourager l’utilisation de modes de transport variés et adaptés aux besoins des usagers, d’autre part rendre possibles des déplacements confortables, rapides et fluides. Il existe donc un réel enjeu de conception initiale de l’infrastructure, qui ne peut être vue comme un support neutre pour les déplacements : le premier défi est donc de concevoir des infrastructures de transport partagées, qui ne soient pas dédiées à un seul mode de transport, et de penser des variations dans l’usage des infrastructures. « Une rue peut changer d’usage en fonction des heures de la journée », souligne Karina Ricks, directrice de la mobilité et des infrastructures de la ville de Pittsburgh, et devenir piétonne à certaines heures, comme le montre la multiplication des initiatives comme celles des Champs-Elysées piétons à Paris…
De nouvelles tendances dans la mobilité d’aujourd’hui
« Les usages de la mobilité évoluent rapidement et aujourd’hui trois grandes tendances se dessinent », rappelle Guillaume Malochet. La première est l’émergence de la co-modalité. Apparue pour la première fois en 2006 à la commission européenne en charge des transports, cette notion désigne une approche de la mobilité par combinaison des différents modes de transport. Il ne s’agit plus de trouver un mode de transport idéal pour optimiser la mobilité, mais plutôt de parvenir à des combinaisons alliant les différents modes. Tout l’enjeu est de parvenir à garantir la fluidité des déplacements lors des changements de modes et de les coordonner.
On observe de plus une hausse de la mobilité à la demande. Encouragée par la diffusion des véhicules de transport avec chauffeur (VTC), elle répond à la demande de souplesse et d’individualisation des déplacements. Cette tendance marque une forte rupture : le passage de la propriété des modes de déplacements à leur simple usage. Si cette tendance se confirme, on ne possèdera plus sa voiture ; on utilisera une voiture donnée en location par le gestionnaire d’une flotte de véhicules. Cette transition de la propriété vers l’usage pourra entraîner plusieurs changements majeurs. D’abord dans le champ des acteurs en place : les acteurs aujourd’hui en place sauront-ils adapter leur offre à cette nouvelle donne et se positionner sur ce nouveau marché de la mobilité et des services à la mobilité – ou seront-ils dépassés par de nouveaux entrants ? Ensuite, la mobilité à la demande pourra modifier profondément la façon d’aménager l’espace public ainsi que l’accessibilité des infrastructures en fonction des différentes options retenues : mobilité à la demande partagée ou individuelle ? Mobilité autonome ou non ?
La dernière grande tendance est celle de la mobilité partagée. La multiplication des plateformes de type BlaBlaCar souligne nettement cette évolution. Cette mobilité partagée peut prendre diverses formes : covoiturage, partage de véhicules entre particuliers, services d’autopartage, avec ou sans station, commerciaux ou publics, flotte de véhicules d’entreprise partagés, etc.
Toutefois, l’usage de la voiture particulière reste une réalité urbaine forte. Les métropoles peinent à réduire sa part modale : flexible et conçue comme une extension de chez soi, la voiture individuelle demeure le mode de déplacement considéré comme le plus pratique et le plus confortable. Mais ce modèle n’est plus soutenable : cet optimum individuel n’est plus compatible avec l’optimum collectif et les objectifs de réduction de l’empreinte environnementale. La ville de Vienne est parvenue à réduire drastiquement l’utilisation de la voiture grâce à une forte volonté politique. Il s’est agi de passer d’un paradigme où la voiture est reine à un nouveau paradigme centré sur les piétons et les mobilités douces, essentielles pour relever le défi environnemental. « Comment offrir des mobilités différentes et faire les choses autrement en ville ? La municipalité investit dans les mobilités partagées. Par exemple, elle a mis en place un système de vélos de quartier, entièrement subventionnés », explique Angelina Winkler, directrice adjointe du département du développement urbain de Vienne. Cependant, Vienne, comme de nombreuses métropoles, ne parvient plus aujourd’hui à réduire la part modale de la voiture uniquement par des mesures incitatives et s’interroge sur la pertinence de mettre désormais en place des mesures limitatives de l’usage des véhicules individuels non partagés. L’un des principaux enjeux pour parvenir à faire coïncider les deux optimums, individuel et collectif, ne serait-il pas d’inventer des services de mobilité alternatifs à la voiture individuelle efficaces ?
