Point de vue d'expert

Viktor Mayer-Schönberger : quel rôle pour le « big data » en ville ?

L’explosion des données numériques et l’ère du « big data » offrent de nouvelles perspectives pour l’amélioration de la qualité de vie en ville. C’est le pari que font les villes lorsqu’elles se lancent dans les stratégies de « smart city ». Pourquoi les données numériques sont-elles un atout pour les villes aujourd’hui ? Réponse de Viktor Mayer-Schönberger, professeur à Oxford et auteur du livre Big Data: A revolution that will transform how we live, work, and think.

D’ici quelques années, deux personnes sur trois vivront dans des zones urbaines. Évidemment, des politiques adéquates doivent être menées pour accompagner cette évolution. Cela implique, pour les responsables politiques et les aménageurs, de prendre des décisions déterminantes pour l’avenir des villes et de faire face à des choix parfois difficiles et lourds de conséquences. La « smart city » a fait naître l’espoir d’avoir enfin à disposition un outil efficace d’aide à la décision, permettant de fonder les choix non plus sur un instinct parfois trompeur mais sur une base solide constituée des données collectées : plus nous collecterons de données, plus il nous sera facile de prendre les bonnes décisions. Héritiers de l’esprit des Lumières, nous cherchons tous à agir en fonction de données fondées sur des faits.

Pour beaucoup, les données représentent un outil supplémentaire facilitant la gestion de la ville. Mais pour moi, elles sont bien plus qu’un simple outil technologique.

« Les données nous permettent d’avoir une vision claire du monde dans lequel nous vivons et de mieux le comprendre. Elles nous aident ainsi à prendre des décisions ».

— Viktor Mayer-Schönberger

À quoi peut servir la collecte de données pour la gestion des zones urbaines ?

Les données collectées nous donnent l’opportunité de gagner en précision dans notre connaissance du terrain. Prenons par exemple le cas de l’état des infrastructures : à Vienne, les données sont collectées sur les smartphones des usagers – dans ce cas, les vibrations – pour localiser les rails dont la qualité doit être améliorée. La collecte de données permet donc un meilleur entretien des infrastructures, plus ciblé donc plus rapide, et une offre de service améliorée pour les utilisateurs.

Les données permettent également de s’adapter à chaque situation et de ne prendre que des décisions qui tiennent compte des spécificités de chaque cas. Pensons un instant au domaine de la médecine. Si je me sens mal et que je prends une aspirine, je commets une erreur majeure. Le comprimé a été conçu pour soigner un être masculin typique et moi, comme vous, je suis loin d’être typique. Je suis un être original et unique. Les données permettent de traiter la singularité. Grâce à elles, on pourrait donc changer la façon dont on prescrit les médicaments, développer un système médical plus précis et améliorer la qualité de vie.

Les données jouent enfin un rôle essentiel dans les politiques visant à transformer certains modes de vie, notamment les politiques de mobilité, qui peuvent exiger des investissements colossaux. Elles permettent de faire les bons investissements, au bon moment et au bon endroit. Prenons l’exemple de la voiture autonome. Google n’a pas été le premier à en développer. Pourtant, alors qu’en 2015 la voiture autonome d’un constructeur automobile traditionnel était capable de parcourir 400 km avant qu’une intervention humaine ne soit nécessaire, la voiture Google en parcourait déjà plus de 2 000…Pourquoi ? Parce que Google a adopté une approche différente, fondée sur le « big data ». Ses véhicules autonomes sont équipés de capteurs qui permettent de collecter énormément de données exploitées en continu pour améliorer le système et trouver rapidement des solutions aux problèmes rencontrés.

« Mais comment prendre la bonne décision une fois que nous avons accès aux données ? »

— Viktor Mayer-Schönberger

Ces données, que de nombreux acteurs aux intérêts différents sont capables de collecter et d’exploiter, représentent toutefois un véritable défi pour les villes et plus particulièrement pour leurs infrastructures. Pensez à Uber, qui bouleverse les infrastructures de transport traditionnelles en développant un système de mobilité où le transport individuel peut s’effectuer à la demande et en donnant davantage de souplesse de déplacement aux usagers. En définitive, oui, les données sont prometteuses et nous sont utiles dans la gestion et la conception de la ville. Mais il faut aller plus loin et s’interroger : à quoi vont-elles servir, dans quel but et comment vont-elles transformer la façon dont nous pensons ?

Par ailleurs, il faut bien avoir conscience que ni les données, ni la connaissance ne suffisent à provoquer le changement : il faut aussi complètement transformer les mentalités. Mes collègues de la London School of Economics ont calculé que si les gens partageaient davantage leurs voitures, on pourrait réduire l’espace nécessaire pour le parking de 20 à 30%…. Seulement voilà, 70% des Autrichiens que je connais pensent que leur voiture est trop précieuse pour la partager avec quelqu’un d’autre. Les autres conduisent moins bien que moi, c’est connu !