Pour assurer sa transformation, la mobilité doit prendre en compte ces tendances et évolutions et ses acteurs traditionnels doivent parvenir à les accompagner. « Les infrastructures doivent se réinventer pour apporter d’autres services aux usagers », affirme Guillaume Malochet. « Je pense particulièrement aux transformations qu’amènera le développement des véhicules autonomes. Pour circuler, ils auront besoin de connectivité entre eux, c’est indéniable. Mais ils devront aussi s’assurer une connexion avec l’infrastructure sur laquelle ils circulent. Les routes devront être équipées, par exemple d’unités de bord de voies ». La conception des infrastructures doit ainsi désormais se concentrer sur les services à offrir aux nouvelles formes de mobilité. Toutefois, « face à cette évolution, comment parvenir à fixer des tarifs adéquats aux services fournis et non exclusifs ? », interroge Guillaume Malochet.
Comment faire évoluer les mobilités ?
Comment faire pour que les infrastructures soient le plus adaptées possible aux besoins des usagers dans un contexte d’individualisation croissante ? On relève une tension croissante entre la hausse de la mobilité des individus et les capacités limitées des infrastructures, tension qui dégrade la qualité finale de la mobilité et n’est pas favorable à la protection de l’environnement. « Aux États-Unis, pour répondre aux problèmes de mobilité, on a insisté sur la création de plus d’espaces pour les voitures, alors qu’à Copenhague, on a choisi de réduire l’espace dédié aux automobiles pour créer plus d’espaces pour les personnes. Résultat : aux États-Unis, on a plus de mobilité, certes, mais pas plus d’accessibilité », explique Michael Kodransky de l’Institute for Transportation and Development Policy. « À Houston, dans une région en pleine croissance, certaines routes avaient déjà plus de vingt voies pour les voitures individuelles, voies sans cesse embouteillées. Comment pouvait-on améliorer la mobilité ? Les autorités ont décidé d’élargir encore les routes et de créer plus de voies… Les infrastructures sont entièrement pensées pour la mobilité. On n’a pas réfléchi au fait que cet élargissement allait favoriser l’automobile, sans forcément réduire la congestion, ni améliorer l’accessibilité au centre ». Les décisions prises à Houston sont aux antipodes de celles prises à Copenhague. Si Houston conçoit une mobilité accrue comme une hausse du trafic permise par un agrandissement des infrastructures traditionnelles, Copenhague, au contraire, tente de modifier les pratiques de la mobilité en profondeur. Dans les deux situations, on constate cependant que les infrastructures sont au cœur des réponses aux problèmes de mobilité car elles peuvent, selon leur forme, les services offerts ou leur qualité, favoriser un mode de déplacement plutôt qu’un autre. Si, grâce à un système d’infrastructures efficace, prendre le vélo est plus pratique que prendre la voiture, les usagers auront tendance à s’orienter vers le vélo. Karina Ricks élargit le propos de la chaussée à l’espace public en soulignant son caractère essentiel pour transformer les pratiques de mobilité, qui ne s’arrêtent pas au simple fait de se déplacer d’un point A à un point B mais qui permettent de réaliser un programme d’activités quotidiens et de développer des liens sociaux : « la qualité des infrastructures nécessaires aux mobilités douces est essentielle : pistes cyclables entretenues, espaces publics accueillants qui permettent le déplacement de tous – en plaçant des bancs à intervalles réguliers pour les personnes âgées, en plantant des arbres pour fournir de l’ombre aux piétons. Les espaces publics sont de véritables supports de la mobilité, supports où il est possible de tisser du lien social ».
Si la qualité des infrastructures en fait de véritables leviers pour la transformation des mobilités, le potentiel représenté par les infrastructures n’est qu’un potentiel qui reste à actualiser : pour cela, souligne Karina Ricks, il est nécessaire d’interroger le but de la mobilité de chacun ainsi que les freins à celle-ci – qui sont loin de se limiter à l’absence d’infrastructures de qualité et englobent tout un faisceau de facteurs sociaux, économiques et culturels. C’est pour cette raison que la ville de Vienne a mis en place une politique d’accompagnement social à la mobilité qui permet d’identifier les freins à la mobilité des individus les plus fragiles et de leur apporter une solution en les aidant à les dépasser. Cet exemple rend compte du fait qu’une mobilité de qualité ne peut se réduire à un déplacement de qualité : elle doit être considérée comme telle quand elle permet la mobilité sociale pour tous, comme le souligne Karina Ricks. La mobilité est ainsi moins un projet technique qu’un projet de société.
Un nouveau paradigme pour la mobilité urbaine : la mobilité intégrée
Pour parvenir à faire face à ces exigences et développer une mobilité de qualité, il devient urgent d’adopter une vision holistique de la mobilité. Constatant que les acteurs de la mobilité sont nombreux – de l’usager au gestionnaire des infrastructures – et que leurs attentes sont, en conséquence, variées, Martin Russ, directeur exécutif d’AustriaTech, groupe mis en place par le ministère autrichien des transports, propose de penser un écosystème de la mobilité, préalable à la conception de systèmes de mobilité intégrée : « il faut travailler en tant que communauté » pour faciliter la mise en relation des usagers, des opérateurs privés de la mobilité et des autorités publiques[2].
En effet, un des premiers enjeux est celui de l’accès à l’information et de la coordination à différentes échelles : quels sont l’offre de mobilité, les différents acteurs présents sur le marché ou encore les politiques de mobilité mises en œuvre sur les différents territoires administratifs ? AustriaTech propose ainsi une plateforme informatique commune aux pouvoirs publics, aux entreprises de la mobilité et aux usagers. En Île-de-France, le projet M2i[3] souhaite faciliter la mobilité en créant une plateforme qui intègre toutes les offres de transports sur un territoire, y compris le véhicule privé. L’usager peut ainsi optimiser ses déplacements en fonction du bouquet d’offres proposées. L’utilisation de la plateforme numérique d’AustriaTech permet de plus une collecte de données relatives aux habitudes des usagers. Ainsi, les gestionnaires des réseaux récupèrent des données qui leur permettent de fluidifier le transport et d’adapter leurs offres en fonction des besoins. Enfin, les pouvoirs publics utiliseront les données collectées pour évaluer leurs politiques de mobilité et les revoir si nécessaire.
L’irruption du numérique et de ses acteurs dans le domaine de la mobilité bouleverse le jeu d’acteurs traditionnel. En effet, les acteurs sont nombreux à interagir et l’autorité organisatrice locale n’a plus tous les leviers en main. L’usager participe activement à la production de l’offre de mobilité, notamment par le biais des services de véhicules partagés. Enfin, les nouveaux opérateurs de services comme Waze, BlaBlaCar ou Uber sont devenus incontournables. « Leur puissance est liée à la capacité d’accumulation massive de données sur des territoires sans frontières administratives et leur capacité d’adaptation technologique et sociale », rappelle le rapport de l’IESF, La mobilité refondée avec le numérique [4]. Les politiques de mobilité menées par les territoires ne peuvent donc plus être centrées uniquement sur l’organisation des services publics mais doivent aussi proposer un encadrement plus global de toutes les offres de mobilité sur le territoire et réfléchir à la façon de rendre possible leur complémentarité. Pour rendre la mobilité réellement efficace et en faire une expérience de qualité, il est donc devenu nécessaire de faire dialoguer tous les acteurs, des usagers aux gestionnaires. AustriaTech propose une solution particulièrement aboutie en la matière, non seulement en cassant les frontières administratives et en dépassant les oppositions entre acteurs publics et privés mais aussi en mettant en rapport toutes les mobilités et tous les types de déplacements (loisirs, travail, tourisme, flux traversants, etc.) afin d’aboutir à élaborer ce système de mobilité intégrée souhaité, vu comme le seul à même de répondre efficacement aux enjeux que pose aujourd’hui la mobilité – au premier chef, ceux de l’inclusion sociale et de la transition écologique.
[1] Kaufmann, Vincent (2005) « Mobilités et réversibilités : vers des sociétés plus fluides ? » Cahiers internationaux de sociologie, vol. 118, no.1, pp119-135.
[2] Marchal, Jean & B.Ndiaye Alassane, Vers une approche intégrée de la mobilité urbaine (https://orbi.uliege.be/handle/2268/18178)
[4] https://www.iesf.fr/offres/doc_inline_src/752/752_P_37223_565811a93d58c.pdf
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La Fabrique de la Cité
La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.