Comment savoir si notre prise de décision s’appuie sur les bonnes données ? Quel rôle joue ici le « big data » ? Comment faire face à cette masse d’informations ?

La masse d’information collectée n’est pas un fléau, c’est au contraire une chance. Avant le « big data », il était nécessaire de faire le tri dans les données à collecter. Il fallait choisir une focale, bien souvent la question initiale pour laquelle la collecte devait être mise en place, exactement comme quand je prends une photo : je dois choisir où faire la mise au point. Une fois que j’ai fait la mise au point, je ne peux plus revenir en arrière. Une photo « sur le mode ‘big data’ » fonctionne différemment : je conserve toutes les données car ce n’est qu’après avoir pris la photo que je fais la mise au point. Je peux donc en changer autant de fois que nécessaire ; je peux même choisir deux focales en même temps. Cela signifie concrètement que je peux utiliser des données dont je n’avais pas perçu l’utilité de prime abord car je ne les ai pas exclues au moment où j’ai commencé ma collecte. Ainsi, la collecte massive de données nous donne l’opportunité de changer de question au fur et à mesure de nos recherches. C’est là l’un des principaux atouts des données. Souvent les universitaires collectent des données, les analysent puis constatent que la question initiale n’était pas la bonne. Il faut alors recommencer tout le processus depuis le début. En faisant le choix de collecter les données avec une focale plus large, on évite ce problème. Le « big data » propose en effet une autre méthode de recherche scientifique qui ne s’appuie plus sur des hypothèses à confirmer ou à infirmer mais sur la simple corrélation : ce sont les algorithmes qui dégagent des modèles ou font apparaître des dysfonctionnements à partir de l’analyse statistique des données massives. Prenons un exemple concret : les nouveaux nés prématurés meurent souvent d’infections découvertes trop tardivement. Au Canada, une équipe de chercheurs a équipé des bébés de capteurs qui collectent 200 informations par seconde. Elle a laissé parler les données et ainsi mis au point un modèle contre-intuitif mais qui permet d’anticiper les infections et de les soigner à temps : c’est lorsque ses fonctions vitales se stabilisent que le prématuré est en danger… C’est ce type d’exemple un peu fou qui fait que l’ère du « big data » est fascinante.

Quelles applications peut-on en tirer pour les villes ?

Les villes sont des lieux de forte concentration humaine. Une ville qui fonctionne bien, c’est une ville qui foisonne, avec des acteurs multiples qui agissent et prennent des décisions. Comment les coordonner ?  Comment gouverner de tels espaces, qui peuvent sembler incontrôlables ? Quel système de gouvernance adopter ? Les gouvernants ont vu dans l’avènement de la « smart city » une solution : les données allaient leur permettre de comprendre le fonctionnement complexe de l’écosystème urbain, de le prévoir et donc de le planifier.

« Les ‘smart cities’ sont bien gérées non parce qu’on prend les bonnes décisions mais parce que le processus de décision se passe bien ».

— Viktor Mayer-Schönberger

Le « big data » représente un atout réel pour la gouvernance, non pas tant par la planification qu’il rendrait possible que par le processus de traitement de données qu’il facilite. Avec les données, la gouvernance peut être pensée comme une discussion au sein de laquelle les planificateurs voient leur rôle transformé. L’objectif n’est plus de développer des concepts fixes à appliquer mais de les faire évoluer au fur et à mesure et en fonction des informations que nous fournissent les données. Le « big data » favorise la construction d’une ville plus souple.

« Il ne s’agit pas de développer une ville parfaite avec une gouvernance prédéterminée mais une ville qui répond aux besoins, aux urgences et laisse ouverts de nombreux possibles ».

— Viktor Mayer-Schönberger

Des doutes émergent quant à l’utilisation des données et une attention croissante est accordée à la protection de la vie privée. Face à l’inexpérience des villes dans l’utilisation des données et à la méconnaissance des habitants de la manière dont leurs données peuvent être collectées et exploitées, une certaine méfiance est perceptible. Comment établir un socle de confiance ?

Pour que la confiance s’établisse, il faut lui laisser le temps de s’établir… Toutefois, les villes sont bien sûr responsables de la façon dont elles utilisent les données collectées : c’est en créant des villes bien gérées et sans dépenses inutiles grâce à des systèmes de gouvernance fondés sur l’utilisation des données que l’on pourra établir la confiance. Il faut également réussir à impliquer les citoyens selon des modalités qui restent à trouver et surtout à adapter en fonction de chaque ville. Les données ne sont en effet que la matière première de la discussion, pas le média qui permet de discuter.

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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